Lettres d’une Péruvienne/Lettre 37


LETTRE TRENTE-SEPT.



RAssurez-vous, trop généreux ami, je n’ai pas voulu vous écrire que mes jours ne fussent en sureté, & que moins agitée, je ne pusse calmer vos inquiétudes. Je vis ; le destin le veut, je me soumets à ses loix.

Les soins de votre aimable sœur m’ont rendu la santé, quelques retours de raison l’ont soutenue. La certitude que mon malheur est sans reméde a fait le reste. Je sçais qu’Aza est arrivé en Espagne, que son crime est consommé, ma douleur n’est pas éteinte, mais la cause n’est plus digne de mes regrets ; s’il en reste dans mon cœur, ils ne sont dus qu’aux peines que je vous ai causées, qu’à mes erreurs, qu’à l’égarement de ma raison.

Hélas ! à mesure qu’elle m’éclaire, je découvre son impuissance, que peut-elle sur une ame désolée ? L’excès de la douleur nous rend la foiblesse de notre premier âge. Ainsi que dans l’enfance, les objets seuls ont du pouvoir sur nous ; il semble que la vue soit le seul de nos sens qui ait une communication intime avec notre ame. J’en ai fait une cruelle expérience.

En sortant de la longue & accablante léthargie où me plongea le départ d’Aza, le premier desir que m’inspira la nature fut de me retirer dans la solitude que je dois à votre prévoyante bonté : ce ne fut pas sans peine que j’obtins de Céline la permission de m’y faire conduire ; j’y trouve des secours contre le désespoir que le monde & l’amitié même ne m’auroient jamais fournis. Dans la maison de votre sœur ses discours consolans ne pouvoient prévaloir sur les objets qui me retraçoient sans cesse la perfidie d’Aza.

La porte par laquelle Céline l’amena dans ma chambre le jour de votre départ & de son arrivée ; le siége sur lequel il s’assit, la place où il m’annonça mon malheur, où il me rendit mes Lettres, jusqu’à son ombre effacée d’un lambris où je l’avois vu se former, tout faisoit chaque jour de nouvelles plaies à mon cœur.

Ici je ne vois rien qui ne me rappelle les idées agréables que j’y reçus à la premiere vue ; je n’y retrouve que l’image de votre amitié & de celle de votre aimable sœur.

Si le souvenir d’Aza se présente à mon esprit, c’est sous le même aspect où je le voyois alors. Je crois y attendre son arrivée. Je me prête à cette illusion autant qu’elle m’est agréable ; si elle me quitte, je prends des Livres, je lis d’abord avec effort, insensiblement de nouvelles idées enveloppent l’affreuse vérité qui m’environne, & donnent à la fin quelque relache à ma tristesse.

L’avouerai-je, les douceurs de la liberté se présentent quelquefois à mon imagination, je les écoute ; environnée d’objets agréables, leur propriété a des charmes que je m’efforce de goûter : de bonne foi avec moi-même je compte peu sur ma raison. Je me prête à mes foiblesses, je ne combats celles de mon cœur, qu’en cedant à celles de mon esprit. Les maladies de l’ame ne souffrent pas les remedes violens.

Peut-être la fastueuse décence de votre nation ne permet-elle pas à mon âge, l’indépendance & la solitude où je vis ; du moins toutes les fois que Céline me vient voir, veut-elle me le persuader ; mais elle ne m’a pas encore donné d’assez fortes raisons pour me convaincre de mon tort ; la véritable décence est dans mon cœur. Ce n’est point au simulacre de la vertu que je rends hommage, c’est à la vertu même. Je la prendrai toujours pour juge & pour guide de mes actions. Je lui consacre ma vie, & mon cœur à l’amitié. Hélas ! quand y regnera-t-elle sans partage & sans retour ?

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