Lettres de Fadette/Cinquième série/02

Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 6-9).

II

Revenants


Quand on a l’âme bien lasse, un trou dans la tête autour duquel les idées tournoient sans pouvoir se fixer, ce devrait toujours être le signal du départ pour s’en aller loin de la vie trépidante et anormale des villes. Si, en cédant à cette impulsion sage, on tombe dans un petit village comme celui où me conduisit ma bonne étoile la semaine dernière, c’est d’un effet merveilleux et immédiat. Je me vois encore arrivant le soir à la petite station éclairée au pétrole. Mon hôte, propriétaire d’une maison de pension, fermée l’hiver, mais qui avait consenti à me louer une chambre, m’attendait avec sa voiture. Les chemins étaient mauvais et nous allions au pas, sous la lumière des étoiles qui frissonnaient dans l’eau noire et calme du fleuve. On prête naturellement ses propres sentiments à la nature et j’eus l’impression d’assister au grand repos des choses après une journée d’activité. Le vent avait dû courir comme un fou, les vagues rouler en écumant, et les feuilles sèches monter, descendre et tourbillonner sans but, et maintenant tout reposait, et l’apaisement de toutes ces agitations absorbait ma fatigue déjà.

On m’installa dans une chambre dont la porte ouvrait sur la grande salle, où la famille vivait le jour et où, le soir, les « veilleux, » parents et voisins, se réunissaient souvent. Et c’est ainsi que, sans indiscrétion, simplement par nécessité de prendre ma part de la bonne chaleur du poêle, j’étais quelquefois le témoin invisible, attentif et amusé de conversations et de récits qui, peut-être en raison de l’angoissante épidémie, me parurent singulièrement macabres et lugubres. Si je m’en amusais, c’est que j’y apportais un scepticisme qui eût bien scandalisé ces bonnes gens dont la croyance aux revenants est inébranlable : bon gré mal gré, je fis connaissance avec ces revenants authentiques, puisque chaque conteur avait vu le sien !

Un des plus familiers avec ces âmes en peine et errantes était naturellement le bedeau ; — aussi bavard que crédule, il avait un grand succès avec ses histoires ! En avait-il vu des esprits rôder dans son église, glisser le long des murailles et soupirer devant les quatorze stations ! Un frisson de l’autre monde passa sur son auditoire quand il raconta, qu’étant un soir à disposer les ornements pour la messe du lendemain, il vit un fantôme couvert des vêtements liturgiques s’avancer au pied de l’autel et dire par trois fois : « Y a-t-il quelqu’un ici pour servir ma messe ? » La voix de plus en plus basse mourait dans l’ombre sacrée… et puis ?

Le bonhomme épouvanté s’était enfui en laissant grande ouverte la porte de la sacristie : « et ce que j’me suis fait ramasser par M. le curé pour c’te porte pas fermée ! Il voulait rien entendre et après m’avoir bien disputé, il riait de mes imaginations, qu’il appelait ça. »

Bien entendu que, sauf le curé incrédule, personne ne doutait de la vérité de cette apparition : c’était évidemment l’ancien curé qui demandait des prières ! Pour eux les visions sont choses ordinaires dont personne ne s’étonne. Quand on est mort et enterré, on revient c’est ainsi, et ceux qui le nient auraient besoin d’une bonne petite apparition pour les remettre dans la vérité.

Lequel d’entre ces crédules n’a pas vu ses défunts revenir en blancheur indécise, en flamme phosphorescente au pied du lit, en ombres sur le miroir quand les lueurs du poêle sont éteintes et que les tisons deviennent gris dans les cendres ?…

Les âmes simples ont le don poétique par excellence et à nous inconnu, qui est de croire à leur propre poésie. Aussi créent-elles sans cesse de nouvelles légendes. Comment ? Comme les anciennes ont été créées, d’une manière inconsciente et naïve, comme on se rappelle et comme on oublie. On se fait des fantômes avec des réalités.

Et tous tant que nous sommes nous leur ressemblons. Quand le temps a passé son estompe sur les contours atténués de leurs images, les êtres et les événements du passé ne deviennent-ils pas, hélas ! de plus en plus semblables à des songes, tel qu’en s’éloignant dans la brume, un homme prend l’apparence d’un fantôme ?