Lettres d’Angleterre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 512-527).
LETTRES D’ANGLETERRE

I
L’OPINION ANGLAISE ET LE SERVICE OBLIGATOIRE


Monsieur le Directeur,

Vous me demandez de renseigner les lecteurs de la Revue sur la mentalité anglaise telle qu’elle est en ce moment, au lendemain du vote de la loi qui a établi le service militaire universel et obligatoire. Vous n’attendez de moi, évidemment, ni des dissertations, ni des prophéties, mais des impressions : les impressions d’un témoin qui réside depuis longtemps en Angleterre et que les moindres circonstances de la vie journalière mettent à même de recueillir le sentiment des différentes classes sans qu’il ait besoin d’interviewer, d’interroger personne, puisque l’information vient à lui sans qu’il la cherche.

Je vais essayer de vous satisfaire en vous donnant mes impressions. A défaut d’autre mérite, elles auront, au moins, celui de la sincérité. Je reconnais pourtant que la situation d’un témoin permanent, fixé sur le champ de son observation, a ses inconvéniens aussi bien que ses avantages. Le principal de ces inconvéniens est le curieux effet de l’accoutumance. Elle émousse la netteté, la vivacité, la brusquerie des sensations premières ; elle introduit dans l’esprit, par infiltration, les modes d’appréciation et, parfois, les préjugés du peuple au milieu duquel nous vivons. Ce phénomène ne peut être plus sensible que dans la question actuelle du service militaire obligatoire. La première parole de tous les Français que j’ai rencontrés ou qui sont venus me voir depuis le commencement de la guerre a été celle-ci : « Pourquoi donc l’Angleterre n’a-t-elle pas établi le service obligatoire dès le mois d’août 1914 ? » Et ils s’étonnaient de ma lenteur à répondre. Ils attendaient un mot qui leur expliquât le mystère. Mais un mot ne pouvait enfermer toutes les raisons, petites et grandes, bonnes et mauvaises, anciennes et nouvelles, les raisons historiques, morales, économiques et techniques qui s’opposaient à l’établissement de cette mesure, et qui en faisaient ce qu’on appelle ici « un saut dans les ténèbres ; » et rien n’effraie davantage un peuple évolutionniste, mais nullement révolutionnaire, un peuple réfractaire à toute innovation, surtout si elle vient de l’étranger, qui a mis soixante ans à nous emprunter le scrutin secret et qui résiste depuis plus d’un siècle au système métrique. Pour faire comprendre à mes interlocuteurs la valeur de ces raisons, il m’aurait fallu passer en revue toutes les classes de la société anglaise, depuis la plus haute jusqu’à la plus infime, les sphères politiques, c’est-à-dire le gouvernement, le parlement et la presse, la Cité et le monde des affaires, enfin les masses ouvrières. Après quoi, j’aurais eu à montrer toutes les phases par lesquelles a passé l’opinion publique pour accepter, finalement, la levée en masse avec une quasi-unanimité, faite de beaucoup d’enthousiasme et d’une certaine dose de résignation.

Tout cela, cherchons-le ensemble. Rien ne sera plus propre à nous donner la mesure de la résolution inflexible qui anime nos alliés dans cette guerre.


L’Angleterre n’était pas préparée, comme la France, à adopter le service obligatoire. Plusieurs siècles ont passé depuis le temps où tout Anglais était un soldat, exercé dès l’enfance à tirer de l’arc, et où des feux, allumés de colline en colline, faisaient surgir de terre une armée prête à combattre. Le remplacement de l’arc par le mousquet marque la fin de cette période. Les ramassis de paysans, sans esprit militaire et sans instruction technique, qui prennent les armes pour les guerres civiles, ne décident jamais du sort des batailles : la cavalerie, formée des gentlemen et des yeomen, est le seul élément actif des armées. L’institution d’une armée permanente date des deux derniers Stuarts et de Guillaume III, mais elle n’a été créée qu’au milieu d’une très vive opposition, qui s’est répétée toutes les fois que cette armée s’est développée, car elle était toujours regardée avec une méfiance extrême, comme pouvant devenir un instrument de despotisme, et l’on a entendu déjà, au XVIIIe siècle, les phrases qui, depuis deux ans, ont été si souvent sur les lèvres des pacifistes, à savoir qu’une armée destinée à opérer sur le continent était inutile et que la flotte seule suffisait à protéger le sol contre une invasion. Et puis, si, par hasard, la flotte échouait dans sa mission, n’y avait-il pas les volontaires ? En effet, il s’en présenta cent mille au moment où Napoléon préparait son expédition à Boulogne. Le péril passé, cette armée se dissipa aussi rapidement qu’elle s’était formée. Il n’en fut pas de même, en 1860, lorsque l’Angleterre se crut menacée d’une invasion française, au moment même où la France, après s’être unie à elle dans une guerre commune, venait de signer. un traité où nos intérêts, — on l’admet généralement aujourd’hui, — étaient subordonnés, sinon sacrifiés, à ceux de la Grande-Bretagne.

Pourquoi le mouvement, engendré par cette panique absurde, a-t-il pu se perpétuer pendant trente-cinq ans ? Ne serait-ce pas, précisément, parce qu’une armée de volontaires répondait aux besoins militaires de l’Angleterre d’hier et d’avant-hier, de l’Angleterre de Cobden, de John Bright et de Gladstone ? L’Anglais a tout ce qu’il faut pour faire un excellent soldat ; mais la caserne l’ennuie, la discipline lui semble pénible et quelque peu humiliante ; de plus, il n’est pas disposé à accepter en temps de paix les privations, les fatigues et le manque de confort qui accompagnent nécessairement la vie en campagne.

Lorsque j’habitais Londres, je demeurais en face du dépôt d’un de ces bataillons londoniens, et j’aimais à les voir défiler lorsque, après leur promenade du samedi soir, ils ramenaient le drapeau au quartier. Ils avaient une brillante allure ; ils étaient, comme on dit, very smart, c’est-à-dire élégans jusqu’à la coquetterie. Beaucoup de plumets et de panaches, beaucoup de musique et de parades. Mais il n’y avait pas de lien entre les unités ; d’un corps à l’autre, tout différait : les uniformes, la méthode d’instruction, le nombre des effectifs.

Ce sont les enrôlemens volontaires qui ont permis à l’Angleterre de terminer heureusement la campagne contre les Boers. Ce fut donc une raison pour le public, en général, de croire plus que jamais à l’efficacité du volontariat. Mais, dès ce moment, les gens du métier, les professionnels, les experts, sentirent la nécessité d’une armée nationale où tous les citoyens seraient soldats. Le commandant en chef de l’armée d’Afrique, lord Roberts, se mit à la tête du mouvement. Il entreprit avec beaucoup de courage une campagne oratoire, pour réconcilier la nation avec l’idée du service universel. Malgré le respect et l’admiration qui entouraient cette haute personnalité militaire, il ne réussit qu’à moitié et convainquit seulement ceux qui étaient convaincus d’avance. J’en vois la preuve dans ce fait que ni l’un ni l’autre des deux partis, occupés alors comme ils l’étaient par la défense et par l’attaque de la Chambre des Lords ou par la question des tarifs douaniers, ne se risqua à inscrire sur son programme la réforme de l’armée. Le ministre de la Guerre d’alors, lord Haldane, si amèrement critiqué depuis, proposa et mit en pratique un système intermédiaire, qui substitua les territoriaux aux volontaires. Ces territoriaux étaient soumis à un plan uniforme et rattachés à l’armée régulière. Les choses en étaient là lorsque la guerre éclata. L’Angleterre jeta immédiatement sur le sol de France la plus grande partie de son armée régulière, fournie par le recrutement habituel, qui se faisait au coin de certaines rues où stationnaient des sous-officiers de toutes armes, chargés de ce service. En mettant à part la milice et la yeomanry, cette armée ne comptait pas plus de 170 000 hommes, et ce sont ces hommes-là qui nous ont aidés à repousser l’ennemi de l’Ourcq sur la Marne et de la Marne sur l’Aisne. Les territoriaux, engagés pour le service intérieur et pour la défense du territoire anglais, se sont, presque tous, proposés pour servir sur le continent, et leur nombre (ils n’étaient pas 200 000) fut immédiatement triplé ou quadruplé par des enrôlemens spontanés. Je dirai, pour n’y plus revenir, qu’ils ont plus que justifié les espérances fondées sur eux et qu’ils se sont comportés au feu comme de vieux soldats.

Ce n’est pas tout : de nombreuses recrues se sont présentées pour répondre à l’appel du ministre de la Guerre : elles formèrent ce qu’on a appelé la nouvelle armée ou l’armée de Kitchener. Au mois de septembre 1914, j’ai vu passer dans les rues de Londres plusieurs bandes de ces conscrits, qui n’avaient pas encore d’uniformes, mais qui marchaient au pas, comme d’instinct. La plupart, autant qu’on pouvait en juger par leur attitude et leur costume, appartenaient à la partie inférieure de la classe moyenne : probablement des employés de banque ou de magasin ; mais l’élément populaire figurait déjà parmi eux pour une proportion considérable. On les regardait avec sympathie ; les femmes leur souriaient, et plus d’une agitait son mouchoir. Quant à eux, ils avaient l’air allègre, comme s’ils allaient à une partie de plaisir. On sentait que tous croyaient à une guerre courte et heureuse, à une guerre d’émotions et d’aventures, qui leur ferait connaître des pays nouveaux et des mœurs nouvelles.

Lord Kitchener avait demandé d’abord un million, et je crois qu’il eut son million avant la fin de l’automne. Plus tard, il en a réclamé deux, puis trois, puis enfin quatre. Mais j’imagine qu’il eût été embarrassé si les quatre ou cinq millions d’Anglais valides et bons pour le service militaire s’étaient offerts tous à la fois pour prendre les armes, car le ministre de la Guerre n’avait ni fusil, ni uniforme, ni munitions à leur donner, ni officiers pour les instruire, ni sous-officiers pour les encadrer. Je laisse aux experts le soin d’expliquer quelle est la tâche d’un ministre qui doit créer ex nihilo une armée de plusieurs millions d’hommes. Il est facile de comprendre que beaucoup de gens, même parmi ceux qui approuvaient et désiraient la guerre, souhaitaient de voir limité le mouvement des enrôlemens volontaires, dans la crainte de désorganiser les services publics et les industries privées. Ajoutez à cela quelques mécontens qui faisaient la grimace. Oh ! ils ne sont pas nombreux, mais ils ne sont pas sans influence, et je dois indiquer rapidement qui ils sont, d’où ils viennent, et quelle fraction de l’opinion ils représentent ou sont censés représenter.

Je mentionne d’abord, pour mémoire, quelques hauts dignitaires de l’Église anglicane qui se considèrent comme obligés par leur devoir professionnel, à prêcher l’union entre les hommes et entre les peuples, même lorsque cette union est irréalisable ou lorsqu’elle peut tourner au détriment de l’humanité et de la justice. J’ajoute que l’autorité de ces prélats sur le clergé est médiocre et que, sur le public, elle est nulle. Dans le Parlement, on trouve quelques radicaux en qui survivent les théories pacifistes à outrance de John Bright et de Cobden. Ces deux hommes, d’ailleurs, singulièrement surfaits, s’ils revenaient parmi nous, auraient conscience de l’immense changement qui s’est opéré en Europe depuis soixante ans ; ils n’oseraient plus prononcer les mêmes phrases qu’alors, ou, s’ils se risquaient à les répéter sur une plate-forme, ils seraient hués impitoyablement par les petits-fils de leurs admirateurs. Mais les obscurs radicaux en qui se perpétue leur doctrine sont incapables de s’apercevoir qu’ils sont en contradiction avec l’esprit de leur temps et, quoique diminués en nombre chaque jour, ils persistent dans une opposition plus sournoise qu’énergique. Dans le monde des affaires, on n’aurait pas eu à chercher loin pour découvrir un groupe de financiers et de commerçans dont les intérêts étaient enchevêtrés dans des intérêts allemands.

L’opinion irlandaise était divisée. Quelques nationalistes extrêmes voyaient de mauvais œil une guerre qui était venue si mal à propos ajourner pour eux les bienfaits du Home rule, au moment où ils croyaient déjà y mettre la main. Stimulés par leurs compatriotes d’Amérique, dont les sentimens contre le gouvernement anglais sont si amers et si passionnés, ils auraient voulu fermer au recrutement l’Irlande, qui a toujours été une pépinière d’admirables soldats. Heureusement, leur chef, M. Redmond, qui est un véritable homme d’Etat, a senti le danger de cette politique de mauvaise humeur et de mauvaise volonté ; il a ramené à des vues meilleures la majorité de son parti et par là il a rendu au gouvernement anglais un service important dont il lui sera certainement tenu compte.

Même division dans les rangs du parti ouvrier. Les uns, différant en cela des socialistes du continent, se sont prononcés nettement contre la guerre et quelques-uns ont même fait des efforts pour créer une propagande pacifiste parmi les travailleurs. C’est sous leur influence qu’on a vu éclater des grèves destinées à obtenir une augmentation de salaire en menaçant l’Angleterre de la priver de charbon au moment où elle en avait le plus besoin pour soutenir la guerre. Si l’on met à part le cas des mineurs du pays de Galles, on doit reconnaître que les excitations antipatriotiques essayées par certains membres ouvriers du Parlement sont restées absolument sans effet sur les masses dont ils se disent les représentans. La raison en est simple. C’est que, depuis longtemps, il n’y a eu autant de bien-être dans le peuple que depuis le commencement de la guerre. Cet effet a été immédiat. Ces miséreux, ces vagabonds, qu’on appelle les tramps et qu’on rencontrait errant sur les routes et quêtant du travail, avaient disparu. Parmi les ouvriers, beaucoup avaient quitté leur usine pour s’enrôler et pour toucher le shilling quotidien que l’État leur promettait. Il n’y avait plus de compétition, mais, au contraire, du travail pour tout le monde, plus de travail que les classes laborieuses n’en pouvaient fournir. Mon jardinier m’avait écrit cette lettre caractéristique : « Monsieur, ne comptez pas sur moi la semaine prochaine. Je pars pour répondre à l’appel de mon roi et de mon pays. » J’eus grand’peine à lui trouver un remplaçant, qui me demandait deux francs de plus par jour et qui m’abandonna dès qu’il trouva à gagner davantage chez un voisin. On se disputait la main-d’œuvre pour toutes les besognes qui exigeaient la force masculine et on assistait, sur ce marché du travail quotidien, à une véritable surenchère.

Un homme qui avait été à mon service et qui, depuis la fin de l’année précédente, cherchait, sans la trouver, une place, si humble qu’elle fût, pour nourrir sa femme et son enfant, fut tout à coup avisé qu’il était admis dans l’administration des tramways avec des appointemens de deux livres (cinquante francs) par semaine. Il s’empressa de profiter de l’aubaine et se trouva plus à l’aise qu’il n’avait jamais été. Je cite le cas de cet homme, parmi bien d’autres, parce que son histoire est l’histoire même de sa classe.

Les femmes avaient reçu leur part de ce qu’on peut appeler, sans aucune ironie, les bienfaits de la guerre. L’immense majorité des filles du peuple se placent dans les magasins, comme employées et comme ouvrières ou, comme servantes, dans les maisons bourgeoises. Sait-on en France combien le nombre des servantes est plus considérable, à proportion, en Angleterre qu’il ne l’est chez nous ? Ce luxe de servantes peut être attribué à diverses causes. D’abord, la vanité des maîtresses de maison : si mistress Jackson a trois bonnes, il est naturel que sa voisine, mistress Johnson, en ait autant ou davantage. D’ailleurs, une maison entière, de la cave au grenier, exige plus de personnel que les demi-étages où se concentre notre vie parisienne. Enfin, les servantes anglaises réclament de fréquentes sorties, et il faut qu’elles se remplacent les unes les autres pour assurer le service domestique.

Dès le début de la guerre, les dames anglaises, pour diminuer les charges si lourdes de cette domesticité surabondante, ont essayé de réduire non pas le nombre, mais les gages de leurs domestiques. En conséquence, ces gages sont tombés très bas ; mais, par une réaction presque immédiate, cette baisse artificielle a été suivie d’une hausse non moins rapide. Le problème des munitions à produire en large quantité venait d’ouvrir des débouchés nouveaux. Un grand nombre de filles ayant une chance de voir leur salaire doublé ou même triplé, n’hésitèrent pas à se présenter aux usines où elles trouvèrent de l’emploi. Une seule chose les retenait : le danger, non pas, comme on pourrait le croire, le danger d’une explosion, mais celui de noircir leurs mains pour un temps indéfini, et ce fait n’étonnera pas ceux qui savent que leur coquetterie va jusqu’à la démence, surtout en ce qui touche leurs mains, parce que ce sont leurs mains qui les trahissent lorsqu’elles veulent se déguiser en ladies.

A mesure que les enrôlemens volontaires, qui semblent avoir continué régulièrement jusqu’à l’été dernier, faisaient des vides dans les rangs inférieurs des administrations publiques, les femmes se présentaient pour remplir les places vacantes. Je les ai vues dans différentes villes prendre en main la succession des employés mâles dans les gares et dans les tramways, partout où la force physique n’était pas absolument nécessaire. J’étais à Brighton au moment où le service des postes a été confié à un personnel, féminin et je puis attester que ce service n’a pas souffert un seul instant du changement opéré.

Les femmes des soldats recevaient une allocation hebdomadaire, suffisante à assurer leur existence, même sans qu’elles y ajoutassent aucun travail personnel et, au cas où leurs maris succombaient dans un combat ou à l’hôpital, l’allocation continuait à leur parvenir jusqu’au moment où elles se remariaient et, en ce cas, l’Etat intervenait encore, avec une sollicitude toute paternelle, et leur remettait, en guise de dot, une somme égale à deux années de pension. Du moins, on me l’a assuré, mais je n’ai pu vérifier ce point.

Sur la moyenne classe, les effets de la guerre étaient variables. Certaines industries et certains commerces souffraient par la suppression des relations économiques avec l’Allemagne. Je me rappelle un ménage dont la situation était curieuse. Le mari tenait à Londres une boutique de librairie et, sa clientèle spéciale ayant disparu, il était sur le point de faire faillite. Pendant ce temps, sa femme faisait des affaires d’or en louant des appartemens meublés dans une ville maritime. Lorsque ses appartemens étaient vides, le gouvernement y logeait les soldats de la Défense des Côtes, en lui payant pour leur nourriture une somme assez considérable pour donner lieu à un sérieux bénéfice. Dans cet ordre d’idées, il ne faut s’étonner de rien. On sait que l’économie n’est pas la qualité caractéristique du gouvernement anglais et qu’il a été souvent accusé par les réformateurs, notamment par lord Randolph Churchill, de prodigalité et de gaspillage. Je crois que l’Etat n’a jamais dépensé plus largement que pendant les premiers mois de la guerre.


Los choses ont marché ainsi jusqu’à l’été de 1915. Les listes de morts et de blessés qui paraissaient dans les journaux rappelaient seules à la population que l’Angleterre était engagée dans une guerre meurtrière. L’aspect de Londres n’était pas sensiblement changé, sauf dans la soirée, mais la police traitait avec beaucoup d’indulgence les manquemens aux règlemens qui limitaient l’usage du gaz dans les boutiques et dans les maisons. C’est un des points sur lesquels il est le plus difficile d’amener l’Anglais à se réduire. Il répand des torrens de lumière dans les moindres recoins de sa demeure, de façon à former autour de son logis une sorte d’atmosphère lumineuse.

Les théâtres et les music-halls restaient ouverts ; les journaux étaient bourrés d’annonces et la poste de chaque matin apportait à peu près la même quantité de paperasses, circulaires et prospectus, sans oublier les lettres insidieuses de ces industriels qui sont toujours prêts à obliger un gentleman dans l’embarras. Depuis qu’une flotte allemande avait bombardé Scarborough, les plages de l’Est étaient presque abandonnées ; mais celles de la côte Sud étaient à peu près aussi animées qu’elles le sont d’ordinaire, à pareille époque. J’y ai trouvé en mai et en juillet des légions d’enfans creusant des tranchées dans les sables et des groupes de jeunes filles vêtues de blanc des bottines à l’ombrelle. Le seul trait nouveau était la présence des soldats dans les maisons vides transformées en casernes et d’où sortait la chanson d’un gramophone. Ce tableau évoquait l’idée de la « vieille et joyeuse » Angleterre d’autrefois, bien plutôt que celle d’un pays en danger et en deuil.

Pourtant, les événemens prenaient une tournure inquiétante. La campagne destructive des sous-marins, l’échec des Russes dans les Carpathes suivi de l’offensive austro-allemande en Galicie, en Pologne et en Finlande, l’insuccès de notre expédition à Gallipoli, la menace d’une invasion de la Serbie et d’une attaque sur l’Egypte, la défection des Bulgares dont on avait cru acheter le concours par des promesses, alors qu’ils étaient déjà liés par un traité à nos ennemis et prêts à suivre les Turcs dans leur action militaire au service des monarchies centrales, tous ces faits, venant les uns après les autres ou groupés ensemble, donnaient à réfléchir aux gens sérieux, capables de suivre et de comprendre les événemens. Ils sentaient que l’Angleterre était tenue de faire un grand effort non seulement pour exécuter ses engagemens envers les nations alliées, mais pour sauver l’existence même de l’Empire britannique chaque jour visé avec une haine plus directe et plus violente par toutes les voix venant d’Allemagne. Or, le mouvement du recrutement volontaire était complètement arrêté. Il avait donné de magnifiques résultats, des résultats vraiment inespérés ; mais il n’y avait plus rien à en attendre.

Le peuple ne connaissait de la guerre que les grandes nouvelles, les nouvelles à sensation, imprimées en grosses lettres à la porte des boutiques de journaux. Il est incapable de mesurer le progrès ou le recul quotidien, dans cette guerre d’escarmouches, plus sanglantes que les grandes batailles d’autrefois. Mais il s’aperçoit, sans qu’on ait besoin de l’en aviser, de l’augmentation dans le prix des denrées nécessaires, c(est-à-dire de la viande, du thé, du beurre, du sucre et du tabac que les ouvriers placent sur le même rang que les alimens indispensables. Or, quelques-unes de ces choses avaient doublé de valeur et les autres avaient augmenté d’un tiers. On ne faisait pas espérer à l’ouvrier une diminution de ces articles. Le gouvernement faisait savoir qu’il n’y aurait plus de sucre à la fin de 1916. Quant au tabac, l’importation en était interdite et il faudrait se contenter du stock qu’on avait en magasin. En effet, depuis que tous les navires étaient en péril, le prix du fret avait considérablement monté et s’ajoutait à celui des denrées elles-mêmes. Comment l’ouvrier ne se serait-il pas ému de cette menace directe à son budget et à son bien-être ?

A ce moment, c’est-à-dire vers la fin de l’été 1915, les Allemands se sont crus en mesure d’employer leurs zeppelins à une action décisive contre l’Angleterre. Une seule fois, ils ont réussi à détruire une fabrique de munitions. En général, c’est la population civile, les personnes et les propriétés qui ont été atteintes. Comme l’a dit M. Balfour au Parlement, le nombre total des décès causés par les attaques de la flotte aérienne allemande reste inférieur aux pertes d’une seule journée de bataille en France ou d’un seul paquebot torpillé en mer. Mais, pour la première fois, depuis le commencement de la guerre et, je puis l’ajouter, depuis plusieurs siècles, l’Angleterre éprouvait l’horrible sensation du fer dans la plaie, connue seulement des nations envahies. La guerre cessait d’être un spectacle lointain, elle devenait une réalité prochaine et terrible. C’était bien là ce que se proposaient nos ennemis, mais ils s’étaient trompés grossièrement sur le point le plus important : ils se figuraient intimider les Anglais au point qu’ils demanderaient merci et accepteraient la paix la plus défavorable. Ils ont produit, tout au contraire, un mouvement de furieuse indignation et ils ont rendu inévitable l’adoption, jusque là douteuse, du service obligatoire qui n’est pas sans leur causer à eux-mêmes une vive inquiétude, comme leurs journaux en font foi. Cette campagne des zeppelins n’a donc pas été seulement une action abominable, entreprise au mépris des lois de l’humanité et même des lois de la guerre, elle a été une fausse et stupide manœuvre dont nous serions tentés de nous réjouir lorsque nous en voyons le résultat.

Cependant, il a fallu traverser encore une dernière phase avant d’arriver au vote définitif de la loi. C’est celle où l’on a mis en pratique le Derby scheme qui en est la préface. Voici en quoi il consistait. On disait à peu près ceci aux hommes de dix-neuf à quarante ans : « Vous allez être appelés au service, les circonstances l’exigent pour l’honneur et la sécurité du pays. On prendra d’abord les célibataires ; les hommes mariés viendront ensuite. Un dernier délai vous est accordé pour transformer en un enrôlement spontané l’appel qui sera rendu obligatoire par mesure législative et auquel nul ne pourra se soustraire. » Au délai primitivement fixé ont été ajoutés des jours, puis des semaines de grâce. Le reste de la nation attendait des chiffres qui lui fissent connaître si le système de lord Derby avait réussi ou échoué, et l’anxiété était profonde. Peu à peu on vit paraître dans les rues, dans les voitures publiques, un peu partout, des hommes de tous les rangs, des hommes qui portaient au bras gauche un brassard d’étoffe khaki sur lequel était appliquée une couronne rouge. Ce brassard signifiait que le porteur s’était désigné lui-même à l’autorité militaire, comme prêt à prendre les armes quand viendrait son tour. C’est à ce moment que j’ai retrouvé mon ancien domestique. Il continuait à accomplir sa besogne comme conducteur de tramway ; mais il avait attested, c’est-à-dire qu’il avait signifié d’avance sa soumission à la loi qui l’appellerait au service et il portait au bras le signe de cette soumission. Il paraissait, d’ailleurs, résigné à son sort et je crois que la plupart des hommes dans sa situation pensaient de même. Le sentiment populaire se prononçait, à ce qu’il m’a semblé, en faveur de la loi d’obligation. On regardait de mauvais œil les jeunes hommes qui circulaient sans brassard, et j’imagine que plus d’un a dû entendre sur son passage des paroles peu obligeantes.


Il ne restait donc plus qu’à voter la loi, mais les pacifistes n’avaient pas encore dit leur dernier mot, et ils s’agitaient désespérément autour du ministère. Sir John Simon, l’un des membres du Cabinet, donna sa démission presque à la veille de la présentation du bill, et il faut le louer de sa franchise, si cette retraite ne lui fut pas imposée. Le gouvernement gardait dans son sein deux de ses membres, au moins, qui étaient les adversaires avoués ou secrets du service obligatoire. Leurs démarches, à ce moment, seront expliquées plus tard et ils auront à en porter la responsabilité. Ce qui est certain, c’est que leurs partisans ne se tenaient pas pour battus et qu’ils employaient, sans y être autorisés, le nom de M. Asquith pour fomenter une résistance à la loi, avant même qu’elle fût discutée et volée. Fort au courant, d’ailleurs, de toutes les ressources parlementaires, ils savaient qu’on peut introduire dans une loi, soit lorsqu’on en prépare le texte, soit au moment de la discussion en troisième lecture, des clauses perfides qui en dénaturent l’esprit et en détruisent la portée.

C’est ce qui fut fait pour la loi d’obligation. A côté de motifs d’exemption dont la justice est indéniable, on y fit passer deux stipulations qui ouvraient la porte aux échappatoires et aux faux-fuyans. La première concernait les « indispensables, » ceux dont le départ eût désorganisé les services publics. La seconde permettait aux conscrits d’invoquer une « objection de conscience, » un scrupule religieux qui ne leur permettait pas de verser le sang. L’article relatif aux indispensables était élastique et pouvait prêter à bien des interprétations. A ce propos, je vois que, dans un comté du Nord, quarante fermiers se sont présentés à l’audience de la Cour de justice et ont déclaré qu’ils ne pouvaient entreprendre et mener à bien les travaux de la campagne, si l’on n’exemptait du service militaire leurs manœuvres : sur quoi, un délai de six mois a été accordé aux ouvriers agricoles de la région. Cette décision sera-t-elle confirmée par l’autorité militaire à qui il appartient de prononcer en dernier ressort dans ces questions ? J’ai lieu de croire que non, si je m’en rapporte aux récentes déclarations du gouvernement dans la Chambre des Communes.

Quant à l’objection de conscience, elle donne lieu aux plus vives récriminations. Il y a un grand nombre d’années, on a accordé aux quakers, lorsqu’ils ont à témoigner devant la justice, la faculté de substituer une affirmation au serment sur la Bible. Cette concession, dont on a fait grand bruit autrefois, me semble toute simple, car l’affirmation d’un honnête homme vaut mieux que le serment d’un coquin qui baise dévotement un vieux livre. Quoi qu’il en soit, c’est ainsi que s’est introduite dans le langage légal cette formule de l’objection consciencieuse qui vient de reparaître inopinément pour fournir un refuge aux poltrons désireux de se soustraire à l’accomplissement du devoir patriotique. Cette objection a donné lieu et donne lieu, tous les jours, devant les tribunaux, à des discussions dont le côté grotesque ne fait pas disparaître entièrement le côté odieux. On demande à l’un de ces objectors : « Que feriez-vous si, devant vos yeux, un assassin massacrait votre femme, votre mère ou votre enfant ? » et la réponse a été : « Je protesterais. » On demande à un autre si, ne voulant pas se battre, il est disposé à soigner les blessés, et il répond : « Je ne pourrais soigner les blessés, car je craindrais de les remettre en état de retourner à l’armée pour tuer encore des ennemis. » La foule prend parti contre les hommes qui prononcent de pareilles phrases et dont quelques-uns, chose étrange I semblent prêts à se faire tuer pour ne pas être soldats. Dans plusieurs villes de province, il y a eu des désordres ; on en cite une où l’on a promené, — comme on fait chaque année, au 5 novembre, le mannequin de Guy Fawkes, — l’effigie d’un marchand qui avait réclamé l’exemption sous prétexte d’objection consciencieuse. S’il obtient ce qu’il désire, il est probable que sa boutique ne recevra pas, cet été, la visite de nombreux cliens.

Le gouvernement, du reste, va mettre un terme à ces comédies et réviser la liste des conscrits, telle qu’elle avait été primitivement dressée ; il révisera aussi, j’espère, les exceptions médicales qui paraissent avoir été accordées un peu légèrement. En cela, il sera soutenu par le sentiment public : ceux qui partent ne comprendraient pas pourquoi ils laissent derrière eux des privilégiés placés dans un cas exactement identique au leur, avec cette seule différence qu’ils sont protégés par une influence puissante ou embusqués dans un prétendu scrupule religieux. C’est M. Lloyd George qui a fait pressentir des sévérités nécessaires et l’on peut s’en fier à lui ; pour les pousser jusqu’où elles doivent aller en alliant l’énergie à la prudence. Il me semble impossible d’écrire le nom de M. Lloyd George sans rappeler les services exceptionnels qu’il a rendus non seulement comme ministre des Munitions, mais comme l’inspirateur d’une politique vraiment nationale. Quoi qu’il ait fait avant la guerre et quoi qu’il fasse au lendemain de la guerre, ses services actuels le placent à côté des ministres qui ont fait autant pour la grandeur militaire du pays qu’un Marlborough ou un Wellington. Et on ne saurait oublier comment, en plus d’une circonstance, il a parlé de la France et avec quelle conviction émue il a rendu hommage, devant ses compatriotes, au dévouement et à l’abnégation des malheureuses populations atteintes ou menacées par l’invasion.

Au moment où j’écris ceci, et pendant tout le mois de mars, on incorpore les hommes non mariés ; le premier ban des hommes mariés (de dix-neuf à vingt-sept ans) sera appelé le mois prochain ! puis viendront les derniers bans. Dans trois mois, quatre au plus, l’Angleterre possédera son armée nationale tout entière. La révolution sera accomplie, car c’est bien une révolution, « la plus importante qu’ait vue ce pays, » comme l’a dit très justement l’autre soir, devant la Chambre des Lords, celui qui a été le plus intelligent et le plus énergique ouvrier de cette grande œuvre, lord Derby. Le service obligatoire, qui fait de la Grande-Bretagne une nation militaire comme celles du continent, sera-t-il maintenu quand cesseront les hostilités ? Deviendra-t-il une institution permanente, un fragment de la Constitution ? Pour risquer une prédiction à ce sujet, il faudrait savoir comment finira la guerre, si elle aboutira à une simple trêve ou à une paix solide et durable.

Pour le moment, la question du jour est celle-ci : comment l’Angleterre va-t-elle s’y prendre, maintenant qu’elle est privée de ses hommes, pour maintenir le train journalier de sa vie, pour garder ouvertes ses banques, ses boutiques, ses lignes de chemins de fer ? Une chose est certaine : le gouvernement a pris son parti et appliquera la loi avec fermeté. Le langage du premier ministre ne permet pas d’en douter. Il y a trois semaines, il était interrogé dans la Chambre des Communes à propos de ces sottes rumeurs de paix que nos ennemis mettent périodiquement en circulation. Après avoir rappelé, une fois de plus, que l’Angleterre ne pouvait accepter ni même écouter aucune ouverture de paix sans être d’accord avec les Puissances auxquelles elle est liée par un pacte indissoluble, il répétait exactement les mêmes paroles qu’il avait fait entendre au banquet de Mansion House, en novembre 1914 : « Nous ne remettrons pas au fourreau l’épée, que nous n’en avons pas tirée à la légère, avant que la Belgique, — et j’ajouterai aujourd’hui la Serbie, — aient recouvré tout ce qu’elles ont perdu, et plus encore ; avant que la France soit prémunie d’une manière sûre contre toute agression nouvelle ; avant que l’indépendance des petites nationalités européennes ait été établie sur une base inébranlable ; enfin avant que le despotisme militaire de la Prusse ait été complètement et définitivement détruit. »

La Chambre a passionnément applaudi ces paroles auxquelles la lenteur réfléchie de renonciation, détachant et accentuant chaque syllabe, donnait un caractère étrange de force et d’autorité. Elle a eu nettement conscience d’assister à une minute solennelle, à une minute émouvante de l’histoire nationale. Plus d’un auditeur a du se souvenir du temps déjà lointain où Campbell Bannerman, lorsqu’il voyait faiblir les libéraux sous une vive attaque de leurs adversaires, disait à ses partisans : « Allez me chercher le rouleau I » et l’on allait chercher le rouleau, c’est-à-dire M. Asquith, et le rouleau faisait son œuvre. L’autre soir, le rouleau a passé sur les pacifistes et les a écrasés au moment où ils se vantaient encore d’avoir un complice dans le chef du Cabinet.

M. Asquith n’est pas un pacifiste, mais un pacifique, un ministre pour les temps de paix. Ne me dites pas que cela le rend incapable de gouverner l’Angleterre à travers cette grande crise. Pitt était un ministre pour la paix, lui aussi, et cependant il est superflu de rappeler quelle rude guerre il a menée contre la France. Ne me dites pas non plus que Pitt avait du génie et que M. Asquith n’en a point, car il est des heures où l’obstination vaut mieux que le génie. En réalité, c’est l’Angleterre elle-même qui a prononcé, par la bouche de son premier ministre, ces paroles mémorables qui ne peuvent plus être retirées, ni atténuées. Nul, en Europe, après les avoir lues, ne peut douter que l’Angleterre soit invinciblement résolue à jeter, sans réserve, toutes ses forces dans la lutte suprême contre les barbares.