Lettres de Chopin et de George Sand/Lettre 50

Texte établi par Ronislas-Edouard Sydow, Denise Colfs-Chainaye et Suzanne Chainaye, [Edicions La Cartoixa] (p. 105-107).

50. — George Sand à la comtesse Marliani, à Paris.

Marseille, 20 mars 1839

Voici encore une lettre pour Buloz qui vous remettra au courant de mes affaires avec lui. Il est plus simple de vous faire lire les lettres que je lui écris que de vous rabâcher des explications que je ne fais qu’embrouiller par ma bêtise. Vous êtes une charmante et excellente femme de m’écrire souvent. J’ai vu votre amie Madame Tallamel, je ne vous en puis rien dire car je ne l’ai vue qu’un instant. Elle ne peut sortir parce qu’elle a eu je ne sais quoi de dérangé à une jambe ; moi je ne puis sortir davantage car mon pauvre Chopin, quoique aussi bien portant que possible, ne peut guère rester seul. Il s’ennuye quand notre petit tripotage d’enfants et de lectures n’est pas autour de son fauteuil, et je n’ai aucune personne de confiance à qui le laisser. D’ailleurs, chère amie, vous savez comme je suis sauvage et comme je crains les nouvelles connaissances. Je ne veux aimer que vous, chère Sœur ; c’est pour la vie, il ne m’en faut pas davantage. Mon cœur est vieux et ne pourrait pas loger une autre amitié de femme. Quant aux simples relations, à quoi bon ? je n’ai pas le temps d’être polie, vous le savez bien.

Je ne suis pas surprise du tout du mariage de Didier, vous savez que nous l’aurons deviné vingt fois pour une. […] Je fais une grande tartine sur Goethe, Byron et Mickiewicz. Rien de neuf chez vous ? Chopin va très bien, il a été bien secoué aujourd’hui par l’histoire qu’on est venu nous raconter sur Nourrit, lequel se serait jeté d’une fenêtre et brisé sur le pavé et en mille pièces, la nouvelle arrive par le bateau à vapeur de Naples. Pourtant nous en doutons encore car c’est trop affreux. J’en suis malade moi-même. J’aimais beaucoup Nourrit comme vous savez. Je fais mes efforts pour persuader à Chopin que cette nouvelle est fausse. Elle lui fait bien du mal et lui a été bien sottement annoncée par un butor. Oh ! combien de butors en ce monde ![1] […] Adieu, Bonne, quand vous écrivez à notre gros Manoël donnez-lui mille baisers sur ses grosses joues pour moi. Je ne parle pas du tout à son frère, c’est une si laide chose qu’une auberge ! Je vais quitter celle-ci au premier jour.

  1. Désespéré par l’accueil des Napolitains, le grand ténor français s’était en effet, donné la mort.