Lettres de Chopin et de George Sand/Lettre 51

Texte établi par Ronislas-Edouard Sydow, Denise Colfs-Chainaye et Suzanne Chainaye, [Edicions La Cartoixa] (p. 107-108).

51. — Frédéric Chopin à Albert Grzymala, à Paris.

Marseille, le 27 mars [1839].

Mon Chéri, Je me sens beaucoup mieux et puis te remercier, avec d’autant plus de force des fonds envoyés. Tu sais, ton bon vouloir m’étonne mais aussi as-tu en moi un homme reconnaissant dans l’âme, sinon toujours en apparence. Et tu es si aimable que tu as accepté de garder mes meubles ! Sois assez bon aussi de payer le déménagement. Je risque cette dernière dépense ; car je sais que ce n’est pas une grosse somme.

En ce qui concerne mes revenus, que Dieu me garde ! Cet imbécile de Pl[eyel] m’a attiré des ennuis, mais qu’y faire ? Personne n’a jamais enfoncé de mur à coups de tête. Nous reverrons cet été, je te raconterai combien cela m’amuse. La mienne[1] vient de terminer sur Goethe, Byron et Mickiewicz, le plus admirable des articles. Il faut le lire si l’on veut se réjouir le cœur. Je te vois te réjouissant. Tout y est si vrai avec des aperçus grandioses, le sentiment en est si élevé par la nature même du sujet, sans artifices, ni intention de louange ! Dis-moi qui fera la traduction [il s’agit de la traduction d’une partie des Dziady de Mickiewicz]. Si Mick[iewicz] voulait y mettre la main lui-même, elle reverrait volontiers l’ensemble du texte et son article pourrait servir de discours préliminaire à l’édition française.[2] L’ouvrage susciterait le plus vif intérêt et un grand nombre d’exemplaires s’en vendraient facilement. Elle écrira à Mick[iewicz] ou à toi-même à ce sujet.

Que fait ton âme ? Que Dieu te donne bonne humeur, santé et force ; ce sont des choses si nécessaires. Que dis-tu de Nourrit ? Son acte nous a profondément stupéfiés. Souvent, elle et moi te prenons avec nous en promenade. Tu ne pourrais croire comme on est bien en ta compagnie.[3]

Marseille est laide. C’est une ville vieille mais non ancienne. Elle nous ennuie un peu. Le mois prochain, à coup sûr, nous nous mettrons en route pour Avignon et, de là, nous gagnerons Nohant. Tu nous embrasseras certainement alors non plus par lettre mais de façon moustachue, si tes moustaches n’ont pas subi le sort de mes favoris.

Baise les mains et les pieds, mais pas à toi-même. [C’est à dire « Baise les mains et les pieds de ton amie »]. À toi j’écris comme à moi-même sans être mort aux sentiments les plus élevés comme un vrai camaldule.

Ch.
  1. Chopin désigne ainsi George Sand.
  2. George Sand projetait donc de donner son « Essai sur le drame fantastique » pour préface à une nouvelle traduction française des « Dziady », de Mickiewicz.
  3. Manière adorable de faire savoir à quelqu’un qu’on pense à lui et qu’on en parle entre soi.