Lettres d’une Péruvienne/Lettre 38


LETTRE TRENTE-HUIT
& derniere.

Au Chevalier Déterville,


à Paris.



JE reçois presque en même-tems, Monsieur, la nouvelle de votre départ de Malthe & celle de votre arrivée à Paris. Quelque plaisir que je me fasse de vous revoir, il ne peut surmonter le chagrin que me cause le billet que vous m’écrivez en arrivant.

Quoi, Déterville ! après avoir pris sur vous de dissimuler vos sentimens dans toutes vos Lettres, après m’avoir donné lieu d’esperer que je n’aurois plus à combattre une passion qui m’afflige, vous vous livrez plus que jamais à sa violence.

À quoi bon affecter une déférence pour moi que vous démentez au même instant ? Vous me demandez la permission de me voir, vous m’assurez d’une soumission aveugle à mes volontés, & vous vous efforcez de me convaincre des sentimens qui y sont les plus opposés, qui m’offensent, enfin que je n’approuverai jamais.

Mais puisqu’un faux espoir vous séduit, puisque vous abusez de ma confiance & de l’état de mon ame, il faut donc vous dire quelles sont mes résolutions plus inébranlables que les vôtres.

C’est en vain que vous vous flatteriez de faire prendre à mon cœur de nouvelles chaînes. Ma bonne foi trahie ne dégage pas mes sermens ; plût au ciel qu’elle me fît oublier l’ingrat ! mais quand je l’oublierois, fidelle à moi-même, je ne serai point parjure. Le cruel Aza abandonne un bien qui lui fut cher ; ses droits sur moi n’en sont pas moins sacrés : je puis guérir de ma passion, mais je n’en aurai jamais que pour lui : tout ce que l’amitié inspire de sentimens sont à vous, vous ne la partagerez avec personne, je vous les dois. Je vous les promets ; j’y serai fidelle ; vous jouïrez au même degré de ma confiance & de ma sincérité ; l’une & l’autre seront sans bornes. Tout ce que l’amour a développé dans mon cœur de sentimens vifs & délicats tournera au profit de l’amitié. Je vous laisserai voir avec une égale franchise le regret de n’être point née en France, & mon penchant invincible pour Aza ; le desir que j’aurois de vous devoir l’avantage de penser ; & mon éternelle reconnoissance pour celui qui me l’a procuré. Nous lirons dans nos ames : la confiance sçait aussi-bien que l’amour donner de la rapidité au tems. Il est mille moyens de rendre l’amitié intéressante & d’en chasser ennui.

Vous me donnerez quelque connoissance de vos sciences & de vos arts ; vous goûterez le plaisir de la supériorité ; je le reprendrai en développant dans votre cœur des vertus que vous n’y connoissez pas. Vous ornerez mon esprit de ce qui peut le rendre amusant, vous jouïrez de votre ouvrage ; je tâcherai de vous rendre agréables les charmes naïfs de la simple amitié, & je me trouverai heureuse d’y réussir.

Céline en nous partageant sa tendresse répandra dans nos entretiens la gaieté qui pourroit y manquer : que nous resteroit-il à desirer ?

Vous craignez en vain que la solitude n’altere ma santé. Croyez-moi, Déterville, elle ne devient jamais dangereuse que par l’oisiveté. Toujours occupée, je sçaurai me faire des plaisirs nouveaux de tout ce que l’habitude rend insipide.

Sans approfondir les secrets de la nature, le simple examen de ses merveilles n’est-il pas suffisant pour varier & renouveller sans cesse des occupations toujours agréables ? La vie suffit-elle pour acquérir une connoissance légere, mais intéressante de l’univers, de ce qui m’environne, de ma propre existence ?

Le plaisir d’être ; ce plaisir oublié, ignoré même de tant d’aveugles humains ; cette pensée si douce, ce bonheur si pur, je suis, je vis, j’existe, pourroit seul rendre heureux, si l’on s’en souvenoit, si l’on en jouissoit, si l’on en connoissoit le prix.

Venez, Déterville, venez apprendre de moi à économiser les ressources de notre ame, & les bienfaits de la nature. Renoncez aux sentimens tumultueux destructeurs imperceptibles de notre être ; venez apprendre à connoître les plaisirs innocents & durables, venez en jouir avec moi, vous trouverez dans mon cœur, dans mon amitié, dans mes sentimens tout ce qui peut vous dédommager de l’amour.