Lettres d’une Péruvienne/Lettre 02

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LETTRE DEUXIÉME.



Que l’arbre de la vertu, mon cher Aza, répande à jamais son ombre sur la famille du pieux Citoyen qui a reçu sous ma fenêtre le mystérieux tissu de mes pensées, & qui l’a remis dans tes mains ! Que Pachammac[1] prolonge ses années, en récompense de son adresse à faire passer jusqu’à moi les plaisirs divins avec ta réponse.

Les trésors de l’Amour me sont ouverts ; j’y puise une joie délicieuse dont mon ame s’enyvre. En dénouant les secrets de ton cœur, le mien se baigne dans une Mer parfumée. Tu vis, & les chaînes qui devoient nous unir ne sont pas rompues ! Tant de bonheur étoit l’objet de mes desirs, & non celui de mes espérances.

Dans l’abandon de moi-même, je craignois pour tes jours ; le plaisir étoit oublié, tu me rends tout ce que j’avois perdu. Je goûte à longs traits la douce satisfaction de te plaire, d’être louée de toi, d’être approuvée par ce que j’aime. Mais, cher Aza, en me livrant à tant de délices, je n’oublie pas que je te dois ce que je suis. Ainsi que la rose tire ses brillantes couleurs des rayons du Soleil, de même les charmes qui te plaisent dans mon esprit & dans mes sentimens, ne sont que les bienfaits de ton génie lumineux ; rien n’est à moi que ma tendresse.

Si tu étois un homme ordinaire, je serois restée dans le néant, où mon sexe est condamné. Peu esclave de la coutume, tu m’en as fait franchir les barrieres pour m’élever jusqu’à toi. Tu n’as pû souffrir qu’un être semblable au tien, fût borné à l’humiliant avantage de donner la vie à ta postérité. Tu as voulu que nos divins Amutas[2] ornassent mon entendement de leurs sublimes connoissances. Mais, ô lumiere de ma vie, sans le desir de te plaire, aurois-je pû me resoudre d’abandonner ma tranquille ignorance, pour la pénible occupation de l’étude ? Sans le desir de mériter ton estime, ta confiance, ton respect, par des vertus qui fortifient l’amour & que l’amour rend voluptueuses ; je ne serois que l’objet de tes yeux ; l’absence m’auroit déjà effacée de ton souvenir.

Mais, hélas ! si tu m’aimes encore, pourquoi suis-je dans l’esclavage ? En jettant mes regards sur les murs de ma prison, ma joie disparoît, l’horreur me saisit, & mes craintes se renouvellent. On ne t’a point ravi la liberté, tu ne viens pas à mon secours ; tu es instruit de mon sort, il n’est pas changé. Non, mon cher Aza, au milieu de ces Peuples féroces, que tu nommes Espagnols, tu n’es pas aussi libre que tu crois l’être. Je vois autant de signes d’esclavage dans les honneurs qu’ils te rendent, que dans la captivité où ils me retiennent.

Ta bonté te séduit, tu crois sincéres, les promesses que ces barbares te font faire par leur interprête, parce que tes paroles sont inviolables ; mais moi qui n’entends pas leur langage ; moi qu’ils le trouvent pas digne d’être trompée, je vois leurs actions.

Tes Sujets les prennent pour des Dieux, ils se rangent de leur parti : ô mon cher Aza, malheur au peuple que la crainte détermine ! Sauve-toi de cette erreur, défie-toi de la fausse bonté de ces Étrangers. Abandonne ton Empire, puisque l’Inca Viracocha[3] en a prédit la destruction.

Achette ta vie & ta liberté au prix de ta puissance, de ta grandeur, de tes trésors ; il ne te restera que les dons de la nature. Nos jours seront en sûreté.

Riches de la possession de nos cœurs, grands par nos vertus, puissans par notre modération, nous irons dans une cabane jouir du ciel, de la terre & de notre tendresse.

Tu seras plus Roi en régnant sur mon ame, qu’en doutant de l’affection d’un peuple innombrable : ma soumission à tes volontés te fera jouir sans tyrannie du beau droit de commander. En t’obéïssant je ferai retentir ton Empire de mes chants d’allégresse ; ton Diadême[4] sera toujours l’ouvrage de mes mains, tu ne perdras de ta Royauté que les soins & les fatigues.

Combien de fois, chere ame de ma vie, tu t’es plaint des devoirs de ton rang ? Combien les cérémonies, dont tes visites étoient accompagnées, t’ont fait envier le sort de tes Sujets ? Tu n’aurois voulu vivre que pour moi ; craindrois-tu à présent de perdre tant de contraintes ? Ne serois-je plus cette Zilia, que tu aurois préférée à ton Empire ? Non, je ne puis le croire, mon cœur n’est point changé, pourquoi le tien le seroit-il ?

J’aime, je vois toujours le même Aza qui régna dans mon ame au premier moment de sa vûe ; je me rappelle sans cesse ce jour fortuné, où ton Pere, mon souverain Seigneur, te fit partager, pour la premiere fois, le pouvoir réservé à lui seul, d’entrer dans l’intérieur du Temple[5] ; je me représente le spectacle agréable de nos Vierges, qui, rassemblées dans un même lieu, reçoivent un nouveau lustre de l’ordre admirable qui régne entr’elles : tel on voit dans un jardin l’arrangement des plus belles fleurs ajouter encore de l’éclat à leur beauté.

Tu parus au milieu de nous comme un Soleil Levant, dont la tendre lumiere prépare la sérénité d’un beau jour : le feu de tes yeux répandoit sur nos joues le coloris de la modestie, un embarras ingénu tenoit nos regards captifs ; une joie brillante éclatoit dans les tiens ; tu n’avois jamais rencontré tant de beautés ensemble. Nous n’avions jamais vû que le Capa-Inca : l’étonnement & le silence régnoient de toutes parts. Je ne sçais quelles étoient les pensées de mes Compagnes ; mais de quels sentimens mon cœur ne fut-il point assailli ! Pour la premiere fois j’éprouvai du trouble, de l’inquiétude, & cependant du plaisir. Confuse des agitations de mon ame, j’allois me dérober à ta vûe ; mais tu tournas tes pas vers moi, le respect me retint.

Ô, mon cher Aza, le souvenir de ce premier moment de mon bonheur me sera toujours cher ! Le son de ta voix, ainsi que le chant mélodieux de nos Hymnes, porta dans mes veines le doux frémissement & le saint respect que nous inspire la présence de la Divinité.

Tremblante, interdite, la timidité m’avoit ravi jusqu’à l’usage de la voix ; enhardie enfin par la douceur de tes paroles, j’osai élever mes regards jusqu’à toi, je rencontrai les tiens. Non, la mort même n’effacera pas de ma mémoire les tendres mouvemens de nos ames qui se rencontrerent, & se confondirent dans un instant.

Si nous pouvions douter de notre origine, mon cher Aza, ce trait de lumiere confondroit notre incertitude. Quel autre, que le principe du feu, auroit pû nous transmettre cette vive intelligence des cœurs, communiquée, répandue & sentie, avec une rapidité inexplicable ?

J’étois trop ignorante sur les effets de l’amour pour ne pas m’y tromper. L’imagination remplie de la sublime Théologie de nos Cucipatas[6], je pris le feu qui m’animoit pour une agitation divine, je crus que le Soleil me manifestoit sa volonté par ton organe, qu’il me choisissoit pour son épouse d’élite : j’en soupirai, mais après ton départ, j’examinai mon cœur, & je n’y trouvai que ton image.

Quel changement, mon cher Aza, ta présence avoit fait sur moi ! tous les objets me parurent nouveaux ; je crus voir mes Compagnes pour la premiere fois. Qu’elles me parurent belles ! je ne pus soutenir leur présence ; retirée à l’écart, je me livrois au trouble de mon ame, lorsqu’une d’entr’elles, vint me tirer de ma rêverie, en me donnant de sujets de m’y livrer. Elle m’apprit qu’étant ta plus proche parente, j’étois destinée à être ton épouse, dès que mon âge permettroit cette union.

J’ignorois les loix de ton Empire[7], mais depuis que je t’avois vû, mon cœur étoit trop éclairé pour ne pas saisir l’idée du bonheur d’être à toi. Cependant loin d’en connoître toute l’étendue ; accoutumée au nom sacré d’épouse du Soleil, je bornois mon à te voir tous les jours, à t’adorer, à t’offrir des vœux comme à lui.

C’est toi, mon aimable Aza, c’est toi qui comblas mon ame de délices en m’apprenant que l’auguste rang de ton épouse m’associeroit à ton cœur, à ton trône, à ta gloire, à tes vertus ; que je jouirois sans cesse de ces entretiens si rares & si courts au gré de nos desirs, de ces entretiens qui ornoient mon esprit des perfections de ton ame, & qui ajoutoient à mon bonheur la délicieuse espérance de faire un jour le tien.

Ô, mon cher Aza combien ton impatience contre mon jeunesse, qui retardoit notre union, étoit flatteuse pour mon cœur ! Combien les deux années qui se sont écoulées t’ont paru longues, & cependant que leur durée a été courte ! Hélas, le moment fortuné étoit arrivé ! quelle fatalité l’a rendu si funeste ? Quel Dieu punit ainsi l’innocence & la vertu ? ou quelle Puissance infernale nous a séparés de nous-mêmes ? L’horreur me saisit, mon cœur se déchire, mes larmes inondent mon ouvrage. Aza ! mon cher Aza !…

Séparateur

  1. Le Dieu créateur, plus puissant que le Soleil.
  2. Philosophes Indiens.
  3. Viracocha étoit regardé comme un Dieu : il passoit pour constant parmi les Indiens, que cet Inca avoit prédit en mourant que les Espagnols détrôneroient un de ses descendans.
  4. Le Diadême des Incas, étoit une espéce de frange. C’étoit l’ouvrage des Vierges du Soleil.
  5. L’Inca régnant avoit seul le droit d’entrer dans le Temple du Soleil.
  6. Prêtres du Soleil.
  7. Les loix des Indiens obligeoient les Incas d’épouser leurs sœurs, & quand ils n’en auroient point, de prendre pour femme la premiere Princesse du Sang des Incas, qui étoit Vierge du Soleil.