***
Lettres d’Angleterre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 34 (p. 379-397).
◄  01
LETTRES D’ANGLETERRE

II[1]
IMPRESSIONS D’OXFORD ET DE CAMBRIDGE


MONSIEUR LE DIRECTEUR,

Chaque année, — vous souvient-il de ce détail de la vie universitaire d’Oxford ? — chaque année, au 1er mai, sur la tour de Magdalen Collège, la maîtrise de la chapelle, une des plus célèbres qu’il y ait en Angleterre, monte, et ses chants s’envolent dans l’air limpide du matin. Cette année, comme tous les ans, dans le traditionnel Oxford, le chœur de Magdalen est monté, le 1er mai, au sommet de la tour aérienne ; mais l’hymne cette fois s’est envolé au-dessus d’une ville changée, dépeuplée par la guerre. Et pareillement, comme aux soirs d’autrefois, la grosse cloche de Christ Church, — Tom, comme l’appelle depuis bien des siècles la familiarité respectueuse des étudians d’Oxford, — fait résonner chaque soir à neuf heures les cent un coups de son battant sonore. Mais c’est sur une cité vide d’étudians que tombent, lentes et graves, les notes du couvre-feu. La guerre a transformé profondément la vieille ville universitaire : et pareillement elle a transformé toutes les universités d’Angleterre, aussi bien celles qu’illustre, comme Oxford ou Cambridge, un vénérable et glorieux passé, que leurs sœurs plus jeunes, Londres ou Manchester, ou que les dernières venues, Leeds ou Sheffield, aussi bien les universités anglaises que celles d’Ecosse, Saint-Andrew ou Aberdeen, Edimbourg ou Glascow.

Dans le grand et admirable effort que, depuis deux ans bientôt, l’Angleterre fait pour adapter aux nécessités de la guerre ses institutions et ses mœurs, les universités aussi ont tenu à honneur de prendre leur part : et elles l’ont prise magnifiquement. Ce qu’elles ont fait, quelle énergie elles ont mise à rompre avec leurs habitudes traditionnelles, quels services elles rendent chaque jour à la cause nationale, une occasion récente a permis de l’apercevoir en pleine clarté, et de ramasser, comme en un raccourci saisissant, les traits essentiels de l’œuvre accomplie. Il y a quelques semaines, le gouvernement anglais invitait une délégation de professeurs des universités françaises à visiter les universités d’Angleterre, telles que la guerre les a faites. J’ai eu la bonne fortune de revoir, dans le sillage de cette délégation, Oxford et Cambridge, Londres et Edimbourg, et les jeunes universités de l’Angleterre du Nord. Ce sont les impressions de ce voyage que j’apporte aux lecteurs de la Revue, impressions d’un témoin qui a regardé attentivement les choses, qui a interrogé les personnes avec une curiosité passionnée, et dont les observations ne seront peut-être point, pour des lecteurs français, dépourvues de tout intérêt. Il importe, en effet, que l’on sache en France ce que le monde intellectuel anglais, ce que les professeurs, ce que les gens de science ont fait pour l’œuvre de guerre. Ce serait une grande erreur de croire que, dans ces universités d’Angleterre si respectueuses d’un passé séculaire, rien ou presque rien n’a changé. Il m’a semblé qu’à l’heure où la France, à la fin d’une seconde année de guerre, fait le compte de ce qu’elle doit à son Université, il ne serait point inutile de montrer ce qu’a été, durant le même temps, l’œuvre des grandes écoles anglaises. On trouvera tout à la fois, dans ce rapprochement, une preuve nouvelle de la communauté d’idées et d’idéal, de la profonde sympathie de sentimens qui unissent les deux pays, et peut-être aussi, dans l’exemple qu’offre l’Angleterre, quelques enseignemens à retenir.


Dans les adresses, souvent fort émouvantes, par lesquelles les universités anglaises souhaitaient la bienvenue à leurs hôtes, dans les discours par lesquels elles leur marquaient une si chaleureuse cordialité d’accueil, une idée revenait sans cesse, et qui vaut d’être notée tout d’abord. « Les représentans du haut enseignement français, lisait-on dans une de ces adresses, verront à Oxford une université toute transformée. Depuis longtemps nos étudians sont aux armées : il ne nous reste, en dehors de quelques jeunes gens venus des Etats-Unis et des Indes, que des blessés et des hommes impropres au service militaire. Nos collèges sont aujourd’hui des casernes, où des soldats ayant déjà fait campagne reçoivent un complément d’instruction en vue de devenir officiers. Les grandes salles de concours, l’hôtel de ville, un des grands collèges de femmes, sont aménagés en hôpitaux. Parmi les professeurs qui ont dépassé l’âge militaire, les uns sont allés combler les vides dans les divers services publics, à Londres ; les autres, restés à Oxford, font partie comme volontaires d’une milice locale. » « Nos jeunes gens, disait le vice-chancelier de l’Université de Londres, n’ont pas attendu la conscription pour partir au front ; nos salles de classes se sont vidées de tous ceux qui étaient capables de porter les armes. Tout dernièrement, le Roi nous a fait connaître que le chiffre total de nos volontaires a dépassé aujourd’hui cinq millions. A ce chiffre notre université a contribué en payant, et au-delà, sa redevance. Depuis le commencement de la guerre, l’Officers training Corps, créé dans notre université comme dans les universités sœurs sous le régime de lord Haldane, a fourni plus de deux mille officiers à l’armée, au moment où le développement de cette armée sur une échelle sans pareille rendait le besoin d’officiers d’une nécessité vitale. » « Vous trouverez ici, écrivait le vice-chancelier de l’Université de Cambridge, des salles désertes, des collèges sans élèves, des champs de récréation consacrés au soulagement de la douleur et de l’infirmité. Nous aurions voulu vous faire voir notre ancienne et jolie ville dans la plénitude de son activité intellectuelle d’autrefois — et de demain. Cela est malheureusement impossible. Mais ce n’est pas sans un mouvement de légitime orgueil que nous vous montrons une mère éplorée, abandonnée de ses enfans, qui sont partis, par milliers et de leur plein gré, pour répondre à l’appel de la patrie, notre mère à tous. » Et dans l’adresse éloquente de l’Université de Sheffield, on lisait : « La partie la plus vaillante, tant du corps enseignant que des étudians, est partie de son propre mouvement pour nos armées ; plusieurs sont déjà morts au champ d’honneur. Nous ne les plaignons pas ; en mourant, ils auront pu se rappeler les vers d’un grand poète français :


Moi je meurs. Mon esprit coule par vingt blessures.
J’ai fait mon temps. Buvez, ô loups, mon sang vermeil.
Jeune, brave, riant, libre et sans flétrissures,
Je vais m’asseoir parmi les Dieux, dans le soleil.


Ce ne sont point là de vaines paroles. De la pensée maîtresse qui apparaît dans tous ces documens, du thème qui s’y développe en termes souvent presque identiques, l’examen un peu plus détaillé des faits montrera la magnifique application.


On a décrit bien des fois le décor charmant de Cambridge et d’Oxford, et personne n’a oublié les pages exquises où Paul Bourget disait, il y a bien des années déjà, la grâce prenante et délicieuse de la vieille cité universitaire anglaise. Aujourd’hui comme alors, Oxford garde un charme incomparable. Sous le clair soleil de printemps, High Street aligne les pittoresques façades de ses vieux collèges, détachant en vigueur sur le ciel leurs créneaux, leurs clochetons, leurs dentelures gothiques. A la noble et imposante beauté de la grande cour de Christ Church correspond, à l’autre extrémité de la ville, la grâce mélancolique du cloître exquis de Magdalen, où la lumière matinale semble éveiller les vieilles pierres, rendre la vie aux statues ironiques qui surmontent les arcades et allumer une flamme aux géraniums rouges accrochés au rebord des fenêtres. Au-dessus des prairies semées de fleurs qui bordent le Cherwell, les tours, qui sont une des parures d’Oxford, la grosse tour de Christ Church et la flèche aiguë de la cathédrale, le puissant donjon de Merton et la tour aérienne de Magdalen dessinent, dans le soir qui tombe, l’élégance contrastée de leurs lignes différentes. Et dans la cour d’All Souls, entre les fenêtres éclairées du hall et les murs crénelés de la bibliothèque, il semble que le temps même ait cessé de couler. Nulle vision importune n’altère ici la grâce du décor séculaire : au-delà des grilles, la Radcliffe Camera élève dans la nuit claire sa coupole majestueuse ; les murailles sombres de la Bodléienne se continuent par les clochetons de Brasenose ; et dans ce coin délicieux, demeuré tel que le purent voir des yeux fermés depuis des siècles, le passé s’évoque en une vision si intense et d’une grâce si rare, qu’on y voudrait vraiment, comme me le disait joliment un de mes hôtes, élever, pour éterniser la minute fugitive, un autel au « génie du lieu, » genio loci.

Tout le monde connaît de même le charme de l’autre vieille cité universitaire, de ce Cambridge si calme, si apaisant, dans sa ceinture de grands jardins pleins d’ombre et de prairies fraîches. Tout le monde connaît cette merveilleuse chapelle de King’s College, un des plus beaux monumens qu’ait produits en Angleterre l’architecture gothique finissante, où, sous les voûtes d’une élégance si savante, les murs fleuronnés d’écussons font un si pittoresque décor, où la lumière se tamise si joliment à travers les verrières anciennes qui garnissent les hautes fenêtres ciselées. De Peterhouse à Magdalen, les collèges succèdent aux collèges, Pembroke avec ses vieux bâtimens tout tapissés de lierre, Caïus avec ses trois portes, de l’Humilité, de l’Honneur et de la Vertu, Trinity avec sa cour majestueuse et son hall plein de portraits illustres, Saint-John avec sa façade de citadelle et sa bibliothèque ancienne. Derrière les collèges, sous l’arcade des ponts centenaires, sous ce pont des Soupirs qui, derrière Saint-John, fait penser à Venise, la Cam coule, languissante, entre des berges verdoyantes, et les vieilles murailles se mirent dans les eaux moirées de verdure et d’ombre. Et partout, dans ce Cambridge, assez différent d’Oxford, où il semble qu’il y ait plus d’air, plus d’espace et comme une atmosphère plus chaude et plus lumineuse, c’est une impression de calme, de repos, de paix, une impression qui serait délicieuse, si l’on pouvait oublier la guerre…

J’ai eu la bonne fortune, pendant quelques jours, de réaliser ce rêve qu’ont caressé tous ceux qui visitèrent Oxford ou Cambridge, et que Bourget a si joliment rêvé : d’être l’hôte d’un de ces collèges anciens, de me croire devenu un fellow de Magdalen à Oxford, ou de King’s à Cambridge ; et de ces heures trop brèves, j’ai gardé un souvenir délicieux. Sous mes fenêtres de Magdalen, dans le parc où errent librement les biches familières, les aubépines roses géantes, les grands marronniers blancs mettent une note éclatante dans l’ombre des arbres centenaires. Du haut de la tour aérienne, l’heure tombe et s’enfuit dans une jolie mélodie de cloches harmonieuses. Dans le cloître, la « tour du fondateur, » élégamment parée de lierre, conserve les tapisseries admirables que jadis, à l’occasion du mariage de son fils avec Catherine d’Aragon, Henri VII donna au collège. L’allée d’Addison, aux frondaisons séculaires, est déserte et sans bruit. Et dans le grand silence et le calme apaisement des choses, il semble que la vie doive s’écouler ici sans troubles et sans heurts. Et c’est, dans mon appartement de King’s College, entre la cour que domine la haute façade ajourée de la chapelle merveilleuse et les prairies vertes et souriantes qui s’en vont jusqu’aux rives de la Cam, la même impression de calme et de douceur. Et je me souviendrai longtemps de ces trois pièces charmantes, de ce coin paisible dont le hasard m’avait fait passagèrement le maître, et où il faisait si bon, devant l’horizon infini et calme, se donner l’illusion d’une autre existence.


Mais la réalité aujourd’hui efface vite ces rêves trop séduisans. Dans le décor demeuré immuable, la guerre a apporté des formes nouvelles de vie. Jadis les rues d’Oxford et de Cambridge étaient pleines de l’animation joyeuse et jeune qu’y mettait un peuple d’étudians ; sur la rivière couverte de barques résonnaient les cris alertes des rameurs. Aujourd’hui, les rues sont vides, la rivière est déserte. Dans les jardins des collèges, sous les arceaux des cloîtres, on rencontre quelques jeunes gens à peine ; dans les salles de cours, dans les laboratoires, l’assistance, bien clairsemée, se compose presque exclusivement d’étrangers et de femmes ; dans les salles d’examen, des femmes, presque exclusivement, se préparent à subir les épreuves. La guerre a brusquement vidé les universités anglaises de la presque totalité de leurs étudians et d’une bonne partie de leurs professeurs mêmes.

Quelques chiffres seront ici, je pense, plus significatifs que toutes les paroles. Avant la guerre, Oxford comptait de 2 à 3 000 étudians ; il n’en a pas 400 aujourd’hui ; dans une seule de ses fondations, à New Collège, la population scolaire est tombée de 210 élèves à une vingtaine à peine. Il en va de même à Cambridge. En octobre 1913, le plus grand de ses collèges, Trinity, avait 539 étudians ; à Pâques de 1916, il en avait G6. Pembroke avait 267 étudians avant la guerre, Caïus 259, Saint-John 237 ; ils sont actuellement réduits à 27, 35 et 47 élèves. A King’s, de 173 le chiffre des étudiants a passé à 24. On peut faire les mêmes constatations à l’Université de Londres. Des deux plus anciens collèges qui la constituent, l’un, King’s College, comptait 977 étudians avant la guerre ; il en a 344 aujourd’hui, dont plus de la moitié sont des femmes ; l’autre, University College, avait 802 élèves avant la guerre ; il en a 442 aujourd’hui, dont 182 sont des femmes. Il en va de même dans le plus jeune des collèges de l’université, dans ce collège d’East London, fondé, il y a quelques années à peine, dans un des quartiers les plus populaires et les plus pauvres de Londres. On y trouve à l’heure actuelle 119 étudians, 51 femmes et 68 hommes, dont 19 sont des étrangers, 31 sont âgés de moins de dix-huit ans, et 12 sont inaptes au service militaire. Il serait aisé d’apporter pour toutes les universités anglaises de semblables indications.

Où se trouve aujourd’hui toute cette jeunesse universitaire ? Elle est en France, en Macédoine, en Égypte, en Mésopotamie. Elle n’a point attendu le vote du service obligatoire pour répondre, dès le début de la guerre, à l’appel de la patrie. C’est par milliers que ces jeunes gens, dans l’armée ou dans la marine, comme officiers ou comme soldats, servent, combattent et meurent. Et ce n’est pas là un des moindres services que l’université ait rendus à la cause nationale.

Depuis qu’en 1908, lord Haldane avait supprimé les anciens corps de volontaires et organisé une force territoriale rattachée à l’armée régulière, une mission spéciale avait été confiée aux universités : celle de devenir, pour la nouvelle armée territoriale et pour la réserve spéciale, une pépinière d’officiers. De leurs écoles préparatoires (Officers training Corps), assez sérieusement organisées dès le temps de paix, sortaient en outre, après des examens particuliers et sur la présentation de l’université, des candidats aux emplois de l’armée régulière. Quand la guerre imposa brusquement la nécessité de fournir des cadres aux armées nouvelles de lord Kitchener, l’organisation militaire des universités fut un des moyens qui permirent de suffire à ces exigences impérieuses. Ici encore, les chiffres sont significatifs du service rendu, de l’empressement aussi que cette jeunesse apporta à le rendre. Du commencement de 1909 au début de la guerre, l’Université de Londres, en quatre ans et demi, avait fourni à l’armée anglaise 189 officiers seulement : elle lui en a, depuis l’ouverture des hostilités, donné plus de 2 000. Dans la même période, d’août 1914 à février 1916, Cambridge fournissait à l’armée plus de 3 000 officiers, dont plus de la moitié (1 790) sert dans l’armée régulière. Mais que dire de la foule de ceux qui s’enrôlèrent comme soldats ? Il faut parcourir ces « listes de guerre » (War lists), ces « rôles d’honneur » (rolls of honour), où les universités ont enregistré les noms de leurs membres, anciens ou actuels, gradués, alumni ou sous-gradués, qui servent actuellement sous les drapeaux du Roi. Vous y trouverez pour Londres plus de 6 000 noms, dont 900 appartiennent au seul University College ; vous y trouverez pour Edimbourg, à la date de juillet 1915, plus de 3 500 noms, et ils sont 4 500 aujourd’hui ; dans un seul collège d’Oxford, à New Collège, plus de 900 élèves, anciens ou actuels, sont au service ; et, à la date du 20 mai 1916, la War list de Cambridge comprenait 11 834 noms.

De cette part prise par les leurs à la grande guerre les universités anglaises sont justement fières, et davantage encore de la façon glorieuse dont ils ont payé leur dette au pays. Les universités enregistrent soigneusement les distinctions, les citations, — et elles sont nombreuses, — dont leurs étudians ont été l’objet ; et dans la chapelle de chacun de leurs collèges, pieusement la liste est placée de ceux qui sont morts pour la patrie. Ces pertes ont été lourdes souvent. Sur le contingent d’officiers fourni par l’Université de Londres, 92 avaient été tués à la fin de mai 1916 ; à Oxford, dans un seul collège, sur 900 étudians qui servent, 90 ont été tués ; et, pour l’Université de Cambridge, on comptait au 20 mai 1916 plus de 2 000 tués, blessés et disparus.

Dans ce nombre, il faut compter bien des professeurs, bien des fellows (dans la seule Université de Londres, on en trouve plus de 600), qui n’ont point hésité à prendre du service dans l’armée ou dans la marine et dont plus d’un est tombé sur les champs de bataille. C’était le cas de ce fellow d’Oxford, dont j’occupais passagèrement l’appartement à Magdalen. Très épris, à en juger par les livres de sa bibliothèque, de l’étude des sciences religieuses, particulièrement curieux des choses et des religions de l’Inde, il avait sans regret quitté sa calme et studieuse retraite, son salon tapissé de gravures anciennes, de dessins de Rossetti, de photographies aimées, son cabinet paisible, plein de livres graves et chers, il avait tout laissé pour aller se battre en France, et depuis plus d’un an on était sans nouvelles de lui. Et voici un détail auquel je ne puis songer sans émotion. Sur une tablette de la bibliothèque, parmi les revues accumulées que nul n’avait ouvertes, un paquet de lettres, venues trop tard, semblait comme à l’abandon : pauvres lettres, pleines peut-être de tendresse, de confidences, de souvenirs, et qui jamais ne seront lues, et qui jamais ne recevront de réponse… Et dans l’appartement élégant et joyeux de Magdalen, cela mettait, même pour le passant que j’étais, quelque chose d’infiniment mélancolique.

D’autres professeurs ont cherché autrement le moyen de se rendre utiles. Les hommes de science, physiciens, chimistes, ingénieurs, ont mis au service de l’Etat, en particulier pour la fabrication des munitions, leurs capacités spéciales. Les médecins ont répondu avec un empressement unanime à l’appel que leur adressait le service de santé. Les historiens, les juristes, les « littéraires » ont trouvé dans les services du Ministère de la Guerre, en particulier au bureau de la Presse et dans le dépouillement des journaux étrangers, de quoi occuper leur activité. Ce n’est pas tout. Dans un pays comme l’Angleterre où, jusqu’à ces dernières semaines, le service militaire n’était point obligatoire, il importait, plus qu’ailleurs, d’éclairer et de diriger l’opinion publique sur les grandes questions politiques et morales que la guerre a soulevées. A un peuple dont on attendait qu’il s’enrôlât volontairement, à un peuple qui soupçonnait à peine la gravité redoutable du conflit, il fallait dire les raisons profondes et l’enjeu de la guerre, faire comprendre la grandeur de la lutte et la beauté de la cause pour laquelle se battait l’Angleterre. Les universités ont considéré que cet enseignement populaire et civique n’était pas le moindre de leurs devoirs, et elles l’ont donné sans compter, par la conférence et par le livre.

Dès le début de la guerre, plusieurs professeurs d’Oxford se réunissaient pour écrire un petit volume intitulé : Pourquoi nous sommes en guerre (Why we are at war), livre excellent et dont une phrase de la préface suffit à marquer l’esprit et à attester l’impartialité : « Nous avons quelque expérience, écrivaient les auteurs, du maniement des faits historiques, et nous avons essayé de traiter ce sujet historiquement. » Il y a des pays, on le sait, où l’on a d’autres façons d’écrire l’histoire. A Oxford encore, sous le titre de Oxford pamphlets, paraît, depuis le commencement de la guerre, une collection de brochures de propagande destinées à faire connaître au peuple anglais aussi bien les problèmes pratiques que les hautes questions morales soulevées par la guerre actuelle. Et ce ne sont là que quelques exemples pris au hasard et qu’on pourrait multiplier à l’infini.

Mais c’est par la parole surtout que s’est donné cet enseignement. Dans une intéressante brochure sur l’Université de Sheffield, on lit ceci : « Quand la guerre a éclaté, c’était toute une éducation de politique étrangère qu’il fallait faire. Un Comité de conférences sur la guerre (War Lectures Committee) se forma à l’université. On faisait des discours dans la ville et dans les villages d’alentour. Quelquefois un conférencier pérorait dans les rues. Quelquefois il parlait aux ouvriers dans l’usine même pendant l’heure du repas. Partout on faisait une propagande énergique. » La même propagande se faisait dans le même temps à Liverpool, à Leeds, à Manchester, et on peut croire qu’elle n’a pas été sans effet dans ces régions industrielles de l’Angleterre du Nord, qui, après avoir été peut-être plus lentes que d’autres à prendre conscience du péril, se sont aujourd’hui engagées dans la lutte avec un acharnement volontaire et passionné. Cette campagne de conférences se poursuit jusque sur le front. Des professeurs de Cambridge et d’Oxford ont fait aux soldats de l’armée britannique, et parfois même aux soldats de l’armée française, des séries de leçons, — jusqu’à une trentaine, — destinées à leur expliquer les problèmes essentiels de l’heure présente, les intérêts engagés dans la guerre, l’enjeu de la lutte et la noblesse de la cause. Et ce n’est point sans doute le gouvernement anglais qui a pris l’initiative de cette propagande, dont l’honneur revient surtout à de puissantes associations, telles que la Y. M. C. A. (Young men Christian association) ; mais il ne l’a nullement entravée ; et ce n’est point assurément l’un des moins curieux aspects du rôle des universités anglaises pendant la guerre que cette présence de leurs professeurs jusque dans les camps.

Ainsi, étudians et maîtres, tous ont tenu à honneur de servir. Voilà pourquoi les universités anglaises sont vides, les cours déserts, les laboratoires dépeuplés. Voilà pourquoi, dans la cérémonie annuelle de la collation des grades, bien peu nombreux sont ceux qui « prennent le degré » de maître ès arts ou de bachelier. Et dans cette solennité même, un trait est bien caractéristique. Conformément aux règles du vieux rituel universitaire, les candidats s’agenouillent toujours pieusement devant le vice-chancelier, qui leur impose sur la tête le livre des Evangiles ; les proctors font toujours, tout le long de Convocation House, la promenade traditionnelle où jadis tout créancier trouvait le moyen de faire opposition à la collation ; et toujours les formules séculaires se répondent en un latin solennel. Mais sous les costumes universitaires des candidats, sous le capuchon rouge des maîtres es arts, sous l’hermine des bacheliers, des uniformes apparaissent. La moitié au moins des récipiendaires sont des soldats. Et ainsi, jusque dans les plus vénérables, dans les plus paisibles cérémonies de l’Université, brusquement l’image de la guerre surgit, et l’heure présente met son angoisse.


Ne croyez pas toutefois que, si la vie universitaire est presque interrompue, l’animation ait cessé dans les villes d’université anglaises. Dans les halls des collèges, au-dessous de l’estrade où viennent chaque soir prendre place, pour dîner, les professeurs, — les dons, comme on dit à Oxford, — si les tables des étudians sont presque vides, le reste du réfectoire est rempli de soldats. Des soldats sont logés, par centaines, dans les calmes appartenions qu’occupaient les élèves. Dans les grandes cours silencieuses résonne le pas cadencé des sections en marche ; les jardins, les cloîtres sont pleins d’uniformes, et la vieille bibliothèque de Pembroke semble devenue un bureau d’état-major. C’est que, depuis le commencement de la guerre, des écoles de cadets ont été instituées dans toute l’Angleterre pour la préparation et l’instruction des futurs officiers. À ces écoles (on en compte 11 pour l’infanterie, 3 pour la cavalerie, 3 pour l’artillerie) les grandes universités anglaises, Oxford, Cambridge, Londres, ont offert avec empressement l’hospitalité de leurs collèges, les terrains de manœuvre nécessaires, et une partie même des instructeurs, empruntés au personnel des Officers training Corps, Des officiers de l’armée régulière, parfois revenus blessés du front, ont été désignés par le War Office pour compléter et renforcer ces cadres. Et ainsi, dans l’ombre des universités, se forment les chefs de l’armée nouvelle.

Chacune de ces écoles comprend 800 cadets, dont le plus grand nombre sont des soldats ayant déjà fait campagne et qui sont revenus du front, proposés pour un emploi d’officier. Ils font à l’école un stage de quatre mois, pendant lequel ils reçoivent le complément d’instruction nécessaire. Je les ai vus, sur le terrain de manœuvre de Wytham, près d’Oxford, creuser des tranchées, des boyaux, des abris ; je les ai vus, sur le terrain d’exercice de Cambridge, se lancer à la baïonnette avec une furia presque française, à l’attaque des tranchées ; et même pour un observateur qui ne se pique pas d’être un spécialiste, il est impossible de ne pas être frappé de la belle allure de ces hommes et des résultats remarquables de l’entraînement auquel ils sont soumis.

Aussi bien, après ce stage fait à l’école, est-il rare qu’ils échouent à l’examen qui les fera officiers. Et dans cette préparation militaire, les universités ont droit de revendiquer une large part. Le colonel Edwards, qui commande l’école de Cambridge, était, dès avant la guerre, attaché à l’Université comme secrétaire du Comité d’études militaires (board of military studies). Le colonel Stenning, qui commande l’école d’Oxford, est, en temps de paix, professeur d’hébreu etd’araméen à l’Université. Je dois ajouter, pour rassurer le lecteur, que ces études pacifiques n’ôtent rien à sa compétence militaire : il y a des années que le colonel est à la tête de l’Offîcers training Corps de l’Université.

Ce n’est pas tout. Dans ces collèges de Cambridge et d’Oxford, entourés de verdure, de grands jardins pleins d’ombre, d’air, de lumière et d’espace, on trouvait une place merveilleusement appropriée pour des installations sanitaires. Aussi n’y a-t-il pas d’université qui n’ait ses hôpitaux. A Cambridge, par exemple, sur le vaste terrain de jeux appartenant à Clare et à King’s Collège, on a construit un vaste hôpital qui ne contient pas moins de 1 570 lits. C’est proprement un hôpital modèle, et dont certaines dispositions sont fort intéressantes. C’est ainsi que les vingt à vingt-cinq baraquemens qui le constituent ont une de leurs parois complètement ouverte à l’air extérieur ; et de cette libre circulation d’air, maintenue jour et nuit, hiver comme été, les médecins assurent qu’ils ont obtenu les meilleurs résultats. Ils se louent fort également, pour le traitement de certaines blessures, de l’emploi des bains chauds, où le membre blessé demeure immergé durant de longues heures ; et c’est une des nouveautés encore de l’Eastern General Hôpital de Cambridge. A Oxford pareillement, dans les jardins de New College ou sous les portiques de Somerville, une partie des blessés sont soignés en plein air. Les autres sont hospitalisés, soit dans les salles spacieuses du bâtiment d’ordinaire affecté aux examens (Examination schools), soit, pour les officiers surtout, dans les chambres du collège de jeunes filles de Somerville, dont le parc admirable est, pour les convalescens, un merveilleux adjuvant de la guérison. L’ensemble des hôpitaux universitaires d’Oxford comprend 1 050 lits.

Leur installation a eu, d’ailleurs, des conséquences assez inattendues et a produit dans la vieille cité comme une façon de petite révolution. A Oxford et à Cambridge, les collèges de jeunes filles, admis depuis moins d’un demi-siècle dans l’Université, n’y sont point traités encore sur le pied d’une complète égalité. Leurs élèves suivent les cours, elles passent les examens comme les jeunes gens ; mais elles ne sont point autorisées à recevoir les grades. Et pareillement, les directrices des collèges féminins ne participent pas à la vie et aux conseils de l’Université. Le vieil esprit monastique de Cambridge et d’Oxford garde toujours quelque défiance, sinon quelque mépris de la femme. Or, quand Somerville College, pour les beaux ombrages de son parc, pour son voisinage aussi du grand hôpital Radcliffe, fut affecté au service sanitaire, il fallut bien loger ailleurs les jeunes filles qui y habitaient. Le joli collège d’Oriel était presque vide d’étudians. Non sans quelque trouble, on en attribua une partie aux pensionnaires de Somerville et on les logea dans ce Saint Mary hall dont, par une rencontre assez ironique, les bâtimens ont été récemment reconstruits aux frais de cet antiféministe farouche qu’était Cecil Rhodes. Quoiqu’on ait soigneusement muré le passage qui unit Saint Mary hall à la partie masculine d’Oriel Collège, Oxford demeure encore un peu étonné de cet effet imprévu de la guerre. Et peut-être bien, depuis le temps lointain du roi Alfred, fondateur légendaire de University College, ne s’est-il point produit, dans la traditionnelle cité, de plus grave ni de plus significative révolution.

Christ Church n’offre pas un aspect moins inattendu. Le vaste collège donne l’hospitalité aux officiers et aux élèves de l’école d’aviation. Il n’y a pas lieu d’insister ici sur l’organisation tout à fait remarquable de cette école, non plus que sur les ateliers qui ont été installés pour elle dans le spacieux bâtiment des laboratoires de l’université. Mais il sera permis du moins de louer l’esprit si net et si pratique avec lequel a été réglé, pour les futurs aviateurs, cet apprentissage de six mois qui les rend familiers avec tous les détails, avec toutes les exigences de leur tâche.

Une semblable discrétion s’impose pour une autre partie, et non la moins importante, de l’œuvre de guerre des universités anglaises. « Je ne suis point autorisé, écrivait dans un rapport le vice-chancelier de l’Université de Londres, à entrer dans les détails relatifs aux services spéciaux qui ont été rendus par beaucoup d’entre nous. Mais je puis dire qu’ils constituent une œuvre de la plus haute importance, aussi bien pour la conduite directe de la guerre, que pour le soutien des industries nationales qu’elle a affectées. J’espère que plus tard il sera possible de rendre compte de la nature et de la grandeur de l’œuvre qui, durant la crise, a été accomplie par les universités pour l’Empire. On reconnaîtra alors, encore plus pleinement qu’à présent, combien elles sont un élément essentiel dans notre organisation nationale. » Qu’il s’agisse de recherches de laboratoire, servant directement à l’œuvre de guerre, ou d’études destinées à assurer à l’industrie anglaise, pour le temps qui suivra la guerre, les procédés et les secrets possédés jusqu’ici par la seule Allemagne, il est aisé d’entrevoir tout ce qu’ont fait, dans cet ordre de choses, les universités anglaises. Elles ont aussi, avec cet esprit pratique qui est l’un des traits caractéristiques de l’Angleterre, organisé dans leurs ateliers de mécanique des cours spéciaux où se forment en trois mois des ouvriers de munitions ; et il est intéressant de noter que ces cours sont fréquemment suivis par des hommes assez âgés, appartenant à la classe bourgeoise et aux professions libérales : tant est grand, à l’heure actuelle, chez tout Anglais, le désir de servir, où que ce soit, le pays. Dans les jeunes universités surtout de l’Angleterre du Nord, récemment fondées dans de grandes villes industrielles, ce côté de l’activité intellectuelle a pris une place particulièrement importante. Dans la notice déjà citée sur l’Université de Sheffield, on lit ceci : « On comprend que, dans une ville d’armateurs, une université où s’est développée la science technique des industries du for peut rendre des services considérables. En effet, le Comité des munitions pour la ville de Sheffield tient ses séances dans l’université, qui est devenue, en conséquence, le centre d’une grande activité industrielle. C’est sous la direction d’un professeur de l’université que se fait la cuisine si délicate et si exactement dosée du cupro-nickel. Ce sont des professeurs de l’université qui, depuis un an, tiennent des classes d’enseignement pour des centaines de volontaires, qui se préparent à la fabrication des obus. Dans les usines de l’université se font des obus, des instruirions de chirurgie de toute espèce, même une partie des canons. »

Un dernier trait doit être signalé, qui est tout à l’honneur des universités d’Angleterre. Lorsque, en septembre et octobre 1914, le torrent de l’invasion allemande submergea la Belgique, Cambridge offrit officiellement l’hospitalité aux professeurs des universités belges, chassés de leur pays. Une vingtaine au moins, venus, les uns de Liège, d’autres de Gand ou de Louvain, acceptèrent avec empressement cette invitation cordiale et fraternelle ; autour d’eux, des étudians belges, soldats blessés revenus du front, jeunes gens exilés de leurs villes, se groupèrent. On en compta plus de 200 ; et d’octobre 1914 à juin 1915, pendant toute une année scolaire, une petite université belge se reconstitua dans la grande université anglaise. Aujourd’hui encore, une dizaine de professeurs belges sont les hôtes de Cambridge, et quiconque connaît l’Angleterre sait quelle est la grâce infinie de cette hospitalité. Dans toutes les universités anglaises, les Belges ont rencontré un semblable accueil. Et c’est une chose singulièrement émouvante que cette confraternité intellectuelle resserrée, fortifiée par la guerre.


J’ai tâché, monsieur le Directeur, de dresser aussi exactement, aussi complètement qu’il m’a été possible, le bilan de ce que, depuis deux ans bientôt de guerre, ont accompli les universités anglaises, « de tous les sacrifices qu’elles font, selon l’expression du vice-chancelier de l’Université de Londres, pour la victoire du droit et la liberté de l’humanité. » Mais la crise profonde qu’elles traversent à cette heure, les transformations souvent radicales que la guerre leur a imposées, ne sauraient demeurer sans effet sur l’organisation future de ces universités. Certaines d’entre elles, les plus récemment fondées, ont été, dès leur origine, animées d’un esprit tout moderne. Elles ont pris très vite un caractère spécial, correspondant au milieu où elles étaient nées. Ainsi Leeds est l’université des textiles, et Sheffield l’université de la métallurgie. Etroitement mêlées par-là à la vie générale de la cité et de la région, elles sont devenues, d’autre part, des universités essentiellement populaires, où le prix de la pension, relativement modeste, permet aux classes moyennes d’envoyer leurs enfans. Enfin, dans le milieu ouvrier où elles vivent, elles ont nécessairement donné à leur activité un côté propagandiste et missionnaire ; elles se sont efforcées d’attirer à elles l’élite des travailleurs et de « conquérir pour la science, les lettres et les arts, comme l’écrivait le vice-chancelier de l’Université de Sheffield, cette grande population ouvrière du Nord, si puissante et jusqu’ici si négligée en fait d’éducation. »

Le même esprit a présidé, à Londres, à la fondation de ce collège d’East London, dont une des plus anciennes corporations de la Cité, la Drapers Company, a pris initialement et conserve en très grande partie l’entretien à sa charge. Etabli dans un quartier populaire et pauvre, East London Collège, où le prix de la pension n’est pas très élevé, recrute essentiellement ses élèves parmi les enfans de la classe moyenne. En outre, à côté des cours du jour, l’institution des cours du soir permet de faire pénétrer l’enseignement dans l’élite de la population ouvrière. Et il est intéressant de noter en passant que, dans ce collège tout populaire, l’histoire de la littérature anglaise est professée par un homme du talent et du renom de sir Sidney Lee, l’éminent historien de Shakspeare.

A cet esprit nouveau s’accordent bien, ce semble, les tendances du gouvernement. J’ai entendu exprimer par M. Henderson, le ministre actuel de l’Instruction publique, le désir et la volonté d’élever progressivement le peuple jusqu’aux universités, parce que, disait-il justement, « il n’y a pas de pire chose pour un gouvernement qu’une démocratie ignorante. »

Dans quelle mesure les vieilles universités aristocratiques de Cambridge et d’Oxford se laisseront-elles pénétrer par cet esprit nouveau ? Je ne sais. Mais c’est un fait bien significatif que, dans ces universités même, on parle dès maintenant de la nécessité, après la guerre, de simplifier le système d’éducation, de réformer les méthodes, d’aller vite, de répondre aux besoins multiples et pressans que créera, après la paix, cette autre guerre qui suivra la guerre, la lutte industrielle et commerciale. Sans doute, ni Oxford ni Cambridge n’abandonneront leurs traditions séculaires, et il n’est point à souhaiter qu’ils les abandonnent entièrement. Mais il est impossible que de cette guerre, qui les a matériellement transformés, ils ne sortent pas, intellectuellement et moralement, un peu changés aussi.

Il est un point, et qui est d’importance, où ce changement est certain, inévitable, et on le rencontrera, semblable, dans toutes les universités d’Angleterre. Avant la guerre, les universités anglaises avaient pour la science allemande la même vénération respectueuse qui se retrouvait même en France. Il n’est pas douteux que, sur ce point, le lien brisé ne se renouera pas. « Nous n’aurons plus d’amis en Allemagne après la guerre, me disait un professeur d’Oxford. Les relations seront impossibles à rétablir. » Un des hommes les plus considérables, les plus remarquables de l’Angleterre intellectuelle déclarait non moins nettement qu’après la guerre les rapports scientifiques ne pourraient être restaures entre Anglais et Allemands. Et, dès maintenant, la direction de la Cambridge Mediaeval History, à laquelle collaboraient des historiens anglais, français et allemands, a senti l’impossibilité pour l’avenir de semblables rencontres et écarté définitivement ses collaborateurs allemands.

Inversement, c’est le désir unanime des universités anglaises de se rapprocher par des liens de plus en plus étroits des universités de France. Rappelant les fêtes qui, en 1906, accompagnèrent la constitution de l’Université de Londres, le vice-chancelier, sir Alfred Pearce Gould, disait : « C’est peut-être dans les universités des deux nations que l’entente s’est réalisée au sens le plus profond, le plus entier, du mot, — entente d’idées, entente d’idéal. Et c’est sur cette entente d’hier que s’est fondée si solidement l’alliance d’aujourd’hui. » Tout le monde aspire à rendre pour demain cette alliance plus intime encore, à compléter par l’entente intellectuelle la confraternité des armes et des cœurs. Ç’a été le thème de tous les discours qui ont souhaité la bienvenue à la délégation française, et ce n’étaient point là paroles de simple courtoisie ou effets cherchés d’éloquence. Lorsque, à King’s College, à Londres, lord Reay, qui fut durant tant d’années le président de l’Association franco-écossaise et qui est l’un des meilleurs amis de la France, insistait sur la nécessité d’une collaboration étroite entre les universités des deux pays ; lorsque, au ministère de l’Instruction publique, le ministre, M. Henderson, appelait de ses vœux le renforcement de ces liens intellectuels nécessaires à l’amitié durable des deux pays ; lorsque, dans vingt conversations particulières, se recherchaient les modalités de ces rapports futurs, si importans en particulier dans l’ordre des choses économiques et scientifiques, un même accent de sincérité profonde sonnait dans toutes ces paroles, comme il sonnait dans l’admiration, souvent exprimée en termes émouvans, qu’inspirait en Angleterre la magnifique bravoure des soldats de Verdun. Ce n’est point ici le lieu de rechercher quelles formes pourra prendre cette collaboration future, dans quelle mesure, par exemple, l’échange des professeurs et des étudians pourra servir à l’échange des idées et à la connaissance réciproque, plus exacte, plus intime, des deux pays. Mais on peut affirmer dès maintenant que, de ces échanges, l’Angleterre comme la France tireront un égal avantage, et qu’ici encore, dans l’œuvre civilisatrice poursuivie en commun par nos deux pays, un rôle capital appartiendra à ces universités, dont la guerre actuelle a montré quel puissant moyen d’action elles représentent.


« Nous avons, disait le vice-chancelier de l’Université de Sheffield, une tâche à accomplir aux yeux de la postérité. » Malgré toutes les difficultés, tous les obstacles, toutes les angoisses, toutes les pertes, cette tâche sera accomplie. Il y a, dans ce pays d’Angleterre, des réserves de courage calme, de ténacité inébranlable, d’endurance stoïque, de froide énergie, qui créent la certitude tout ensemble de la lutte implacable et de la victoire finale. Dans les universités comme partout, ces hautes qualités morales apparaissent, et je n’en veux pour preuve qu’un souvenir par où je voudrais terminer.

C’était au lendemain de la bataille navale du Jutland, au lendemain de ce communiqué, d’une si fière franchise, où l’Amirauté, sans réticences, avait appris au pays les lourdes pertes subies par la flotte. L’émotion avait été profonde et douloureuse, en ce matin surtout où, pour l’anniversaire du Roi, les drapeaux flottaient, avec un air de fête, sur tous les édifices de Cambridge. Le courage pourtant n’avait point fléchi, et rarement j’ai vu plus de stoïcisme calme à supporter ce qui d’abord sembla la mauvaise fortune. Le lendemain, — c’était un dimanche, — on célébrait dans la chapelle de King’s College les offices accoutumés. L’assistance était nombreuse et recueillie ; sous les hautes voûtes les chants montaient avec une ampleur solennelle et magnifique ; et parmi eux, un psaume était, à cette heure d’angoisse, singulièrement émouvant. Sur une musique de Mozart, qui de la gravité des paroles prenait en ce jour un sérieux inaccoutumé, le chœur implorait la protection du Dieu des batailles : « Arena stamus et pugnamus. Aduita nos. » Puis, aux supplications succédaient les paroles de confiance et d’espoir : « Pugnanti certa est, opilulante te, spes. » Certes, au fond de tous les cœurs, vivait le souvenir de la bataille, de la bataille dont on ne savait pas encore combien elle avait été glorieuse pour la marine britannique ; mais, plus forts que cette émotion, le dessein de lutter jusqu’au bout, la ferme espérance de vaincre emplissaient toutes les âmes. Sous les voûtes de la vieille chapelle universitaire, toute l’Angleterre religieuse et patriote vibrait à l’unisson du chant sacré, et l’Université, une fois encore, représentait, exprimait magnifiquement l’âme collective du pays.


  1. Voyez la Revue du 1er avril.