Lettres de Fadette/Cinquième série/10

Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 29-32).

X

La Chaîne


Pendant toute l’année, nous avons marché sur le vieux chemin connu, reprenant chaque matin la tâche quotidienne, déposant le soir les mêmes fardeaux, et de saison en saison, quelquefois las, quelquefois tristes, nous regardions pourtant les jours monotones, s’enfuir trop rapidement. Maintenant, aux dernières heures de l’année, nous nous retrouvons avec les mêmes sentiments contradictoires : lassitude de ce que nous connaissons, appréhension du mystère de demain, et je me demande s’il n’y a pas plus de tristesse que de joie dans les souhaits de bonheur que nos amis nous adressent avec tant d’entrain ?

C’est, au fond, que ni les uns, ni les autres ne croyons à la réalisation des vœux qui voltigent dans l’air par ce temps des fêtes ; nous serions désappointés tout de même, si nos amis négligeaient de nous les faire et nous sentons le besoin de dire à ceux que nous aimons notre espoir que l’année nouvelle leur soit douce.

Cette tristesse du « Jour de l’an » éprouvée par un si grand nombre est naturelle : chaque année, les aimés se font plus rares au rendez-vous familial, et après avoir compté les absents, les larmes empêchent parfois de voir ceux qui les remplacent. C’est bien imprudent de choisir ce jour-là pour s’absorber dans ses souvenirs ; je crois aussi que c’est égoïste !

Si nous évoquons les Noëls et les « jours de l’an » de notre jeunesse, nous sourions encore à la lumière et à la joie qui s’en dégagent. Ceux qui nous les préparaient étaient-ils donc exempts de soucis et de chagrins ? Non, ils nous aimaient assez pour les oublier et nous faire du bonheur avec les larmes qu’ils refoulaient dans les profondeurs de leur âme. C’est ce même courage qu’il faut que nous ayons à notre tour. Notre tristesse serait de l’ingratitude. La jeunesse autour de soi, c’est bon : il y a tant de malheureux qui vivent et qui meurent dans la solitude désolée des sans-famille. Je me faisais ces réflexions, en tisonnant le feu dans la pièce, tout à l’heure remplie de si jolis éclats de rire, et les pensées graves, invitées par le silence, remplaçaient les plaisanteries envolées.

Si nous comprenions mieux que nous sommes, chacun, l’anneau vivant de la chaîne ininterrompue des générations, quelle valeur profonde prendrait notre vie que nous disons remplie d’insignifiances ! Par deux longs chaînons, toute l’histoire de mes ascendants aboutit à moi : rien ne s’est perdu de leurs pensées, de leurs œuvres bonnes ou mauvaises, tout cela passe par moi, me fait ce que je suis, s’augmente de ce que j’y mets de bon ou de mauvais, et continue : c’est la chaîne qui s’allonge. Mon histoire personnelle influera sur toute ma lignée, rien de ce que j’ajoute à la série ne sera perdu. Dans le présent, je travaille pour la beauté morale ou le bonheur futur de ma famille et de mon pays… mais je travaille aussi peut-être pour sa déchéance et son malheur ?

Il est évident alors que si je modifie en mieux ma nature, si peu que ce soit, il sortira de mes efforts du bien qui vivra après moi, et toutes les fois, au contraire, que je déchois, je sème des difficultés et des misères pour les miens.

Quand nous serons pénétrés de cette vérité, nous n’oserons plus parler de notre vie monotone, du temps perdu à d’humbles tâches, d’actions insignifiantes… Il ne devrait pas y en avoir, en réalité il n’y en a pas, puisque en chacun de nos actes il y a des germes de vie ou de mort que nous semons dans le moment présent et qui lèveront, tôt ou tard, mais infailliblement.

Voilà de quoi chasser l’ennui de toutes les vies. Ce qui cause l’ennui, c’est la sensation d’isolement… regardons en arrière, regardons en avant et nous ne nous sentirons plus seuls et tout ce que nous ferons offrira le plus grand intérêt. Nous agirons avec intelligence, parce que tout est important, avec ardeur, parce que notre action vivra toujours, et surtout, nous nous défendrons de la tristesse.

La tristesse est déprimante et nous avons besoin de toutes nos forces pour être un bon anneau solide dans la chaîne qui s’étend si loin en arrière et qui s’allongera peut-être encore bien, bien longtemps.