Lettres de Fadette/Cinquième série/34

Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 104-107).

XXXIV

Le Secret Rongeur


Parmi les douleurs de toutes sortes qui blessent les âmes humaines, l’une des plus cruelles est celle qui, à tout prix, veut se cacher afin de n’être pas devinée.

Tapie dans le cœur, comme une bête malfaisante, sans cesse elle le ronge, interrompant le sommeil, la nuit, et mordant et griffant, le jour, quand on espère avoir trouvé une heure d’oubli.

Le cœur, tourmenté sans cesse, ne s’habitue pas à cette torture, la pensée toujours ramenée vers elle est incapable de se fixer ailleurs.

Cependant la pièce où chacun de nous joue son rôle forcé continue à se dérouler : on attend vos réponses, ou vous regarde agir : on s’étonnerait et on se scandaliserait si vos sourires et vos paroles n’étaient pas d’accord avec le personnage heureux de la pièce que vous représentez. Les jours s’en vont, les saisons changent, mais le chagrin demeure : vos yeux se remplissent de larmes à tout ce qui le rappelle, et le cœur est si lourd, si lourd que vous épuisez vos forces à le porter en vous.

Les années guériront-elles la plaie douloureuse ? Pas dans les âmes profondes où les racines d’un sentiment atteignent le fond même du cœur.

La mort de l’être le plus aimé ne cause pas cette amertume de la douleur, car nous restons étroitement unis à nos morts si nous les gardons de l’oubli.

Non ce qui passe sur le cœur comme un feu dévastateur, laissant derrière lui un désert aride où plus rien ne fleurira, c’est la trahison d’un ami en qui reposait la confiance entière : vous supporteriez peut-être une diminution de son amitié ; vous ne pouvez endurer qu’il soit méprisable ! D’être forcée de lui retirer votre estime est plus douloureux que de le voir s’éloigner de vous.

La sécurité des jours passés vous supplicie, elle reposait sur le mensonge : détours, ruses et tromperies, vous revivez le tout et votre cœur essaie en vain de ne pas croire à tant de duplicité.

La pensée que, pendant que vous lui prodiguiez les trésors d’une affection confiante, il vous jouait la comédie de la sincérité et de la vertu, est un venin qui empoisonne toutes vos relations d’amitié. Celui que vous aviez mis si haut était indigne de votre estime, les autres, tous les autres la méritent-ils davantage ?

Chez un grand nombre, ce doute engendre la dureté : les protestations les font sourire, les larmes ne les émeuvent plus : ils ne peuvent plus croire ! Comédie ! Comédie ! crie en eux leur chagrin, le bourreau qui refuse de les quitter et qui ne veut pas se taire !

Cette trahison pèse sur leur vie comme une malédiction qui la ruine et qu’ils n’ont pas méritée. Ils s’indignent de leur impuissance devant cette injustice, ils sont scandalisés des succès du traître qui, au dehors, continue ses mensonges et vole l’estime de ceux qui l’admirent. Parce qu’il n’a ni cœur, ni honneur, c’est lui qui est heureux ?

Ces réflexions sont les échos de tant de confidences entendues de tant de drames devinés ! Que nous en frôlons de ces douleurs dissimulées sous des sourires, de ces vies brisées sans que rien n’y paraisse aux yeux distraits.

Presque toujours les victimes des traîtres et des menteurs sont des êtres sincères, qui ne soupçonnent pas les bassesses dont ils sont eux-mêmes incapables.