Lettres de Fadette/Cinquième série/11

Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 32-35).

XI

Petites Filles


Petites filles, fleurs délicates, bijoux précieux que les mains pâles de vos mères reçurent dans l’extase de la maternité nouvelle, vous n’êtes pas longtemps en sécurité dans les bras protecteurs, et dès que vos petits pieds vous éloignent des berceaux, votre destinée serre le cœur de ceux qui observent votre quasi-abandon ! Car elles sont abandonnées, les milliers de fillettes qui poussent dans le monde comme les fleurs sauvages le long des routes, à la merci du soleil, du vent, des frimas et des passants ! Leurs parents leur donnent les stricts soins matériels, et encore !

On les rencontre dans les villes, si petites et si faibles devant tant de dangers qui les menacent… elles sont chargées de paquets, parfois même de bébés, dont le poids fait ployer leur petit corps frêle, ou bien elles graminent comme les moineaux à qui elles ressemblent. La maman les a mises dehors dans le but d’en débarrasser la maison : elle est harassée, surchargée de travail, elle a des tout petits, et elle croit sincèrement que sa fille de six ans est une personne responsable et tout élevée comme elle le dit volontiers : elle marche, elle a toutes ses dents, elle parle, elle est prête à se tirer d’affaire !

Chez ceux que le souci du pain quotidien et le travail incessant n’absorbent pas, les cœurs des petites filles ont-ils plus de chances d’être connus et cultivés afin de s’épanouir ?

Il y a certes beaucoup de femmes qui sont mères jusqu’au bout et qui enfantent les âmes comme les corps de leurs enfants et je demande qu’on ne m’accuse pas de trop généraliser : je n’ai qu’à louer les vraies mères et c’est des autres que je parle.

Hélas ! chez trop de riches et chez trop de pauvres, on soigne plus ou moins bien les corps des enfants et on ignore tout à fait leur âme.

Les uns les traitent comme des petits animaux savants dressés à coups de friandises ou de rudesse suivant l’humeur des jours ; d’autres se font une parure de leur beauté et une gloire de leur parure. Il y en a beaucoup qui ont de la bonne volonté et qui voudraient sincèrement les bien élever, mais ils ne savent pas. Ils ne comprennent pas la nature de l’enfant : ils ne se donnent pas la peine de l’étudier dans toutes les manifestations inconscientes de sa petite personnalité, et à l’aveugle, leur appliquent une méthode invariable, ils tentent de les conduire, de les éduquer, mais sans lumières, sans cette patience fine, douce et ferme qui devine, qui corrige en ménageant, suggestionne plus qu’elle ne corrige et enseigne plus qu’elle ne commande. Et combien d’autres qui, par tendresse mal entendue et sensiblerie, gâtent leurs enfants ! Se rendent-ils compte de l’égoïsme que recouvre leur bonté courte et oublieuse de l’intérêt de l’enfant ? Par leur faiblesse ils s’épargnent eux-mêmes ; c’est leur tendresse trop sensible et trop molle qu’ils ménagent, et l’enfant choyé paiera bien cher probablement la coupable lâcheté de ses parents.

D’autres encore pensent que les enfants doivent être traités comme des grandes personnes raisonnables et ils leur demandent, inflexiblement, des vertus qu’ils savent mieux exiger que pratiquer…

Et voilà pourquoi, en haut, en bas, dans les familles, dans les maisons d’éducation, il y a tant de cœurs de petites filles que Dieu fit exquis, mais dont les qualités ignorées ou écrasées sont réduites à l’inaction, pendant que germent en ces cœurs négligés la sécheresse, l’égoïsme, l’orgueil, le mensonge, tous les vices que développent la mauvaise éducation, la fausse éducation et l’absence d’éducation.

J’entendis hier quelque chose de délicieux. Il avait neigé dans la nuit, mais le froid était grand. En sortant de la maison avec sa maman, Jeannine fut ravie de l’éblouissante blancheur : posant avec précaution son petit pied dans la neige : — Jeannine va-t-elle salir la jolie neige en marchant dedans ? — Rassurée par sa mère, elle fit quelques pas… — Oh ! maman, s’écria-t-elle inquiète, nous faisons mal à la neige, elle crie !

C’est cela, la délicatesse et la sensibilité des cœurs de petites filles, mais que de tact pour ne pas les froisser sans leur permettre de devenir excessives ; avec quelle sincérité et quelle droiture on doit s’adresser à leur âme naïve et crédule ; que de raison, d’intuition, de prudence pour éveiller leur conscience et la faire vivre !

Car c’est dans les cœurs des petites filles que doivent s’accumuler les trésors de tendresse, de générosité, de pitié, d’indulgence, de raison où viendront puiser ceux qui souffrent et ceux qui sont faibles, quand elles seront devenues des femmes dont le vrai rôle est celui d’anges gardiens et de protectrices même de ceux qui se croient forts.