Lettres de Fadette/Cinquième série/03

Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 9-12).

III

Le Souvenir


Tout un monde nous reste fidèle quand celui dans lequel nous vivons nous trahit et nous décourage. Ce refuge s’ouvre toujours aux cœurs las, tristes ou tentés, et ils peuvent s’y enfermer quand ils n’en peuvent plus, après une journée harassante : ils ferment enfin les yeux et ils appellent les chers souvenirs, ils les revivent, ils se perdent dans leur douceur.

Les gens raisonnables et pratiques nous prêchent le culte des réalités présentes : « Le passé est mort disent-ils, l’avenir ne ressemblera pas à vos rêves ; ne vous amollissez donc pas dans les chimères. » Ces sages ont peur de la rêverie qu’ils considèrent l’ennemi de l’action, comme si les plus belles actions n’avaient pas leur source dans les plus grands rêves. Mais que ces énergiques et ces lutteurs soient blessés et trahis à leur tour, et la mémoire bienfaisante leur ouvre, comme aux autres, le refuge béni où ils retremperont leur courage et reprendront un nouvel élan vers l’action qui les appelle.

Il y a toujours dans le présent, des beautés que nous ne pouvons apprécier, car elles apparaissent au milieu des soucis, des tracas, de l’agitation, du désordre de nos vies mouvementées… alors ces beautés semblent glisser inaperçues, mais elles ne sont pas perdues ; la mémoire attentive les retient et nous les donne plus tard, et leur lumière éclaire nos obscurités. C’est la mémoire qui imprime sur nos pensées et sur nos actes le sceau de leur valeur réelle : ce qu’elle a dédaigné était insignifiant, nous n’y avions rien mis de notre âme profonde, bonne ou mauvaise.

Par contre, elle a recueilli le souvenir des jours qui nous parurent vides et ternes, et voilà que nous les retrouvons étrangement transformés et nous acheminant vers les résolutions fortes et décisives. Si nous ne sommes pas très attentifs, nous ne soupçonnons même pas tout ce que la mémoire fait pour nous. Elle est une Puissance en nous, tout à fait indépendante de notre pauvre petite logique : sa logique, à elle, est plus subtile et plus juste, car elle n’a aucun de nos calculs mesquins. Elle tire ses inspirations de nos intérêts véritables que nous méconnaissons trop souvent. Son action lente témoigne d’une telle sagesse, qu’il est impossible de ne pas la voir comme un don divin, un refuge merveilleux où nous pouvons oublier nos dégoûts, nos grandes fatigues, nos déceptions, tout le triste du présent où nous luttons pied à pied contre tant d’inlassables ennemis.

Hélas ! les mauvais souvenirs aussi habitent le Refuge. Est-ce que pendant dix ans, vingt ans, et plus, ils nous regarderont de leurs yeux hostiles qui crispent le cœur ? Dirons-nous qu’ils sont un bienfait aussi ? je le crois. Malgré leur amertume, peut-être à cause de leur amertume, ils purifient en brûlant, et la mémoire, clémente et juste, peu à peu atténue certaines choses, en excuse d’autres, et doucement les pardonne toutes. Elle est aussi indulgente que juste, aussi bonne que clairvoyante, cette grande amie des pauvres hommes faibles et tentés.

Que ne pratiquons-nous mieux le culte de la mémoire ! Nous hésiterions à lui créer de mauvais souvenirs lourds à porter. Ceux qui nous blessent et nous angoissent ne sont pas ceux de nos épreuves et de nos chagrins. Non, ce qui nous fait plus mal, c’est la mémoire de nos lâchetés, de nos trahisons d’un idéal librement choisi.

Il y a des méchants qui ne reculent pas devant l’indignité de salir les souvenirs dans une âme qui en conservait précieusement le culte. C’est un crime, le pire des crimes : c’est tuer l’âme de ceux qui vivent et tuer de nouveau ceux qui sont déjà morts. Il suppose tant de malice et d’habileté qu’il est rare. Nous gardons nos souvenirs si jalousement ! Pour les protéger nous les entourons de silence, ils habitent notre âme comme des amis nécessaires à notre bonheur et à notre vie morale complète. Nous les voulons hors d’atteinte et nous les enfermons dans une arche sainte, et c’est dans cette solitude que nous les évoquons, que nous les questionnons, que nous appelons leur témoignage. Quelques-uns sont pour nous plus présents, plus réels que les réalités quotidiennes qui ne font que nous effleurer.

La plus grande preuve d’amour qu’un être humain puisse donner, et la plus rare, c’est d’admettre quelqu’un dans l’intimité de ses souvenirs. Tant de confiance et de tendresse sont requises pour introduire une autre âme dans le sanctuaire qui renferme les êtres et les choses que nous aimons par-dessus tout. Ceux qui ont un ami pour qui ils ouvrent toutes grandes les portes de la mémoire où sont gardés tous leurs souvenirs en lui disant : « Je n’ai plus rien de caché pour vous, » ont trouvé le trésor dont parle l’Imitation. Qu’ils le conservent en le bénissant.