Lettres d’une Péruvienne/Lettre 03

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LETTRE TROISIÉME.



C’Est toi, chere lumiere de mes jours ; c’est toi qui me rappelles à la vie ; voudrois-je la conserver, si je n’étois assurée que la mort auroit moissonné d’un seul coup tes jours & les miens ! Je touchois au moment où l’étincelle du feu divin, dont le Soleil anime notre être, alloit s’éteindre : la nature laborieuse se préparoit déjà à donner une autre forme à la portion de matiere qui lui appartient en moi, je mourois ; tu perdois pour jamais la moitié de toi-même, lorsque mon amour m’a rendu la vie, & je t’en fais un sacrifice. Mais comment pourrai-je t’instruire des choses surprenantes qui me sont arrivées ? Comment me rappeller des idées déja confuses au moment où je les ai reçues, & que le tems qui s’est écoulé depuis, rend encore moins intelligibles ?

À peine, mon cher Aza, avois-je confié à notre fidéle Chaqui le dernier tissu de mes pensées, que j’entendis un grand mouvement dans notre habitation : vers le milieu de la nuit deux de mes ravisseurs vinrent m’enlever de ma sombre retraite avec autant de violence qu’ils en avoient employée à m’arracher du Temple du Soleil.

Quoique la nuit fût fort obscure, on me fit faire un si long trajet, que succombant à la fatigue, on fut obligé de me porter dans une maison dont les approches, malgré l’obscurité, me parurent extrêmement difficiles.

Je fus placée dans un lieu plus étroit & plus incommode que n’étoit ma prison. Ah, mon cher Aza ! pourrois-je te persuader ce que je ne comprends pas moi-même, si tu n’étois assuré que le mensonge n’a jamais souillé les lévres d’un enfant du Soleil[1] !

Cette maison, que j’ai jugé être fort grande par la quantité de monde qu’elle contenoit ; cette maison comme suspendue, & ne tenant point à la terre, étoit dans un balancement continuel.

Il faudroit, ô lumiere de mon esprit, que Ticaiviracocha eût comblé mon ame comme la tienne de sa divine science, pour pouvoir comprendre ce prodige. Toute la connoissance que j’en ai, est que cette demeure n’a pas été construite par un être ami des hommes : car quelques momens après que j’y fus entrée, son mouvement continuel, joint à une odeur malfaisante, me causerent un mal si violent, que je suis étonnée de n’y avoir pas succombé : ce n’étoit que le commencement de mes peines.

Un tems assez long s’étoit écoulé, je ne souffrois presque plus, lorsqu’un matin je fus arrachée au sommeil par un bruit plus affreux que celui d’Yalpa : notre habitation en recevoit des ébranlemens tels que la terre en éprouvera, lorsque la Lune en tombant, réduira l’univers en poussiere[2]. Des cris, des voix humaines qui se joignirent à ce fracas, le rendirent encore plus épouvantable ; mes sens saisis d’une horreur secrette, ne portoient à mon ame, que l’idée de la destruction, (non-seulement de moi-même) mais de la nature entiere. Je croyois le péril universel ; je tremblois pour tes jours : ma frayeur s’accrut enfin jusqu’au dernier excès, à la vûe d’une troupe d’hommes en fureur, le visage & les habits ensanglantés, qui se jetterent en tumulte dans ma chambre. Je ne soutins pas cet horrible spectacle, la force & la connoissance m’abandonnerent ; j’ignore encore la suite de ce terrible événement. Mais revenue à moi-même, je me trouvai dans un lit assez propre, entourée de plusieurs Sauvages, qui n’étoient plus les cruels Espagnols.

Peux-tu te représenter ma surprise, en me trouvant dans une demeure nouvelle, parmi des hommes nouveaux, sans pouvoir comprendre comment ce changement avoit pû se faire ? Je refermai promptement les yeux, afin que plus recueillie en moi-même, je pusse m’assurer si je vivois, ou si mon ame n’avoit point abandonné mon corps pour passer dans les régions inconnues[3].

Te l’avouerai-je, chère Idole de mon cœur ; fatiguée d’une vie odieuse, rebutée de souffrir des tourmens de toute espéce ; accablée sous le poids de mon horrible destinée, je regardai avec indifférence la fin de ma vie que je sentois approcher : je refusai constamment tous les secours que l’on m’offroit ; en peu de jours je touchai au terme fatal, & j’y touchai sans regret.

L’épuisement des forces anéantit le sentiment ; déja mon imagination affoiblie ne recevoit plus d’images que comme un léger dessein tracé par une main tremblante ; déjà les objets qui m’avoient le plus affectée n’excitoient en moi que cette sensation vague, que nous éprouvons en nous laissant aller à une rêverie indéterminée ; je n’étois presque plus. Cet état, mon cher Aza, n’est pas si fâcheux que l’on croit. De loin il nous effraye, parce que nous y pensons de toutes nos forces ; quand il est arrivé, affoibli par les gradations de douleurs qui nous y conduisent, le moment décisif ne paroît que celui du repos. Un penchant naturel qui nous porte dans l’avenir, même dans celui qui ne sera plus pour nous, ranima mon esprit, & le transporta jusques dans l’intérieur de ton Palais. Je crus y arriver au moment où tu venois d’apprendre la nouvelle de ma mort ; je me représentai ton image pâle, défigurée, privée de sentimens, telle qu’un lys desséché par la brûlante ardeur du Midi. Le plus tendre amour est-il donc quelquefois barbare ? Je jouissois de ta douleur, je l’excitois par de tristes adieux ; je trouvois de la douceur, peut-être du plaisir à répandre sur tes jours le poison des regrets ; & ce même amour qui me rendoit féroce, déchiroit mon cœur par l’horreur de tes peines. Enfin, reveillée comme d’un profond sommeil, pénétrée de ta propre douleur, tremblante pour ta vie, je demandai des secours, je revis la lumiere.

Te reverrai-je, toi, cher Arbitre de mon existence ? Hélas ! qui pourra m’en assurer ? Je ne sçais plus où je suis, peut-être est-ce loin de toi. Mais dussions-nous être séparés par les espaces immenses qu’habitent les enfans du Soleil, le nuage leger de mes pensées volera sans cesse autour de toi.

Séparateur

  1. Il passoit pour constant qu’un Peruvien n’a jamais menti.
  2. Les Indiens croyoient que la fin du monde arriveroit par la Lune qui se laisseroit tomber sur la terre.
  3. Les Indiens croyoient qu’après la mort, l’ame alloit dans des lieux inconnus pour y être récompensée ou punie selon son mérite.