Lettres d’Abélard et d’Héloïse/Tome 1/Lettre première

Traduction par Victor Cousin.
Texte établi par Octave GréardGarnier frères (tome 1p. 3-67).

LETTRE PREMIÈRE

HISTOIRE DES MALHEURS D’ABÉLARD
ADRESSÉE À UN AMI


SOMMAIRE
Cette lettre est adressée par Abélard, du monastère de Saint-Gildas, situé en Bretagne, qu’il dirigeait alors, à un ami, dont le morceau, bien que fort étendu, ne fait pas connaître le nom, et qu’Héloïse, en s’y référant, ne désigne pas non plus dans le morceau suivant. Elle est rédigée sous forme de récit. Abélard y raconte tout au long l’histoire de sa vie depuis son enfance. Toutefois, il ne fait aucune mention de Jean Rosselin, le savant philosophe dont l’évêque Othon de Freisingen, écrivain d’une autorité considérable et son contemporain, affirme qu’il suivit les leçons. Mais il expose en détail les sentiments qui ont inspiré sa conduite ou ses écrits, les persécutions dont il a été l’objet, les fureurs de l’envie qui a animé ses rivaux contre lui, et il en prend occasion pour adresser, en passant, un mot de vive réponse à ses ennemis. Enfin, il paraît avoir écrit cette lettre comme un soulagement pour lui-même plutôt que comme une consolation pour autrui, c’est-à-dire en vue de rendre plus léger le poids de ses infortunes présentes par le souvenir de ses malheurs passés, et d’effacer de son cœur la crainte des périls qui le menacent. Nulle part, en effet, il n’établit entre les chagrins de son ami et les siens aucun rapprochement de nature à en faire sentir la gravité relative


Souvent l’exemple a plus d’effet que la parole pour exciter ou pour calmer les passions humaines. Aussi, après vous avoir fait entendre de vive voix quelques consolations, je veux retracer à vos yeux le tableau de mes propres infortunes : j’espère qu’en comparant mes malheurs et les vôtres, vous reconnaîtrez que vos épreuves ne sont rien ou qu’elles sont peu de chose, et que vous aurez moins de peine à les supporter.

I. Je suis originaire d’un bourg situe à l’entrée de la Bretagne, à huit milles environ de Nantes, vers l’est, et appelé le Palais. Si je dois à la vertu du sol natal ou au sang qui coule dans mes veines la légèreté de mon caractère, je reçus en même temps de la nature une grande facilité pour la science. Mon père, avant de ceindre le baudrier du soldat, avait reçu quelque teinture des lettres ; et plus tard, il s’éprit pour elles d’une telle passion, qu’il voulut faire donner à tous ses fils une éducation littéraire, avant de les former au métier des armes. Et ainsi fut-il réalisé. J’étais son premier-né ; plus je lui étais cher, plus il s’occupa de mon instruction. De mon côté, plus j’avançais avec rapidité dans l’étude, plus je m’y attachais avec ardeur, et tel fut bientôt le charme qu’elle exerça sur mon esprit, que, renonçant à l’éclat de la gloire militaire, à ma part d’héritage, à mes privilèges de droit d’aînesse, j’abandonnai définitivement la cour de Mars pour me réfugier dans le sein de Minerve. Préférant entre tous les enseignements de la philosophie la dialectique et son arsenal, j’échangeai les armes de la guerre contre celles de la logique et sacrifiai les triomphes des batailles aux assauts de la discussion. Je me mis à parcourir les provinces, allant partout où j’entendais dire que cet art était en honneur, et toujours disputant, en digne émule des péripatéticiens.

II. J’arrivai enfin à Paris, où depuis longtemps la dialectique était particulièrement florissante, auprès de Guillaume de Champeaux, considéré, à juste titre, comme le premier des maîtres dans ce genre d enseignement, et je séjournai quelque temps à son école. Mais, bien accueilli d’abord, je ne tardai pas à lui devenir incommode, parce que je m’attachais à réfuter certaines de ses idées, et que, ne craignant pas d’engager la bataille, j’avais parfois l’avantage. Cette hardiesse excitait aussi la colère de ceux de mes condisciples qui étaient regardés comme les premiers, colère d’autant plus grande que j’étais le plus jeune et le dernier venu. Ainsi commença la série de mes malheurs, qui durent encore. Ma renommée grandissant chaque jour, l’envie s’alluma contre moi. Enfin, présumant de mon esprit au delà des forces de mon âge, j’osai, tout jeune encore, aspirer à devenir chef d’école, et déjà j’avais marqué dans ma pensée le théâtre de mon action : c’était Melun, ville importante alors et résidence royale. Mon maître soupçonna ce dessein et mit sourdement en œuvre tous les moyens dont il disposait pour éloigner ma chaire de la sienne, cherchant, avant que je quittasse son école, à m’empêcher de former la mienne et à m’enlever le lieu que j’avais choisi. Mais il avait des jaloux parmi les puissants du pays. Avec leur concours, j’arrivai à mes fins ; la manifestation de son envie me valut même nombre de sympathies. Dès mes premières leçons, ma réputation de dialecticien prit une extension telle, que la renommée de mes condisciples, celle de Guillaume lui-même, peu à peu resserrée, en fut comme étouffée. Le succès augmentant ma confiance, je m’empressai de transporter mon école à Corbeil, ville voisine de Paris, afin de pouvoir plus à l’aise multiplier les assauts. Mais peu après, atteint d’une maladie de langueur causée par un excès de travail, je dus retourner dans mon pays natal ; et pendant quelque temps je fus, pour ainsi dire, séquestré de la France. J’étais ardemment regretté par tous ceux que tourmentait le goût de la dialectique. Quelques années s’étaient écoulées, depuis longtemps déjà j’étais rétabli, quand mon illustre maître, Guillaume, archidiacre de Paris, quitta son habit pour entrer dans l‘ordre des clercs réguliers, avec la pensée, disait-on, que cette manifestation de zèle le pousserait dans la voie des dignités ; ce qui, en effet, ne tarda pas à arriver : car il fut fait évêque de Châlons. Ce changement de profession toutefois ne lui fit abandonner ni le séjour de Paris ni ses études de philosophie, et dans le monastère même où il s’était retiré par esprit de piété, il rouvrit aussitôt un cours public d’enseignement. Je revins alors auprès de lui, pour étudier la rhétorique à son école. Entre autres controverses, j’arrivai, par une argumentation irréfutable, à lui faire amender, bien plus, à ruiner sa doctrine des universaux. Sur les universaux, sa doctrine consistait à affirmer l’identité parfaite de l’essence dans tous les individus du même genre, en telle sorte que, selon lui, il n’y avait point différence dans l’essence, mais seulement dans l’infinie variété des accidents individuels. Il en vint alors à modifier cette doctrine, c’est-à-dire qu’il affirmait toujours l’essence dans un même genre, mais non plus sans différence. Et comme cette question des universaux avait toujours été une des questions les plus importantes de la dialectique, si importante que Porphyre, la touchant dans ses Préliminaires, n’osait prendre sur lui de la trancher et disait : « c’est un point très-grave, » Champeaux, qui avait été obligé de modifier sa pensée, puis d’y renoncer, vit son cours tomber dans un tel discrédit, qu’on lui permettait à peine de faire sa leçon de dialectique, comme si la dialectique eût consisté tout entière dans la question des universaux. Cette situation donna à mon enseignement tant de force et d’autorité, que les partisans les plus passionnés de ce grand docteur et mes adversaires les plus violents l’abandonnèrent pour accourir à mes leçons ; le successeur de Champeaux lui-même vint m’offrir sa chaire et se ranger, avec la foule, parmi mes auditeurs, dans l’enceinte où avait jadis brillé d’un si vif éclat son maître et le mien.


Au bout de peu de temps, je régnais donc sans partage dans le domaine de la dialectique. Quel sentiment d’envie desséchait Guillaume, quel levain d’amertume fermentait dans son cœur, il ne serait point facile de le dire. Il ne put pas longtemps contenir les bouillonnements de son ressentiment, et il chercha encore une fois à m’écarter par la ruse. N’ayant point de motif pour me faire une guerre ouverte, il fit destituer, sur une accusation infamante, celui qui m’avait cédé sa chaire, et en mit un autre à sa place pour me faire échec. Alors, revenant moi-même à Melun, je rétablis mon école, et plus j’étais manifestement poursuivi par l’envie, plus je gagnais en considération, suivant le mot du poëte : « La grandeur est en butte à l’envie ; c’est contre les cimes élevées que se déchaînent les tempêtes. » Peu de temps après, sentant que la sincérité de sa piété était suspecte a la plupart de ses disciples et qu’on murmurait tout haut au sujet de sa conversion qui ne lui avait pas fait un moment quitter Paris, il se transporta, lui, sa petite confrérie et son école, dans une campagne, à quelque distance de la capitale. Aussitôt je revins de Melun à Paris, avec l’espérance qu’il me laisserait la paix. Mais voyant qu’il avait fait occuper ma chaire par un rival, j’allai établir mon camp hors de la ville, sur la montagne Sainte-Geneviève, comme pour faire le siège de celui qui avait usurpé ma place. À cette nouvelle, Guillaume, perdant toute pudeur, revint à Paris, ramenant ce qu’il pouvait avoir de disciples et sa petite confrérie dans un ancien cloître, comme pour délivrer le lieutenant qu’il y avait laissé. Mais, en le voulant servir, il le perdit. En effet, le malheureux avait encore quelques disciples tels quels, à cause de ses leçons sur Priscien qui lui avaient valu quelque réputation. Le maître à peine de retour, il les perdit tous, dut renoncer à son école, et peu après, désespérant de la gloire de ce monde, il se convertit, lui aussi, à la vie monastique. Les discussions que mes élèves soutinrent avec Guillaume et ses disciples après sa rentrée à Paris, les succès que la fortune nous donna dans ces rencontres, la part qui m’en revint, sont des faits que vous connaissez depuis longtemps. Ce que je puis dire avec un sentiment plus modeste qu’Ajax, mais hardiment, c’est que, « si vous demandez quelle a été l’issue de ce combat, je n’ai point été vaincu par mon ennemi. » Je voudrais n’en rien dire, que les faits parleraient d’eux-mêmes, et l’événement le ferait assez connaître.


III. Sur ces entrefaites, Lucie, ma tendre mère, me pressa de revenir en Bretagne. Bérenger, mon père, avait pris l’habit ; elle se préparait à faire de même. La cérémonie accomplie, je revins en France, particulièrement dans l’intention d’étudier la théologie. Guillaume, qui l’enseignait depuis quelque temps, avait commencé à s’y faire un nom dans son évêché de Châlon : il avait reçu les leçons d’Anselme de Laon, le maître le plus autorisé de ce temps.

J’allai donc entendre ce vieillard. C’était à la routine, il est vrai, plutôt qu’à l’intelligence et à la mémoire qu’il devait sa réputation. Allait-on frapper à sa porte et le consulter sur quelque difficulté, on remportait plus de doutes qu’on n’en avait apportés. Admirable aux yeux d’un auditoire, dans une entrevue de consultation il était nul. Il avait une merveilleuse facilité de langage, mais le fond était misérable et vide de raison. Le feu qu’il allumait remplissait la maison de fumée et n’éclairait point. C’était un arbre tout en feuilles qui, de loin, présentait un aspect imposant : de près, et quand on l’examinait avec attention, on trouvait un bois stérile. Je m’en était approché pour recueillir quelque fruit ; je reconnus que c’était le figuier maudit par le Seigneur, ou le vieux chêne auquel Lucain compare Pompée dans ces vers : « Ce n’est plus que l’ombre d’un grand nom : tel le chêne altier dans une campagne féconde. »


La chose reconnue, je ne demeurai pas longtemps oisif sous son ombre. Je me montrai de moins en moins assidu à ses leçons. Quelques-uns de ses disciples les plus distingués en étaient blessés, comme d’une marque de mépris pour un tel docteur. L’excitant donc sourdement contre moi, ils parvinrent, par leurs suggestions perfides, à l’émouvoir de jalousie. Un jour, après la séance de controverse, nous devisions familièrement entre camarades : l’un d’eux, m’ayant demandé insidieusement ce que je pensais de la lecture des livres saints, moi qui n’avais encore étudié que la physique, je répondis que c’était la plus salutaire des lectures, puisqu’elle nous éclairait sur le salut de notre âme, mais que j’étais extrêmement étonné que des gens instruits ne se contentassent point, pour expliquer la Bible, du texte même et de la glose, et qu’il leur fallût un commentaire. Cette réponse fut accueillie par un rire général. On me demanda si je me sentais la force et la hardiesse d’entreprendre une pareille tâche. Je répondis que j’étais prêt à en faire l’épreuve, si l’on voulait. Se récriant alors, et riant de plus belle : « Assurément, dirent-ils, nous y consentons de grand cœur. » — « Eh bien ! repris-je, qu’on cherche et qu’on me donne un texte qui ne soit pas usé avec une seule glose, et je soutiendrai le défi. »

D’un commun accord, ils choisirent une obscure prophétie d’Ézéchiel. Je pris la glose, et je les invitai à venir, dès le lendemain, entendre mon commentaire. Me prodiguant alors des conseils que je ne voulais pas entendre, ils m’engageaient à ne point précipiter une telle épreuve, à prendre plus de temps, dans mon inexpérience, pour trouver et arrêter mon interprétation.Piqué au vif, je répondis que j’avais l’habitude de compter non sur le temps, mais sur mon intelligence ; j’ajoutai que je renonçais à l’épreuve, s’ils ne venaient m’entendre sans autre délai. Ma première leçon réunit, il est vrai, peu de monde : il paraissait ridicule qu’un jeune homme, qui n’avait fait aucune étude des livres saints, les abordât si légèrement. Cependant, ceux qui m’entendirent furent tellement ravis de cette séance, qu’ils en firent un éloge éclatant, et m’engagèrent à donner suite à mon commentaire suivant la même méthode. La chose ébruitée, ceux qui n’avaient pas assisté à la première leçon s’empressèrent à la seconde et à la troisième, tous jaloux de prendre en note mes explications, surtout celles de la première séance.


IV. Ce succès alluma l’envie du vieil Anselme. Déjà excité contre moi, comme je l’ai dit, par des instigations malveillantes, il commença à me persécuter pour mes leçons théologiques, comme avait fait Guillaume pour la philosophie.

Il y avait alors, dans son école, deux disciples qui passaient pour être supérieurs à tous les autres, C’étaient Albéric de Reims et Lotulphe de Lombardie. Ils étaient d’autant plus animés contre moi, qu’ils avaient d’eux-mêmes une plus haute idée. L’esprit troublé par leurs insinuations, ainsi que j’en eus plus tard la preuve, le vieillard m’interdit brutalement de continuer dans sa chaire le commentaire que j’avais commencé, sous le prétexte que les opinions erronées que je pourrais émettre, dans mon inexpérience de la matière, seraient mises à sa charge.

La nouvelle de cette interdiction répandue dans l’école, l’indignation fut grande : jamais l’envie n’avait si ouvertement frappé ses coups. Mais plus l’attaque était manifeste, plus elle tournait à mon honneur, et les persécutions ne firent qu’accroitre ma renommée.

V. Je revins donc peu après à Paris ; je remontai dans la chaire qui m’était depuis longtemps destinée, de laquelle j’avais été expulsé : je l’occupai tranquillement pendant quelques années. Dès l’ouverture du cours, reprenant les textes d’Ézéchiel dont j’avais commencé l’explication à Laon, je pris à tâche d’en terminer l’étude. Ces leçons furent si bien accueillies, que bientôt le crédit du théologien ne parut pas moins grand que n’avait été jadis celui du philosophe. L’enthousiasme multipliait le nombre des auditeurs de mes deux cours ; quels bénéfices ils me rapportaient et quelle gloire, la renommée a dû vous l’apprendre. Mais la prospérité enfle toujours les sots ; la sécurité de ce monde énerve la vigueur de l’âme et la brise aisément par les attraits de la chair. Me croyant désormais le seul philosophe sur terre, ne voyant plus d’attaques à redouter, je commençai, moi qui avais toujours vécu dans la plus grande continence, à lâcher la bride à mes passions ; et plus j’avançais dans la voie de la philosophie et de la théologie, puis je m’éloignais, par l’impureté de ma vie, des philosophes et des saints. Car il est certain que les philosophes, à plus forte raison, les saints, je veux dire ceux qui appliquent leur cœur aux leçons de l’Écriture, ont dû leur grandeur surtout à leur chasteté. J’étais donc dévoré par la fièvre de l’orgueil et de la luxure ; la grâce divine vint me guérir malgré moi de ces deux maladies ; de la luxure d’abord, puis de l’orgueil : de la luxure, en me privant des moyens de la satisfaire ; de l’orgueil que la science avait fait naître en moi, — suivant cette parole de l’Apôtre : « la science enfle le cœur », — en m’humiliant par la destruction de ce livre fameux dont je tirais particulièrement vanité et qui fut brûlé.

VI. Je veux vous initier à cette double histoire ; l’exposition des faits vous la fera mieux connaître que tous les bruits qui en ont couru ; je suivrai l’ordre des événements.

J’avais de l’aversion pour les impurs commerces de la débauche ; la préparation laborieuse de mes leçons ne me permettait guère de fréquenter la société des femmes de noble naissance ; j’étais aussi presque sans relations avec celles de la bourgeoisie. La fortune me caressant, comme on dit, pour me trahir, trouva un moyen plus facile pour me précipiter du faîte de ces grandeurs, et ramener, par l’humiliation, au sentiment du devoir envers Dieu le cœur superbe qui avait méconnu les bienfaits de sa grâce.

Il existait à Paris une jeune fille, nommée Héloïse. Elle était nièce d’un chanoine appelé Fulbert, lequel, par tendresse, n’avait rien négligé pour pousser l’éducation de sa pupille. Physiquement, elle n’était pas mal ; par l’étendue du savoir, elle était des plus distinguées. Ces avantages de l’instruction si rares chez les femmes, ajoutaient à ses attraits : aussi était-elle déjà en grand renom dans tout le royaume. La voyant donc parée de toutes les séductions, je pensai à entrer en rapport avec elle, et je m’assurai que rien ne serait plus facile que de réussir. J’avais une telle réputation, une telle grâce de jeunesse et de beauté, que je croyais n’avoir aucun refus à craindre, quelle que fût la femme que j’honorasse de mon amour. Je me persuadai d’ailleurs que la jeune fille se rendrait à mes désirs d’autant plus aisément, qu’elle était instruite et aimait l’instruction ; même séparés, nous pourrions nous rendre présents l’un à l’autre par un échange de lettres : la plume est plus hardie que la bouche ; ainsi se perpétueraient des entretiens délicieux.

Tout enflammé de passion, je cherchai donc l’occasion de nouer des rapports intimes et journaliers qui familiariseraient cette jeune fille avec moi et l’amèneraient plus aisément à céder. Pour y arriver, j’entrai en relation avec son oncle par l’intermédiaire de quelques-uns de ses amis ; ils l’engagèrent à me prendre dans sa maison, qui était très-voisine de mon école, moyennant une pension dont il fixerait le prix. J’alléguais pour motif que les soins d’un ménage nuisaient à mes études et m’étaient trop onéreux. Fulbert aimait l’argent. Ajoutez qu’il était jaloux de faciliter à sa nièce tous les moyens de progrès dans la carrière des belles-lettres. En flattant ces deux passions, j’obtins sans peine son consentement, et j’arrivai à ce que je souhaitais : le vieillard céda à la cupidité qui le dévorait, en même temps qu’à l’espoir que sa nièce profiterait de mon savoir. Répondant même à mes vœux sur ce point au delà de toute espérance, et servant lui-même mon amour, il confia Héloïse à ma direction pleine et entière, m’invita à consacrer à son éducation tous les instants de loisir que me laisserait l’école, la nuit comme le jour, et quand je la trouverais en faute, à ne pas craindre de la châtier. J’admirais sa naïveté, et ne pouvais revenir de mon étonnement : confier ainsi une tendre brebis à un loup affamé ! Me la donner non-seulement à instruire, mais à contraindre, à châtier, était-ce autre chose que d’offrir toute licence à mes désirs et me fournir, fût-ce contre mon gré, l’occasion de fléchir par les menaces et par les coups, si les caresses étaient impuissantes ? Mais deux choses écartaient de l’esprit de Fulbert tout soupçon injurieux : la tendresse filiale de sa nièce et ma réputation de continence.

Bref, nous fûmes d’abord réunis par le même toit, puis par le cœur. Sous prétexte d’étudier, nous étions tout entiers à l’amour ; ces mystérieux entretiens, que l’amour appelait de ses vœux, les leçons nous en ménageait l’occasion. Les livres étaient ouverts, mais il se mêlait, dans les leçons plus de paroles d’amour que de philosophie, plus de baisers que d’explications ; mais mains revenaient plus souvent à son sein qu’à nos livres ; l’amour se réfléchissait dans nos yeux plus souvent que la lecture ne les dirigeait sur les textes. Pour mieux éloigner les soupçons, j’allais parfois jusqu’à la frapper : coups donnés par l’amour, non par la colère, par la tendresse, non par la haine, et plus doux que tous les baumes. Que vous dirais-je ? dans notre ardeur, nous avons traversé toutes les phases de l’amour ; tout ce que la passion peut imaginer de raffinement, nous l’avons épuisé. Plus ces joies étaient nouvelles pour nous, plus nous les prolongions avec délire : nous ne pourrions nous en lasser. Cependant, à mesure que la passion du plaisir m’envahissait, je pensais de moins en moins à l’étude et à mon école. C’était pour moi un violent ennui d’y aller ou d’y rester ; c’était aussi une fatigue, mes nuits étant données à l’amour, mes journées au travail. Je ne faisais plus mes leçons qu’avec indifférence et tiédeur ; je parlais plus d’inspiration, mais de mémoire ; je ne faisais guère que répéter mes anciennes leçons, et si j’avais assez de liberté d’esprit pour composer quelques pièces de vers, c’était l’amour, non la philosophie qui me les dictait. De ces vers, vous le savez, la plupart, devenus populaires en maint pays, sont encore chantés par ceux qui se trouvent sous le charme du même sentiment.

Quelles furent la tristesse, la douleur, les plaintes de mes disciples, quand il s’aperçurent de la préoccupation, que dis-je ? du trouble de mon esprit ; on peut à peine s’en faire une idée. Une chose aussi visible ne pouvait guère échapper qu’à celui dont l’honneur y était particulièrement intéressé, je veux dire à l’oncle d’Héloïse. On avait essayé de lui donner des inquiétudes ; il n’y pouvait ajouter foi, d’abord, ainsi que je l’ai dit, à cause de l’affection sans bornes qu’il avait pour sa nièce, ensuite à cause de ma réputation de continence. On ne croit pas aisément à l’infamie de ceux qu’on aime, et, dans un cœur rempli d’une tendresse profonde, il n’y a point place pour les souillures du soupçon. De là vient que saint Jérôme écrit dans sa lettre à Sabinien : « Nous sommes toujours les derniers à connaître les plaies de notre maison, et nous ignorons encore les vices de nos enfants et de nos épouses, quand il sont déjà publiquement la risée de la foule. » Mais ce qu’on apprend après les autres, on finit toujours par l’apprendre, et ce qui est connu de tous ne peut rester caché à un seul. Ce fut ce qui, après quelques mois, nous arriva.

Quel déchirement pour l’oncle à cette découverte ! Quelle douleur pour les amants, contraints de se séparer ! Quelle honte, quelle confusion pour moi ! De quel cœeur brisé je déplorais l’affliction de la pauvre enfant ! et quels flots de désespoir souleva dans son âme la pensée de mon propre déshonneur ! Chacun de nous gémissait, non sur notre propre sort, mais sur le sort de l’autre ; chacun de nous déplorait l’infortune de l’autre, non la sienne. Mais la séparation des corps ne faisait que resserrer l’étreinte des cœurs ; privé de toute satisfaction, notre amour s’enflammait davantage ; la pensée du scandale subi nous rendait insensible au scandale, et le sentiment de la honte nous devenait d’autant plus indifférent que la jouissance de la possession était plus douce. Il nous arriva donc ce que la mythologie raconte de Mars et de Vénus surpris ensemble. Peu après, Héloïse sentit qu’elle était mère, et elle me l’écrivit avec des transports d’allégresse, me consultant sur ce qu’elle devait faire. Une nuit, pendant l’absence de Fulbert, je l’enlevai furtivement, ainsi que nous en étions convenus, et je la fis immédiatement passer en Bretagne, où elle resta chez ma sœur jusqu’au jour où elle donna naissance à un fils qu’elle nomma Astralabe.

Cette fuite rendit Fulbert comme fou ; il faut avoir été témoin de la violence de sa douleur, des abattements de sa confusion, pour en concevoir une idée. Que faire contre moi ? Quelles embûches me tendre ? Il ne le savait. Me tuer, me mutiler ? Avant tout, il craignait d’appeler les représailles des miens, en Bretagne, sur sa nièce chérie. Se saisir de moi pour me réduire en chartre privée était chose impossible : je me tenais en garde, convaincu qu’il était homme à oser tout ce qu’il pourrait, tout ce qu’il croirait pouvoir faire. Enfin touché de compassion pour l’excès de sa douleur et m’accusant moi-même du vol que lui avait fait mon amour, comme de la dernière des trahisons, j’allai le trouver ; je le suppliai, je lui promis toutes les réparations qu’il lui plairait d’exiger ; je protestai que ce que j’avais fait ne surprendrai aucun de ceux qui avaient éprouvé la violence de l’amour et qui savaient dans quels abîmes, depuis la naissance du monde, les femmes avaient précipité les plus grands hommes. Pour mieux l’apaiser encore, je lui offris une satisfaction qui dépassait tout ce qu’il avait pu espérer : je lui proposé d’épouser celle que j’avais séduite, à la seule condition que le mariage fût tenu secret, afin de ne pas nuire à ma réputation. Il accepta, il m’engagea sa parole et celle de ses amis, et scella de ses baisers la réconciliation que je sollicitais. C’était pour me mieux trahir.

VII. J’allai aussitôt en Bretagne, afin d’en ramener mon amante et d’en faire ma femme. Mais elle n’approuvait pas le parti que j’avais pris : bien plus, elle me détourna de le suivre pour deux raisons : le péril d’abord, puis le déshonneur auquel j’allais m’exposer. Elle jurait qu’aucune satisfaction n’apaiserait son oncle ; et l’événement le prouva. Elle demandait quelle gloire elle pouvait tirer d’un mariage qui ruinerait ma gloire, et la dégraderait, elle comme moi. Et puis quelle expiation le monde ne serait-il pas en droit d’exiger d’elle, si elle lui ravissait un tel flambeau ! Quelles malédictions elle appellerait sur sa tête ! Quel préjudice ce mariage porterait à l’Église ! Quelles larmes il coûterait à la philosophie ! Combien ne serait-il pas inconvenant et déplorable de voir un homme, que la nature avait créé pour le monde entier, asservi à une femme, et courbé sous un joug honteux ! Elle repoussait donc énergiquement cette union comme un déshonneur et comme une charge pour moi. Elle me représentait à la fois l’avilissement et les difficultés du mariage, difficultés que l’Apôtre nous exhorte à éviter quand il dit : « Es-tu délivré de femme ? ne cherche point femme. Se marier, pour l’homme, n’est point pécher ; ce n’est point pécher non plus pour la femme. Cependant ils seront soumis aux tribulations de la chair, et je veux vous épargner. » Et plus bas : « Je veux que vous soyez sans inquiétude, Que si je ne me rendais ni au conseil de l’Apôtre, ni aux exhortations des Saints sur les entraves du mariage, je devais au moins, disait-elle, écouter les philosophes et prendre en considération ce qui avait été écrit, à ce sujet, soit par eux, soit pour eux, ainsi que le plus souvent les Saints le faisaient avec soin pour nous gourmander. Témoin, disait-elle, ce passage de saint Jérôme, — contre Jovinien, livre I, — où il rappelle que Théophraste, après avoir retracé en détail les intolérables ennuis du mariage et ses perpétuelles inquiétudes, prouve, par les arguments les plus convaincants, que le sage ne doit pas se marier, et couronne ces conseils de la philosophie par cette observation : « Quel est le chrétien qui ne serait pas confondu de trouver une telle argumentation chez Théophraste ? » Dans le même livre, continuait-elle, saint Jérôme cite encore l’exemple de Cicéron, qui, sollicité par Hirtius d’épouser sa sœur après la répudiation de Terentia, s’y refusa formellement, disant qu’il ne pouvait donner à la fois ses soins à une femme et à la philosophie. Il ne dit pas « donner ses soins, » mais il ajoute, ce qui revient au même, « qu’il ne voulait rien faire qui pût balancer pour lui l’étude de la philosophie. »

Mais ne parlons pas, poursuivait-elle, des entraves qu’une femme apporterait à vos études de philosophie, et songez à la situation que vous donnerait une alliance légitime. Quel rapport peut-il y avoir entre les travaux de l’école et le train d’une maison, entre un pupitre et un berceau, un livre ou une tablette et une quenouille, un style ou une plume et un fuseau ? Est-il un homme qui, livré aux méditations de l’Écriture ou de la philosophie, puisse supporter les vagissements d’un nouveau-né, les chants de la nourrice qui l’endort, le va-et-vient du service, hommes et femmes de la maison, la malpropreté de l’enfance ? Les riches le font bien, direz-vous : oui, sans doute, parce qu’ils ont dans leurs palais ou dans leurs vastes demeures des appartements réservés, parce que l’argent ne coûte point à leur opulence et qu’ils ne connaissent pas les soucis de chaque jour. Mais la condition des philosophes n’est pas la même que celle des riches, et ceux qui cherchent la fortune ou dont la vie appartient aux choses de ce monde ne se livrent guère à l’étude de l’Écriture ou de la philosophie. Aussi voyons-nous les philosophes célèbres du temps passé, pleins de mépris pour le monde, quittant, que dis-je ? fuyant le siècle, s’interdire toute espèce de plaisir et ne se reposer que dans le sein de la philosophie. C’est ainsi que l’un d’eux, le grand Sénèque, dit dans ses lettres à Lucilius : « Ce n’est pas dans les moments perdus qu’il convient de se livrer à la philosophie : il faut tout négliger pour s’y livrer sans partage ; on ne lui donnera jamais assez de temps. La laisser de côté pour un moment, c’est presque même chose que d’y renoncer.Toute interruption en fait perdre le fruit. Il faut donc résister aux occupations, et, bien loin d’en accroître l’étendue, les écarter de soi. » Ce que les moines véritablement dignes de ce nom acceptent chez nous en vue de l’amour de Dieu, les philosophes distingués l’ont pratiqué par amour de la philosophie. Chez tous les peuples, en effet, gentils, Juifs ou chrétiens, il s’est de tout temps rencontré des hommes s’élevant au dessus du vulgaire par la foi ou par la sévérité des mœurs, et se séparant de la foule par une continence ou par une austérité singulière. Tels furent, dans l’antiquité, chez les Juifs, les Nazaréens qui se consacraient au service du Seigneur suivant la loi, et les fils des prophètes, et les sectateurs d’Élie et d’Elisée que l’ancien Testament, d’accord avec le témoignage de saint Jérôme, nous représente comme des moines. Telles, plus tard, ces trois sectes de philosophes que Josèphe, dans son dix-huitième livre des Antiquités, distingue sous le nom de Pharisiens, de Saducéens et d’Esséens. Tels, chez nous, les moines qui vivent en commun, suivant l’exemple des apôtres, ou qui prennent pour modèle la vie solitaire et primitive de Jean. Tels enfln chez les gentils, les philosophes ; car c’est moins à l’intelligence de la science qu’à l’austérité des mœurs que ce nom de sagesse ou de philosophie était attribué, ainsi que nous l’apprennent l’étymologie du mot et le témoignage des saints, comme le dit saint Augustin dans ce passage du huitième livre de la Cité de Dieu où il établit la distinction des sectes philosophiques : « L’école Italique eut pour fondateur Pythagore de Samos qui passe pour avoir donné son nom à la philosophie elle-même : avant lui, on appelait sages les hommes qui semblaient l’emporter sur les autres par un genre de vie digne d’éloge ; mais interrogé un jour sur sa profession, il répondit qu’il était philosophe, c’est-à-dire sectateur ou ami de la sagesse, trouvant qu’on ne pouvait sans orgueil faire profession d’être sage. » Cette expression : « Ceux qui semblaient l’emporter sur les autres par un genre de vie digne d’éloge, » indique clairement que les sages chez les gentils, c’est-à-dire les philosophes, devaient ce nom à leurs mœurs plutôt qu’à leur savoir. Quant à la sagesse de leurs mœurs, je ne chercherai pas à en rassembler les preuves ; j’aurais l’air de faire la leçon à Minerve. Mais si les laïques, les gentils oui ainsi vécu, sans être enchaînés par aucune espèce de vœux religieux, vous qui êtes clerc et revêtu du canonicat, irez-vous préférer des voluptés honteuses à votre sacré ministère, vous précipiter dans ce gouffre de Charybde, et bravant toute honte, vous plonger à jamais dans les abîmes de l’impureté ? Si vous ne tenez compte des devoirs du clerc, songez au moins à la dignité du philosophe. A défaut du respect de Dieu, laissez le sentiment de l’honneur mettre un frein à votre impudeur. Rappelez vous que Socrate a été marié et par quelle triste peine il expia cette tache imprimée à la philosophie, comme pour que son exemple servit à rendre les hommes plus sages. Ce trait n’a pas échappé à saint Jérôme qui, dans son premier livre contre Jovinien, écrit au sujet même de Socrate : « Un jour ayant voulu tenir tête à l’orage d’injures que Xantippe faisait tomber sur lui d’un étage supérieur, il se sentit arrosé d’un liquide impur : « Je savais bien, dit-il pour toute réponse, en s’essuyant la tête, que ce tonnerre amènerait la pluie. »

Enfin, parlant en son nom, elle me représentait combien il serait dangereux pour moi de la ramener à Paris, combien le titre d’amante, plus honorable pour moi, lui serait, à elle, plus cher que celui d’épouse, à elle qui voulait me conserver par le charme de la tendresse, non m’enchaîner par les liens du mariage ; elle ajoutait que nos séparations momentanées rendraient les rapprochements d’autant plus doux qu’ils seraient plus rares. Puis voyant que ces efforts pour me dissuader venaient échouer contre ma folie, et n’osant me heurter de front, elle termina ainsi à travers les sanglots et les larmes : « C’est la seule chose qui nous reste à faire, si nous voulons achever de nous perdre tous les deux, et nous préparer un chagrin égal à notre amour. » Et en cela, le monde entier l'a reconnu, elle eut les lumières de l’esprit de prophétie.

Nous recommandons donc à ma sœur notre jeune enfant, et nous revenons secrètement à Paris. Quelques jours plus tard, après avoir passé une nuit à célébrer vigiles dans une église, à l’aube du matin, en présence de l’oncle d’Héloïse et de plusieurs de ses amis et des nôtres, nous reçûmes la bénédiction nuptiale. Puis nous nous retirâmes secrètement chacun de notre côté, et dès lors nous ne nous vîmes plus qu’à de rares intervalles et furtivement, afin de tenir le mieux qu’il serait possible notre union cachée. VIII. Mais Fulbert et les siens, pour se venger de l’affront qu’ils avaient reçu, se mirent a divulguer le mariage et à violer envers moi la foi jurée. Héloïse protestait hautement du contraire, et jurait que rien n’était plus faux. Fulbert, exaspéré, l’accablait de mauvais traitements. Informé de cette situation, je l’envoyai à une abbaye de nonnes voisine de Paris et appelée Argenteuii, où elle avait été élevée et instruite dans sa première jeunesse, et à l’exception du voile, je lui fis prendre, les habits de religion en harmonie avec la vie monastique. A cette nouvelle, son oncle et ses parents ou alliés pensérent que je m’étais joué d’eux et que j’avais mis Héloïse au couvent pour m’en débarrasser. Outrés d’indignation, ils s’entendirent, et une nuit, pendant que je reposais chez moi, dans une chambre retirée, un de mes serviteurs, corrompu à prix d’or, les ayant introduits, ils me tirent subir la plus barbare et la plus honteuse des vengeances, vengeance que le monde entier apprit avec stupéfaction : ils me tranchèrent les purties du corps avec lesquelles j’avais commis ce dont ils se plaignaient, puis ils prirent la fuite. Deux d’entre eux qu’on put arrêter furent privés de la vue et des organes de la génération. L’un d’eux était le serviteur particulièrement attaché à ma personne, que la cupidité avait poussé à la trahison.


Le matin venu, la ville entière était rassemblée autour de ma maison. Dire l’étonnement, la stupeur générale, les lamentations, les cris, les gémissements dont on me fatiguait, dont on me torturait, serait chose difficile, impossible. Les clercs surtout, et plus particulièrement mes disciples, me martyrisaient par leurs gémissements intolérables. Je souffrais de leur compassion plus que de ma blessure ; je sentais ma honte plus que ma mutilation ; j’étais plus accablé par la confusion que par la douleur. Mille pensées se présentaient à mon esprit. De quelle gloire je jouissais encore tout à l’heure ; avec quelle facilité elle avait été, en un moment, abaissée, détruite ! Combien était juste le jugement de Dieu qui me frappât dans la partie de mon corps qui avait péché ! Combien étaient légitimes les représailles de Fulbert qui m’avait rendu trahison pour trahison ! Quel triomphe pour mes ennemis, de voir ainsi le châtiment égalé à la faute ! Quelle peine inconsolable le coup qui me frappait porterait dans l’âme de mes parents et de mes amis ! Comme l’histoire de ce déshonneur sans précédent allait se répandre dans le monde entier ! Où passer maintenant ? Comment paraître en public ? J’allais être montré au doigt par tout le monde, déchiré par toutes les langues, devenir pour tous une sorte de monstre. Ce qui contribuait encore à m’atterrer, c’était la pensée que, selon la lettre meurtrière de la loi, les eunuques sont en telle abomination devant Dieu, que les hommes réduits à cet état par l’amputation ou le froissement des parties viriles sont repoussés du seuil de l’Église comme fétides et immondes, et que les animaux eux-mêmes, lorsqu’ils sont ainsi mutilés, sont rejetés du sacrifice. « Tout animal dont les parties génitales ont été froissées, écrasées, coupées ou enlevées, ne sera pas offert au Seigneur, » dit le Lévitique ; et dans le Deutéronome : « L’eunuque, dont les parties viriles auront été écrasées ou amputées, n’entrera point dans l’église. » Dans cet état d’abattement et de confusion, ce fut, je l’avoue, un sentiment de honte plutôt que la vocation qui me fit chercher l’ombre d’un cloître. Héloïse, suivant mes ordres avec une entière abnégation, avait déjà pris le voile et était entrée dans un monastère. Nous revêtîmes donc tous deux en même temps l’habit religieux, moi dans l’abbaye de Saint-Denis, elle, dans le couvent d’Argenteuil dont j’ai parlé plus haut. On voulait, je m’en souviens, soustraire sa jeunesse au joug de la règle monastique, comme à un insupportable supplice, on s’apitoyait sur son sort ; elle ne répondit qu’en laissant échapper à travers les pleurs et les sanglots, la plainte de Cornélie : « Ô noble époux, si peu fait pour un tel hymen ! Ma fortune avait-elle donc ce droit sur une tête si haute ? Criminelle que je suis, devais-je t’épouser pour causer ton malheur ! Reçois en expiation ce châtiment au-devant duquel je veux aller. » C’est en prononçant ces mots qu’elle marcha vers l’autel, reçut des mains de l’évêque le voile béni et prononça publiquement le serment de la profession monastique.


IX. À peine étais-je convalescent de ma blessure, qu’accourant en foule, les clercs commencèrent à fatiguer notre abbé, à me fatiguer moi-même de leurs prières : ils voulaient que ce que j’avais fait jusque-là par amour de l’argent ou de la gloire, je le fisse maintenant pour l’amour de Dieu ; ils disaient que le talent dont le Seigneur m’avait doué, le Seigneur m’en demanderait compte avec usure, que je ne m’étais guère encore occupé que des riches, que je devais me consacrer maintenant à l’éducation des pauvres ; que je ne pouvais méconnaître que, si la main de Dieu m’avait touché, c’était afin qu’affranchi des séductions de la chair et de la vie tumultueuse du siècle, je pusse me livrer à l’étude des lettres, et de philosophe du monde devenir le vrai philosophe de Dieu. Or l’abbaye où je m’étais retiré était livrée à tous les désordres de la vie mondaine. L’abbé lui-même ne tenait le premier rang entre tous que par la dissolution et l’infamie de ses mœurs. Je m’étais plus d’une fois élevé contre ces scandaleux déportements tantôt en particulier, tantôt en public, et je m’étais ainsi rendu odieux et insupportable à tous ; si bien que, charmés des instances journellement répétées de mes disciples, ils profitèrent de l’occasion pour m’écarter. Pressé par les sollicitations incessantes des écoliers, et cédant à l’intervention de l’abbé et des frères, je me retirai dans un prieuré, pour reprendre mes habitudes d’enseignement ; et telle fut l’affluence des auditeurs, que le lieu ne suffisait pas à les loger, ni la terre à les nourrir. Là, conformément à mon caractère, je me livrai particulièrement à l’enseignement de la théologie. Toutefois je ne répudiai pas entièrement l’étude des arts séculiers dont j’avais plus particulièrement l’habitude et qu’on attendait spécialement de moi ; j’en fis comme une amorce pour attirer ceux qui m’écoutaient, par une sorte d’avant-goût philosophique, à l’étude de la vraie philosophie, selon la méthode attribuée par l’Histoire ecclésiastique au plus grand des philosophes chrétiens, Origène. Et comme le Seigneur semblait ne m’avoir pas moins favorisé pour l’intelligence des saintes Écritures que pour celle des lettres profanes, le nombre de mes auditeurs, attirés par les deux cours, ne tarda pas à s’accroître, tandis que l’auditoire des autres se dépeuplait. Ce qui excita contre moi l’envie et l’inimitié des maîtres. Tous travaillaient à me dénigrer ; mais deux surtout profitaient de mon éloignement pour établir contre moi que rien n’était plus contraire au but de la profession monastique que de s’arrêter à l’étude des livres profanes, et qu’il y avait présomption, de ma part, à monter dans une chaire de théologie sans le concours d’un théologien. Ce qu’ils voulaient, c’était me faire interdire l’exercice de tout enseignement, et ils y poussaient incessamment les évéques, les archevêques, les abbés, en un mot, toutes les personnes ayant nom dans la hiérarchie ecclésiastique.

X. Or il arriva que je m’attachai d’abord à discuter le principe fondamental de notre foi par des analogies, et que je composai un traité sur l’unité et la trinité divine à l’usage de mes disciples, qui demandaient sur ce sujet des raisonnements humains et philosophiques, et auxquels il fallait des démonstrations, non des mots. Ils disaient, en effet, qu’ils n’avaient pas besoin de vaines paroles, qu’on ne peut croire que ce que l’on a compris, et qu’il est ridicule de prêcher aux autres ce qu’on ne comprend pas plus que ceux auxquels on s’adresse ; que le Seigneur lui-même condamne les aveugles qui conduisent les aveugles. Ou vit ce traité, on le lut, et généralement on en fut content, parce qu’il semblait répondre à tous les points du sujet. Et ces points paraissant d’une difficulté transcendante, plus on en reconnaissait la gravité, plus on en admirait la solution. Mes rivaux furieux assemblèrent contre moi un concile. A leur tête étaient les deux meneurs d’autrefois, Albéric et Lotulfe, qui, depuis la mort de nos maîtres communs, Guillaume et Anselme, avaient la prétention de régner et de se porter leurs seuls héritiers. Ils tenaient tous deux école à Reims. Par leurs suggestions réitérées, ils déterminèrent leur archevêque Raoul à appeler Conan, évéque de Préneste, qui remplissait alors en France la mission de légat, à réunir une sorte d’assemblée, sous le nom de concile, dans la ville de Soissons, et à m’inviter à leur apporter ce fameux ouvrage que j’avais composé sur la Trinité. Ainsi fut-il fait. Mes deux rivaux m’avaient tellement calomnié dans le clergé et dans le peuple, qu’il s’en fallut de peu qu’à mon arrivée à Soissons, la foule ne me lapidât, moi et ceux qui m’accompagnaient, sous le prétexte que j’enseignais et que j’avais écrit qu’il y avait trois Dieux. C’était ce qu’on leur avait persuadé. Cependant, à peine entré en ville, j’allai trouver le légat, je lui remis mon livre, l’abandonnant à son examen et à son jugement, et me déclarant prêt, soit à amender ma doctrine, soit à faire réparation, si j’avais rien écrit qui s’écartât des principes de la foi. Le légat m’enjoignit aussi de porter le livre à l’archevêque et à mes deux rivaux, me renvoyant au jugement de ceux qui m’accusaient ; en sorte que la parole divine fut ainsi accomplie envers moi : «  et nos ennemis sont nos juges. » Ceux-ci, après avoir feuilleté et scruté le livre en tous sens, n’y trouvant rien qu’ils osassent produire contre moi à l’audience, ajournèrent à la fin du concile cette condamnation à laquelle ils aspiraient. Pour moi, j’avais employé tous les jours qui avaient précédé le concile à établir publiquement les bases de la foi catholique dans le sens de mes écrits, et tous mes auditeurs exaltaient avec une admiration sans réserve mes commentaires et leur esprit. Le peuple et le clergé, témoins de ce spectacle, commencèrent à se dire : Voici maintenant qu’il parle devant tout le monde, et que personne ne lui répond, et le concile qu’on nous disait réuni principalement contre lui touche à sa fin : est-ce que les juges auraient reconnu que l'erreur est plutôt de leur côté que du sien ? Et ce langage excitait chaque jour davantage la fureur de mes rivaux.



Un jour, Albéric, dans l’intention de me tendre un piège, vint me trouver avec quelques-uns de ses disciples. Après quelques mots de politesse, il me dit qu’il avait remarqué dans mon livre un passage qui l’avait étonné. Dieu ayant engendré Dieu, et Dieu n’étant qu’un, comment pouvais-je nier que Dieu se fût engendré lui-même ? — C’est, répondis-je aussitôt, une thèse que je vais, si vous voulez, démontrer rationnellement. — En telle matière, répondit-il, nous ne tenons point compte de la raison humaine et de notre sentiment : nous ne reconnaissons que les paroles de l’autorité. — Eh bien, lui dis-je, tournez le feuillet et vous trouverez l’autorité. -—- Nous avions justement sous la main le livre, qu’il avait pris avec lui. Je me reportai au passage que je connaissais et qui lui avait échappé ou qu’il n’avait pas voulu voir, parce qu’il ne cherchait dans mon livre que ce qui pouvait me nuire. Et la volonté de Dieu fit que je trouvai aussitôt ce que je voulais. C’était la citation de saint Augustin sur la Trinité, livre Ier : « Celui qui suppose à Dieu la puissance de s’être engendré lui-même se trompe d’autant plus que ce n’est pas à l’égard de Dieu seulement qu’il n’en est pas ainsi, mais à l’égard de toute créature spirituelle ou corporelle : il n’y a absolument rien, en effet, qui s’engendre soi-même. »

A la lecture de cette citation, les disciples d’Albéric, qui étaient là, rougirent de stupéfaction. Quant à lui, cherchant à se retrancher de son mieux : Le tout, dit-il, est de bien comprendre. — Mais, répliquai-je, cela n’est point une opinion nouvelle, et pour le moment, au surplus, il importe peu, puisque ce sont des paroles que vous demandez, et non une interprétation. J’ajoutai que, s’il voulait établir une interprétation et en appeler à la raison, j’étais prêt à raisonner et à lui démontrer par ses propres paroles qu’il était tombé dans l’hérésie de ceux qui prétendent que le père est à lui-même son propre fils. A ces mots, comme fou de fureur, il s’emporta en menaces, s’écriant que ni mes raisonnements ni mes autorités ne me sauveraient. Et là-dessus il se retira.

Le dernier jour du concile, avant l’ouverture de la séance, le légat et l'archevêque eurent avec mes rivaux et quelques autres personnes un long entretien, pour savoir ce qu’on déciderait de moi et de mon livre, qui avait été l’objet principal de la convocation. Comme ni mes paroles ni l’écrit qu’ils avaient tous les yeux ne fournissaient matière à incrimination, il y eut un moment de silence, et mes détracteurs étaient déjà moins hardis, lorsque Geoffroy, évêque de Chartres, qui, par sa réputation de sainteté comme par l’importance de son siège, avait la prééminence sur les autres évêques, prit la parole en ces termes : Vous savez tous, messeigneurs ici présents, que le savoir universel de cet homme et sa supériorité dans toutes les études auxquelles il s’est attaché, lui ont fait de nombreux et fidèles partisans ; qu’il a fait pâlir la renommée de ses maîtres et des nôtres, et que sa vigne, si je puis m’exprimer ainsi, a étendu ses rameaux d’une mer à l’autre. Si vous faites peser sur lui le poids d’une condamnation, sans l’avoir entendu, — ce que je ne pense pas, — sa condamnation, fût-elle juste, blessera bien des gens, et il s’en trouvera plus d’un qui voudra prendre sa défense, alors surtout que nous ne voyons, dans l’écrit incriminé, rien qui ressemble à une attaque ouverte. On dira, selon le mot de saint Jérôme, que la force qui se montre attire les jaloux, et que, suivant le poète, les hautes cimes appellent la foudre. Craignez donc que des procédés violents contre cet homme n’aient d’autre résultat que d’accroître sa renommée, et que, par suite de la malveillance publique, l’accusation ne fasse plus de tort aux juges que la sentence à l’accusé. « Car un faux bruit est vite étouffé, dit le même docteur, et la seconde période de la vie prononce sur la première. » Mais si vous voulez procéder régulièrement, que l’enseignement de cet homme ou que son livre soit produit en pleine assemblée, qu’on l’interroge, qu’il soit mis en demeure de répondre, et qu’ainsi, confondu, il en vienne à confesser sa faute, ou bien qu’il soit réduit au silence, suivant le mot du bienheureux Nicodème qui, voulant sauver Notre-Seigneur, disait : « Depuis quand notre loi juge-t-elle un homme, sans l’avoir entendu, et sans qu’on ait vérifié ce qu’il a fait ? — A ces mots, mes rivaux murmurent et s’écrient : O le sage conseil de vouloir nous faire engager la lutte contre la faconde d’un homme, dont les arguments et les sophismes triompheraient du monde entier ? Certes, il était plus difficile d’engager la lutte avec Jésus lui-même, et cependant Nicodème invitait les juges à l’entendre, suivant l’esprit de la loi. Geoffroy, ne pouvant les amener à sa proposition, essaye d’un autre moyen pour mettre un frein à leur haine. Il déclare que, dans une matière d’une telle gravité, le petit nombre des personnes présentes ne peut suffire, et que la question réclame un examen plus approfondi. Son avis est donc que mon abbé, qui siégeait, me ramène dans mon abbaye, c’est-à-dire au monastère de Saint Denis ; là, on convoquerait un plus grand nombre de docteurs éclairés, lesquels, après mûr examen, statueraient sur le parti à prendre. Le légat approuva cette dernière motion, et après lui, tout le monde. Quelques instants après, il se leva pour aller célébrer la messe avant d’entrer au concile, et il me fit transmettre par l’évêque Geoffroy l’autorisation qui m’était accordée de revenir au monastère pour y attendre le résultat de la mesure adoptée.

Alors mes ennemis, réfléchissant que tout était perdu, si l’affaire se passait hors de leur diocèse, c’est-à-dire en un lieu où ils n’auraient plus droit de siéger, et peu confiants dans la justice, persuadèrent à l’archevêque que ce serait pour lui une grande honte que la cause fût déférée à un autre tribunal, et qu’il y aurait péril à me laisser échapper ainsi. Et aussitôt, courant trouver le légat, ils le firent changer d’avis et l’amenèrent malgré lui à condamner, sans examen, mon livre, à le brûler immédiatement sous les yeux du public, et à prononcer contre moi-même la réclusion perpétuelle dans un monastère éloigné. Ils disaient que, pour justifier la condamnation de mon livre, ce devait être assez que j’eusse osé le lire publiquement et le donner à transcrire à plusieurs personnes sans avoir obtenu la permission du Pape ni celle de l’Église, et qu’il serait éminemment utile à la foi qu’un exemple prévint pour l’avenir une telle présomption. Le légat n’était pas aussi instruit qu’il aurait dû l’être ; en toute chose, il se laissait guider par l’archevêque, comme l’archevêque par eux. Pressentant le résultat de ces intrigues, l’évéque de Châlons m’avertit, et m’engagea vivement à ne répondre à une violence évidente que par un redoublement de douceur. Cette violence si manifeste, disait-il, ne pouvait que leur nuire et tourner à mon avantage. Quant à la réclusion dans un monastère, il n’y avait pas à s’en effrayer, sachant que le légat, qui n’agissait que par contrainte, ne manquerait pas, quelques jours après son départ, de me rendre ma pleine liberté. C’est ainsi que, mêlant ses larmes aux miennes, il me consola de son mieux.

Appelé au concile, je m’y rendis sur-le-champ ; et là, sans discussion, sans examen, on me força à jeter de ma propre main le livre au feu. Il fut brûlé au milieu d’un silence qui ne paraissait pas devoir être rompu, quand un de mes adversaires murmura timidement qu’il avait trouvé écrite cette proposition, que Dieu le Père est seul tout-puissant. Le prélat se récria vivement et répondit que la chose n’était pas possible, qu’un enfant ne tomberait pas dans une telle erreur, puisque la foi commune tient et professe qu’il y a trois tout-puissants. A quoi un docteur des écoles, un certain Terrière, répliqua ironiquement par ce mot de saint Anbroise : « Et cependant il n’y a pas trois tout-puissants, mais un seul tout-puissant. » Son évêque voulut le gourmander et l’arrêter comme coupable de lèse-majesté ; mais Terrière lui tint tête hardiment, et s’écria, empruntant les paroles de Daniel : « Ainsi, fils insensés d’Israël, sans avoir vérifié la vérité, vous avez condamné le fils d’Israël. Revenez sur votre jugement et jugez le juge lui- même, vous qui l’avez établi juge pour l’enseignement de la foi et le redressement de l’erreur ; lorsqu’il devait juger, il s’est condamné par sa propre bouche. L’innocence de l’accusé a été dévoilée aujourd’hui par la miséri- corde divine : délivrez-le, comme autrefois Suzanne, de ses faux accusateurs. » Alors l’archevêque se levant, et changeant un peu la formule, selon l’exigence du moment, confirma, en ces termes, l’opinion du légat : « A coup sûr, monseigneur, le Père est tout-puissant, le Fils tout-puissant, le Saint-Esprit tout-puissant. Quiconque s’écarte de ce dogme est évidemment hors de voies et ne mérite pas d’être entendu. Toutefois, si vous le voulez bien, il serait bon que notre frère exposât sa foi publiquement, afin qu’on pût, selon qu’il conviendra, ou l’approuver, ou la désapprouver, ou la redresser. » Et comme je me levais pour confesser et exposer ma foi avec l’intention d’en développer l’expression à ma manière, mes adversaires dirent que je n’avais pas besoin d’autre chose que de réciter le symbole d’Athanase : ce que le premier enfant venu aurait pu faire aussi bien que moi. Et afin qu’il me fut impossible de prétexter d’ignorance, ils firent apporter le texte écrit pour me le faire lire, comme si la teneur ne m’en était pas familière. Je lus à travers les sanglots, les soupirs et les larmes, comme je pus. Livré ensuite comme coupable et convaincu à l’abbé de Saint-Médard, qui était présent, je suis traîné à son cloître comme à une prison, et aussitôt le concile est dissous.


XI. L’abbé et les moines de ce monastère, persuadés que j’allais leur rester, me reçurent avec des transports de joie et me prodiguèrent toutes sortes d'attentions, essayant vainement de me consoler. Dieu, qui juges les cœurs droits, telle était, tu le sais, la peine qui me dévorait, telle l’amertume de mon cœur, que dans mon aveuglement, dans mon délire, j’osai me révoter et t’accuser, répétant sans cesse la plainte de saint Antoine : « Jésus, mon Sauveur, où étiez-vous ? » Fièvre de la douleur, confusion de la honte,trouble du désespoir, tout ce que j’éprouvai alors, je ne saurais l’exprima1 aujourd’hui. Je rapprochais le supplice infligé à mon corps des tortures de mon âme, et je m’estimais le plus malheureux des hommes. Comparé à l’outrage présent, la trahison d’autrefois me paraissait peu de chose, et je déplorais moins la mutilation de mon corps que la flétrissure de mon nom. J’avais provoqué la première par ma faute ; la persécution qui m’accablait aujourd’hui n’avait d’autre cause que l’intention droite et l’attachement à la foi qui m’avaient poussé à écrire. Cet acte de cruauté et d’injustie avait soulevé la réprobation de tous ceux qui en avaient eu connaissance si bien que les membres du concile s’en rejetaient les uns aux autres la responsabilité. Mes rivaux eux-mêmes se défendaient de l’avoir provoqué, et le légat déplorait publiquement l’animosité du clergé des Francs. Bientôt même, cédant au repentir, ce prélat, qui n’avait, un moment, donné satisfaction à leur malveillance que malgré lui, me tira de cette abbaye étrangère pour me renvoyer dans la mienne. J’y retrouvai dans presque tous les frères d’anciens ennemis. Le dérèglement de leur vie, leurs habitudes de licencieux commerce, dont j’ai parlé plus haut, rendaient suspect à leurs yeux un homme dont ils auraient à supporter les vives censures. Quelques mois à peine s’étaient écoulés, que la fortune leur offrit l’occasion de me perdre.

Un jour, dans une lecture, je tombai sur un passage de l’exposition des Actes des Apôtres de Bède, où cet auteur prétend que Denys l’Aréopagite était évêque de Corinthe, non d’Athènes. Cette opinion contrariait vivement les moines de Saint-Denis, qui se vantent que le fondateur de leur ordre, Denys, est précisément l’Aréopagite. Je communiquai à quelques frères qui m’entouraient le passage de Bède qui nous était opposé. Aussitôt, transportés d’indignation, ils s’écrièrent que Bède était un imposteur, qu’ils tenaient pour plus digne de foi le témoignage d’Hilduin, leur abbé, qui avait longtemps parcouru la Grèce entière pour vérifier le fait, et qui, après en avoir reconnu l’exactitude, avait péremptoirement levé tous les doutes dans son histoire de Denys l’Aréopagite. L’un d’eux me priant alors avec instance de faire connaître mon avis sur le litige de Bède et d’Hilduin, je répondis que l’autorité de Bède, dont les écrits sont suivis par toute l’Église latine, me paraissait plus considérable. Enflammés de fureur, ils commencèrent à crier que je venais de prouver manifestement que j’avais toujours été le fléau du monastère, et que j’étais traître au pays tout entier auquel je voulais enlever une gloire qui lui était particulièrement chère, en niant que l’Aréopagite fut leur patron. Je répondis que je n’avais rien nié, et qu’au surplus il importait peu que leur patron fut Aréopagite ou d’un autre pays, puisqu’il avait obtenu de Dieu une si belle couronne. Mais ils coururent aussitôt trouver l’abbé et lui répétèrent ce qu’ils m’avaient fait dire. Celui-ci s’en réjouit, heureux de trouver une occasion de me perdre ; car il me craignait d’autant plus, qu’il était encore plus mal famé que ses moines. Il réunit donc son conseil, et devant tous les frères assemblés, il me fit de sévères menaces, déclarant qu’il allait immédiatement m’envoyer au roi pour qu’il me punît comme un homme qui avait attenté à la gloire du royaume et porté la main sur sa couronne. Puis il recommanda de me surveiller, jusqu’à ce qu’il m’eût remis entre les mains du roi. Pour moi, j’offris de me soumettre à la règle disciplinaire de l’ordre, si j’avais été coupable : ce fut en vain.

Alors, ne pouvant plus résister au sentiment d’horreur que m’inspirait leur méchanceté, exaspéré par les coups de la fortune et, m’imaginant dans mon désespoir que l’univers entier conspirait contre moi, je profitai de l’aide de quelques frères émus de pitié pour mon sort et de l’appui d’un petit nombre de disciples, pour m’évader secrètement, la nuit, et me réfugier sur une terre du comte Thibaud, située dans le voisinage, et dans laquelle j’avais précédemment occupé un prieuré. Le comte lui-même m’était un peu connu ; il n’ignorait pas mes malheurs et il y compatissait. Je séjournai d’abord au château de Provins, dans une chartreuse de moines de Troyes ; j’avais été autrefois en relation avec le prieur, et il m’aimait beaucoup : il me reçut avec joie et m’entoura de toutes sortes d’attentions. Mais un jour il arriva que notre abbé vint, au château, trouver le comte pour quelques affaires personnelles. Instruit de cette visite, j’allai trouver le comte avec le prieur, le suppliant d’intercéder en ma faveur, et d’obtenir pour moi le pardon et la permission de vivre monastiquement dans la retraite qui me conviendrait le mieux. L’abbé et ceux qui l’accompagnaient mirent la chose en délibération ; car ils devaient rendre réponse au comte, le jour même, avant de repartir. La délibération commencée, ils se dirent que mon intention était de passer dans une autre abbaye, ce qui serait pour eux un affront immense. En effet, ils considéraient comme un titre de gloire que j’eusse choisi leur couvent de préférence à tous, et ils disaient que ce serait pour eux un très-grand déshonneur que je les abandonnasse pour passer chez d’autres. Ils ne voulurent donc rien entendre là-dessus, ni de ma part ni de celle du comte. Ils me menacèrent même de m’excommunier si je ne me hâtais de revenir, et ils firent défense absolue au prieur qui m’avait donné asile de me conserver plus longtemps, sous peine d’être enveloppé dans la même excommunication. Cette décision nous plongea, le prieur et moi, dans la plus grande anxiété.

Cependant l’abbé, qui s’était retiré en persistant dans sa décision, mourut quelques jours après. Un autre lui succéda. Je m’entendis avec l’évêque de Meaux pour le prier de m’accorder ce que j’avais demandé à son prédécesseur. Et comme il ne semblait pas disposé à y acquiescer tout de suite, j’employai l’intermédiaire de quelques amis pour présenter ma requête au roi en son conseil ; j’arrivai ainsi à ce que je désirais. Etienne, alors officier de bouche du roi, fit venir l’abbé et ses amis, leur demanda pourquoi ils voulaient me retenir malgré moi et s'exposer à un scandale inévitable, sans aucun avantage possible, leur genre de vie et le mien étant absolument inconciliables. Je savais que l’avis du conseil était que l’abbaye devait au moins racheter l’irrégularité de ses mœurs par une soumission plus grande, et son attachement aux intérêts temporels par un surcroît de contributions : c’était ce qui m’avait fait espérer que j’obtiendrais facilement l’assentiment du roi et de ses conseillers. Ainsi arriva-t-il. Toutefois, pour que notre monastère ne perdit pas l’honneur qu’il prétendait tirer de mon nom, on ne m’accorda la permission de prendre ta retraite de mon choix qu’à la condition que je ne me placerais sous la dépendance d’aucune abbaye. Cette convention fut réglée, de part et d’autre, en présence du roi et de ses ministres. XII. Je me retirai donc sur le territoire de Troyes, dans une solitude qui m’était connue, et quelques personnes m’ayant fait don d’un morceau de terrain, j’élevai, avec le consentement de l’évèque du diocèse, une sorte d’oratoire de roseaux et de chaume, que je plaçai sous l’invocation de la Sainte-Trinité. Là, caché avec un de mes amis, je pouvais véritablement m’écrier avec le Seigneur : « Voilà que je me suis éloigné par la fuite, et je me suis arrêté dans la solitude.» Ma retraite ne fut pas plus tôt connue, que les disciples affluèrent de toutes parts, abandonnant villes et châteaux pour habiter une solitude, quittant de vastes demeures pour de petites cabanes qu’ils se construisaient de leurs mains, des mets délicats pour des herbes sauvages et un pain grossier, des lits moelleux pour le chaume et la mousse, des tables pour des bancs de gazon.

On aurait cru vraiment qu’ils avaient à cœur de suivre l’exemple des premiers philosophes, au sujet desquels saint Jérôme, dans son IIe livre contre Jovinien, dit : « Les sens sont comme des fenêtres par où les vices s’introduisent dans l’âme. La métropole et la citadelle de l’esprit ne peuvent être prises, tant que l’armée ennemie n’a pas passé les portes. Si quelqu’un prend plaisir à regarder les jeux du cirque, les combats des athlètes, le jeu des histrions, la beauté des femmes, l’éclat des pierreries et des étoffes, et tout le reste, la liberté de son âme se trouve prise par les fenêtres de ses yeux, et alors s’accomplit cette parole du prophète : « La mort est entrée par nos fenêtres. » Lors donc que l’armée des troubles, faisant irruption, aura pénétré dans la citadelle de notre âme, où sera la liberté ? où sera la force ? où sera la pensée de Dieu ? surtout si l’on réfléchit que la sensibilité se retrace les images mêmes des plaisirs passés, réveille le souvenir des passions, force l’âme à en subir de nouveau les effets, et à accomplir, en quelque sorte, des actes imaginaires. Telles sont les raisons qui déterminèrent nombre de philosophes à s’éloigner des villes peuplées et des jardins de plaisance où ils trouvaient réunis la fraîcheur des campagnes, le feuillage des arbres, le gazouillement des oiseaux, le cristal des sources, le murmure des ruisseaux, tout ce qui peut charmer les oreilles et les yeux ; ils craignaient qu’au milieu du luxe et des jouissances, la vigueur de leur âme ne fût énervée, sa pureté souillée. Et, effectivement, il est inutile dé voir souvent les choses qui peuvent séduire, et de s’exposer à la tentation de celles dont on ne pourrait plus se passer. Voilà pourquoi les Pythagoriciens, évitant tout ce qui pouvait flatter les sens, vivaient dans la solitifde et les déserts. Platon lui-même, qui était riche, et dont Diogène foulait un jour le lit sous ses pieds souillés de boue, Platon, afin de pouvoir se livrer tout entier à la philosophie, choisit, pour siège de son académie, une campagne abandonnée et pestilentielle, loin de la ville, afin que la perpétuelle préoccupation de la maladie brisât la fougue des passions, et que ses disciples ne connussent d’autres jouissances que celles qu’ils tireraient de l’étude. Tel fut aussi, dit-on, le genre de vie des fils des prophètes, sectateurs d’Elisée. Saint Jérôme, qui parle d’eux comme des moines de ce temps, dit entre autres choses : « Les fils des prophètes, que l’Ancien Testament nous représente comme des moines, se bâtissaient de petites cabanes vers le cours du Jourdain, et abandonnaient les villes et la société des hommes, pour aller vivre de grains broyés et d’herbes sauvages. » De même, mes disciples, élevant de petites cellules sur les bords de l’Arduzon, ressemblaient plutôt à des ermites qu’à des étudiants.

Mais plus leur affluence était considérable, plus les privations qu’ils s’imposaient, conformément aux prescriptions de mon enseignement, étaient rigoureuses, plus mes rivaux y envisageaient de gloire pour moi et de honte pour eux. Après avoir tout fait pour me nuire, ils souffraient de voir la chose tourner à mon avantage ; et, selon le mot de saint Jérôme, loin des villes, loin des affaires publiques, des procès, de la foule, l’envie, comme dit Quintilien, vint me relancer dans ma retraite. Au fond de leur cœur et tout bas, ils disaient. Tout le monde s’en est allé après lui : nos persécutions n’ont rien fait ; nous n’avons réussi qu’à augmenter sa gloire. Nous voulions éteindre l’éclat de son nom, nous l’avons fait resplendir. Voici que les étudiants, qui ont sous la main, dans les villes, tout ce qui leur est nécessaire, dédaignent les agréments des villes, courent chercher les privations de la solitude et se réduisent volontairement à la misère.

À ce moment, ce fut surtout l’excès de la pauvreté qui me détermina à ouvrir une école : je n’avais pas la force de labourer la terre et je rougissais de mendier. Ayant donc recours à l’art que je connaissais, pour remplacer le travail des mains, je dus faire office de ma langue. De leur côté, mes disciples pourvoyaient d’eux-mêmes à tout ce qui m’était nécessaire : nourriture, vêtements, culture des champs, constructions, si bien qu’aucun soin domestique ne me distrayait de l’étude. Mais, comme notre oratoire ne pouvait contenir qu’un petit nombre d’entre eux, ils se trouvèrent forcés de l’agrandir, et ils le rebâtirent d’une manière plus solide, en pierres et en bois. Fondé d’abord au nom de la Sainte-Trinité, placé ensuite sous son invocation, le sanctuaire fut appelé Paraclet, en mémoire de ce que j’y étais venu en fugitif, et de ce qu’au milieu de mon désespoir, j’y avais trouvé quelque repos dans les consolations de la grâce divine. Cette dénomination fut accueillie par plusieurs avec un grand étonnement ; quelques-uns l’attaquèrent avec violence, sous prétexte qu’il n’était pas permis de consacrer spécialement une église au Saint-Esprit, pas plus qu’à Dieu le Père, mais qu’il fallait, suivant l’usage ancien, la dédier soit au Fils seul, soit à la Trinité.

Leur erreur provenait de ce qu’ils ne voyaient pas la distinction qui existe entre l’Esprit du Paraclet et le Paraclet. En effet, la Trinité elle-même et toutes les personnes de la Trinité, de même qu’elle est appelée Dieu et Protecteur, peut être parfaitement invoquée sous le nom de Paraclet, c’est-à-dire de Consolateur, selon la parole de l’Apôtre : « Dieu béni et le Père de N. S. Jésus-Christ, le père des miséricordes, le Dieu de toutes les consolations, le consolateur de toutes les tribulations ; » et aussi selon ce que dit la Vérité : « Il vous donnera un autre consolateur. » Qu’est-ce qui empêche, puisque toute église est également consacrée au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, et qu’elle est la possession indivise des trois, qu’est-ce qui empêche de dédier la maison du Seigneur au Père ou au Saint-Esprit, aussi bien qu’au Fils ? Qui oserait effacer du frout du vestibule le nom de celui à qui appartient la demeure ? Ou bien encore, puisque le Fils s’est offert en holocauste au Père, et qu’en conséquence, dans la célébration des messes, c’est spécialement au Père que s’adressent les prières et pour lui que se fait le sacrifice, pourquoi l’autel n’appartiendrait-il pas plus particulièrement à celui auquel se rapportent plus particulièrement la prière et le sacrifice ? N’est-il pas plus juste de dire que l’autel appartient à celui auquel on immole, qu’à celui qui est immolé ? Quelqu’un oserait-il prétendre que c’est plutôt l’autel de la croix de Jésus, ou de son sépulcre, ou de saint Michel, ou de saint Jean, ou de quelque autre saint, qui ne sont ni les victimes, ni les objets des sacrifices et des prières ? Chez les idolâtres eux-mêmes, les autels et les temples n’étaient jamais placés que sous l’invocation de ceux qui étaient l’objet des sacrifices et des hommages.

Peut-être dira-t-on qu’il ne faut dédier au Père ni les églises ni les autels, parce qu’il n’existe aucun fait qui puisse justifier une solennité spéciale en son honneur. Mais ce raisonnement, qui ne va à rien moins qu’à enlever le même privilège à la Trinité, n’enlève rien au Saint-Esprit, dont la venue constitue une fête qui lui est spéciale, la solennité de la Pentecôte, de même que la venue du Fils lui assure en propre la fête de la Nativité. En effet, l’Esprit-Saint, qui a été envoyé aux disciples de Jésus-Christ, comme le Fils a été envoyé au monde, peut revendiquer sa fête à lui. Il semble même qu’il y aurait plus de raisons de lui vouer un temple qu’à aucune autre personne de la Sainte-Trinité, pour peu que l’on regarde à l’autorité apostolique et à l’œuvre du Saint-Esprit lui même. Effectivement, l’Apôtre n’assigne de temps particulier à aucune autre personne qu’au Saint-Esprit. Il ne dit pas, en effet, le temple du Père, le temple du Fils, comme il dit le temple du Saint-Esprit, dans la première aux Corinthiens : « Celui qui s’attache au Seigneur n’est qu’un seul esprit avec lui ; » et plus loin : « Ne savez-vous pas que vos corps sont le temple de l’Esprit Saint qui est eu vous, que vous avez reçu de Dieu, et qui ne vient point de vous ? » De plus, qui pourrait méconnaître que les bienfaits des sacrements divins conférés par l’Église sont spécialement dus à l’opération de la grâce divine, c’est-à-dire du Saint-Esprit ? C’est par l’eau et le Saint-Esprit, en effet, que nous renaissons dans le baptême, et que dès lors, nous devenons un temple spécial pour le Seigneur. Pour achever ce temple, l’Esprit-Saint nous est communiqué sous la forme de sept dons, et les effets de la grâce en sont les ornements et la dédicace. Qu’y a-t-il donc d’étonnant que nous attribuions un temple corporel à celui auquel l’Apôtre attribue spécialement un temple spirituel ? À quelle personne une église sera-t-elle plus justement consacrée qu’à celle à l’œuvre de laquelle sont rapportés tous les bienfaits des grâces de l’Église ? Ce n’est pas qu’en appelant mon oratoire Paraclet, j’aie eu l’intention de le dédier à une seule personne ; je lui ai donné cette appellation pour le motif dont j’ai parlé plus haut, c’est-à-dire en mémoire de la consolation que j’y trouvai. Je veux dire seulement que, si j’avais agi dans les intentions qu’on me suppose, je n’aurais rien fait de contraire à la raison, bien que la chose fût étrangère à l’usage.

XIII. Cependant, tandis que j’étais, de corps, caché en ce lieu, ma renommée parcourait le monde et le remplissait de ma parole, comme ce personnage de la fable appelé Écho, sans doute parce qu’il est doué d’un organe puissant, bien qu’il n’y ait rien dessous. Mes anciens rivaux ne se sentant plus par eux-mêmes assez de crédit, suscitèrent contre moi de nouveaux apôtres en qui le monde avait foi. L’un d’eux se vantait d’avoir fait revivre les principes des chanoines réguliers ; l’autre, ceux des moines. Ces hommes, dans leurs prédications à travers le monde, me déchirant sans pudeur de toutes leurs forces, parvinrent à exciter momentanément contre moi le mépris de certaines puissances ecclésiastiques et séculières, et à force de débiter, tant sur ma foi que sur ma vie, des choses monstrueuses, ils réussirent à détacher de moi quelques-uns de mes principaux amis ; quant à ceux qui me conservaient quelque affection, ils n’osaient plus me la témoigner. Dieu m’en est témoin je n’apprenais pas la convocation d’une assemblée d’ecclésiastiques, sans penser qu’elle avait ma condamnation pour objet. Frappé d’effroi, et comme sous la menace d’un coup de foudre, je m’attendais à être, d’un moment à l’autre, traîné comme un hérétique ou un impur dans les conciles ou dans les synagogues. S’il est permis de comparer la puce au lion, la fourmi à l’éléphant, mes rivaux me poursuivaient avec la même animosité que jadis les hérétiques avaient fait Athanase. Souvent, Dieu le sait, je tombai dans un tel désespoir, que je songeais à quitter les pays chrétiens pour passer chez les infidèles, et à acheter, au prix d’un tribut quelconque, le droit de vivre chrétiennement parmi les ennemis du Christ. Je me disais que les païens me feraient d’autant meilleur accueil, que l’accusation dont j’étais l’objet les mettrait en doute sur mes sentiments chrétiens, et qu’ils en concevraient l’espérance de me convertir aisément à leur idolâtrie.

XIV. Sous le coup de ces attaques incessantes, je ne voyais plus d’autre parti que de me réfugier dans le sein du Christ, chez les ennemis du Christ, quand au moment où je trouvais une occasion de me soustraire aux embûches, je tombai entre les mains de chrétiens et de moines mille fois plus cruels et pires que les gentils.

Il y avait en Bretagne, dans l’évêché de Vannes, une abbaye de Saint-Gildas-de-Ruys, que la mort du pasteur laissait sans chef. Le choix unanime des moines, d’accord avec le seigneur du pays, m’appela à ce siège ; le consentement de l’abbé et des frères de mon couvent ne fut pas difficile à nir ; c’est ainsi que la malveillance des Francs me poussa vers l’Occident, comme celle des Romains avait fait jadis saint Jérôme vers l’Orient. Jamais (j’en prends Dieu à témoin), jamais je n’aurais acquiescé à une telle offre, s’il ne se fût agi d’échapper, n’importe comment, aux vexations dont j’étais incessamment accablé. C’était, en effet, une terre barbare, une langue inconnue, une population brutale et sauvage, et chez les moines, des habitudes de vie notoirement rebelles à tout frein. Tel un homme qui, pour éviter un glaive suspendu sur sa tête, se lance de terreur dans un précipice, et, pour retarder d’une seconde la mort qui le presse, se jette dans une autre qui l’attend, tel je me jetai sciemment d’un péril dans un autre. Là, sur le rivage de l’Océan aux voix effrayantes, relégué aux extrémités d’une terre qui m’interdisait toute possibilité de fuir plus loin, je répétais dans mes prières : « Des extrémités de la terre j’ai crié vers vous, Seigneur, tandis que mon cœur était dans les angoisses. » Quelles angoisses, en effet, me torturaient, nuit et jour, corps et âme, quand je me représentais l’indiscipline des moines que j’avais entrepris de gouverner, personne ne l’ignore. Tenter de les ramener à la vie régulière à laquelle ils s’étaient engagés, c’était jouer mon existence, je n’avais pas d’illusion ; d’autre part, ne pas faire, en vue d’une réforme, tout ce que je pouvais, c’était appeler sur ma tête la damnation éternelle. Ajoutez que le seigneur du pays, qui avait un pouvoir sans limites, profitant du désordre qui régnait dans le monastère, avait depuis longtemps réduit l’abbaye sous son joug. Il s’était approprié toutes les terres domaniales et faisait peser sur les moines des exactions plus lourdes que celles mêmes dont les juifs étaient accablés. Les moines m’obsédaient pour leurs besoins journaliers, car la communauté ne possédait rien que je pusse distribuer, et chacun prenait sur son propre patrimoine pour se soutenir lui et sa concubine, et ses fils et ses filles. Non contents de me tourmenter, ils volaient et emportaient tout ce qu’ils pouvaient prendre, pour me créer des embarras, et me forcer, soit à relâcher les règles de la discipline, soit à me retirer. Toute la horde de la contrée étant également sans lois ni frein, il n’était personne dont je puisse réclamer l’aide. Aucun rapport de vie entre eux et moi. Au dehors, le seigneur et ses gardes ne cessaient de m’écraser ; au dedans, les frères me tendaient perpétuellement des pièges. Il semblait que la parole de l’Apôtre eût été écrite pour moi : « Au dehors les combats, au dedans les craintes. »

Je considérais en gémissant combien ma vie était stérile et malheureuse : stérile pour moi comme pour les autres, tandis qu’elle était jadis si utile à mes disciples. Je me disais qu’aujourd’hui que je les avais abandonnés pour les moines, je ne pouvais, ni dans les moines, ni dans mes disciples, produire aucun fruit. J’étais frappé d’impuissance dans toutes mes entreprises, dans tous mes efforts, et l’on pouvait justement m’appliquer ce mot : « Cet homme a commencé à bâtir, et il n’a pu achever. » J’étais au désespoir. Quand je me rappelais les périls auxquels j’avais échappé quand j’envisageais ceux auxquels j’étais exposé, mes épreuves passées ne me paraissaient plus rien, et je me répétais en gémissant : « Ce châtiment est juste : j’ai abandonné le Paraclet, c’est-à-dire le Consolateur, et je me suis précipité moi-même dans la désolation ; pour éviter des menaces, j’ai été chercher le danger. » Ce qui surtout me torturait, c’était la pensée, qu’après avoir abandonné mon oratoire, je ne pouvais prendre les mesures nécessaires pour y faire célébrer l’office divin : l’extrême pauvreté de l’endroit suffisait à peine à l’entretien d’un desservant. Mais le véritable Paraclet apporta lui-même une consolation à cette douleur, et il pourvut à son oratoire, comme il convenait.

Il arriva, en effet, que l’abbé de Saint-Denis ayant réclamé et obtenu comme une annexe autrefois soumise à sa juridiction l’abbaye d’Argenteuil, — dans laquelle ma sœur en Jésus-Christ, plutôt que mon épouse, avait pris l’habit, — expulsa violemment la congrégation des nonnes dont elle était prieure. Les voyant dispersées de tous côtés par l’exil, je compris que c’était une occasion qui m’était offerte par le Seigneur pour assurer le service de mon oratoire. J’y retournai donc ; j’invitai Héloïse à venir avec les religieuses de sa communauté ; et lorsqu’elles furent arrivées, je leur fis donation entière de l’oratoire et de ses dépendances, donation dont, avec l’assentiment et par l’intervention de l’évêque du diocèse, le pape Innocent II leur confirma le privilège à perpétuité pour elles et pour celles qui leur succéderaient. Pendant quelque temps, elles vécurent dans la misère et la désolation. Mais un regard de la divine Providence, qu’elles servaient pieusement, leur apporta bientôt la consolation. Pour elles aussi, le Seigneur se montrant le véritable Paraclet, toucha de pitié et de bienveillance les populations environnantes. En une seule année, j’en atteste Dieu, les biens de la terre se multiplièrent autour d’elles plus que cent années n’auraient pu le faire pour moi, si je fusse resté. C’est que, si le sexe des femmes est plus faible, leur détresse émeut d’autant plus aisément les cœurs ; et, comme aux hommes, leur vertu est aussi plus agréable à Dieu. Or le Seigneur accorda à notre chère sœur, qui dirigeait la communauté, de trouver grâce devant les yeux de tout le monde. Les évêques la chérissaient comme leur fille, les abbés comme leur sœur, les laïques comme leur mère ; tous également admiraient sa piété, sa sagesse et son incomparable douceur de patience. Moins elle se laissait voir, plus elle se renfermait dans son oratoire pour s’absorber dans ses méditations saintes et ses prières, et plus on sollicitait avec ardeur sa présence et les instructions de ses entretiens.

Tous les voisins me blâmaient vivement de ne pas faire ce que je pouvais, ce que je devais, pour venir en aide à la misère du couvent, quand, par la prédication, la chose m’était si facile. Je fis donc aux sœurs des visites plus fréquentes, afin de travailler à leur être utile. Les insinuations malveillantes ne manquèrent pas de s’attacher à ces visites. Ce que le pur esprit de la charité me poussait à faire, mes ennemis, avec leur malignité accoutumée, le tournaient à mal ignominieusement. On voyait bien, disaient-ils, que j’étais encore dominé par l’attrait des plaisirs charnels, puisque je ne pouvais supporter l’absence de la femme que j’avais aimée. Je me rappelais alors la plainte de saint Jérôme dans sa lettre à Asella sur les faux amis : « La seule chose qu’on me reproche, disait-il, c’est mon sexe, et l’on n’y songerait pas, si Paule n’était allée avec moi à Jérusalem. » Et ailleurs : « Avant que je connusse la maison de sainte Paule, c’était sur moi, dans la ville, un concert de louanges ; de l’avis de tous, j’étais digne du souverain pontificat ; mais je sais qu’on arrive au royaume des cieux à travers la bonne et la mauvaise renommée. » Et quand je reportais mon esprit sur les outrages que la calomnie avait fait souffrir à un tel homme, j’en tirais de grands sujets de consolation. Oh ! me disais-je, si mes ennemis trouvaient en moi pareille matière aux soupçons, combien leur malveillance m’accablerait ! Mais aujourd’hui que la divine Providence m’a affranchi des causes mêmes du soupçon, comment se fait-il que le soupçon persiste ? Que veut dire la scandaleuse accusation qu’on élève contre moi ? L’état où je suis repousse tellement l’idée des turpitudes de ce genre, que c’est l’usage de tous ceux qui font garder des femmes d’employer des eunuques. Ainsi le rapporte l’histoire sacrée au sujet d’Esther et des autres femmes d’Assuèrus. C’était un eunuque que ce tout-puissant ministre de la reine Candace, celui que l’Apôtre alla convertir et baptiser, conduit par l’ange. Si de tels hommes ont toujours occupé auprès femmes honnêtes et modestes des postes si élevés et si intimes, c’est qu’ils étaient hors de la portée du soupçon. C’est pour écarter complètement le soupçon, que le plus grand des philosophes chrétiens, Origène, voulant se consacrer à l’éducation des femmes, attenta sur lui-même, au rapport de l’Histoire ecclésiastique (livre VI). Je me disais qu’en cela, la miséricorde divine s’était montrée plus douce pour lui que pour moi ; ce qu’il avait fait lui même avait encouru le blâme, comme un acte peu sage, tandis que, pour moi, c’était une main étrangère qui s’était rendue coupable et qui m’avait affranchi. Mes douleurs mêmes avaient été moindres, par cela seul qu’elles avaient été soudaines et plus courtes : surpris dans mon sommeil, j’avais à peine senti la souffrance de l’exécution. Mais ce que j’avais peut-être subi de moins en souffrance physique était compensé par ce que j’éprouvais des coups prolongés de la calomnie ; les atteintes portées à ma renommée étaient pour moi une torture plus grande que la mutilation de mon corps. Car, ainsi qu’il est écrit, « bonne renommée vaut mieux que grande richesse. » — « Celui qui se fie à sa conscience et néglige sa réputation, » dit aussi saint Augustin dans un sermon sur la vie et les mœurs du clergé, « est cruel à lui-même. » Et plus haut, citant l’Apôtre : « Cherchons à faire le bien, dit-il, non-seulement devant Dieu, mais devant les hommes. Pour nous, c’est assez du témoignage de notre conscience ; pour les autres, il importe que notre réputation ne soit pas souillée et qu’elle brille sans tache. La conscience et la réputation sont deux choses : la conscience est relative à soi-même, la réputation au prochain. »

Mais la malice de mes ennemis aurait-elle épargne le Christ lui-même ou ses membres, c’est-à-dire les prophètes, les apôtres, les saints Pères, s’ils eussent vécu du même temps, quand ils les auraient vus, le corps intact, vivre dans une familiarité intime avec des femmes ? Saint Augustin, dans son livre sur l’œuvre des moines, prouve que les femmes étaient des compagnes si inséparables du Christ et des apôtres, qu’elles les accompagnaient même dans leurs prédications. « C’est ainsi, dit-il, qu’on voyait avec eux des femmes pourvues des biens de ce monde, qui entretenaient autour d’eux l’abondance, en sorte qu’ils ne manquaient d’aucune des choses nécessaires à la vie. » Et ceux qui seraient tentés de croire que ce n’étaient point les apôtres qui permettaient à ces saintes femmes de les suivre partout où ils portaient l’Évangile, n’ont qu’à ouvrir l’Évangile pour reconnaître qu’ils ne faisaient qu’imiter l’exemple du Seigneur. En effet, il est écrit : « Dès lors, il allait par les cités et les villes, évangélisant le royaume de Dieu ; et avec lui, ses douze apôtres et quelques femmes, qui avaient été guéries d’esprits immondes et d’infirmités : Marie-Madeleine, Jeanne, épouse de Cuza, l’intendant d’Hérode, et Suzanne, et plusieurs autres, qui employaient leurs richesses à pourvoir à ses besoins. » D’autre part, Léon IX, réfutant la lettre de Parménien sur le goût de la vie monastique, dit : « Nous professons absolument qu’il n’est pas permis à un évêque, prêtre, diacre, sous-diacre, de se dispenser, pour cause de religion, des soins auxquels il est tenu envers son épouse, non qu’il lui soit permis de la posséder selon la chair, mais il lui doit la nourriture et le vêtement. » Et ainsi vécurent les saints apôtres. « N’avons-nous pas le droit de mener partout avec nous une femme qui serait notre sœur, de même que les frères du Seigneur et Céphas ? » lisons-nous dans saint Paul. Remarquez bien qu’il ne dit pas : N’avons-nous pas le droit de posséder une femme qui serait notre sœur, mais, de mener ; ils pouvaient, en effet, subvenir aux besoins de leurs femmes avec le produit des prédications, sans qu’il existât entre eux de liens charnels. Certes le pharisien qui dit en lui-même, à propos du Seigneur : « Si celui-ci était prophète, il saurait bien qui est celle qui le touche et que c’est une femme de mauvaise vie. » le pharisien pouvait, sans doute, dans l’ordre des jugements humains, former sur le Seigneur des conjectures honteuses plus naturellement qu’on ne l’a fait sur moi ; et tous ceux qui voyaient la Mère du Christ recommandée à un jeune homme, et les prophètes vivant sous le même toit dans l’intimité de femmes veuves, pouvaient en concevoir des soupçons beaucoup plus vraisemblables. Qu’auraient dit encore mes détracteurs, s’ils avaient vu Malchus, ce moine captif dont parle saint Jérôme, vivant avec son épouse dans une commune retraite ? Comme ils auraient condamné ce que le saint docteur exalte en ces termes : « Il y avait là un vieillard, nommé Malchus, né dans l’endroit même ; une vieille femme partageait sa demeure : tous deux pleins de zèle pour la religion, et tellement assidus sur les marches de l’église, qu’on les aurait pris pour le Zacharie et l’Élisabeth de l’Évangile, si Jean avait pu être au milieu d’eux ! » Pourquoi enfin la calomnie ne s’attaque-t-elle pas aux saints Pères qui, ainsi que nous le lisons à chaque page de l’histoire, ainsi que nous l’avons vu, ont établi et entretenu tant de monastères de femmes, à l’exemple des sept diacres par lesquels les apôtres se firent remplacer auprès des religieuses dans tous les soins de l’approvisionnement et du service ! En effet, le sexe faible ne peut se passer de l’aide du sexe fort. Aussi l’Apôtre déclare-t-il que l’homme est la tête de la femme, et c’est en signe de cette vérité qu’il ordonne à la femme d’avoir toujours la tête voilée. C’est pourquoi je ne suis pas médiocrement étonné de voir invétérée dans les couvents l’habitude de mettre des abbesses à la tête des femmes, comme on fait les abbés pour les hommes, et la même règle imposée par les vœux aux femmes qu’aux hommes, bien que cette règle contienne plus d’un point qui ne puisse être observé par des femmes, qu’elles soient supérieures ou subordonnées. Que dis je ! presque partout l’ordre naturel est renversé, et nous voyons les abbesses et les nonnes dominer les prêtres auxquels le peuple est soumis, avec une facilité pour les induire en mauvais désirs d’autant plus grande que plus grand est leur pouvoir, plus étroite leur autorité. C’est ce qu’avait en vue le poète satirique, quand il disait : « Rien n’est plus insupportable qu’une femme riche. »

XV. Après de longues réflexions sur ce point, j’étais résolu à faire de mon mieux pour prendre soin de mes sœurs du Paraclet, administrer leurs affaires, augmenter leurs sentiments de soumission eu les tenant en éveil même par ma présence corporelle, et étendre de plus près ma prévoyance à tous leurs besoins. Poursuivi avec plus de persistance et de fureur par mes fils que jadis par mes frères, je voulais me réfugier auprès d’elles, loin des coups de la tempête, comme dans un port tranquille pour y trouver enfin un peu de repos. Ne pouvant plus faire de bien parmi les moines, peut-être pourrais-je en accomplir un peu pour elles. Ainsi du moins je travaillerais à mon salut avec d’autant plus d’efficacité, que mon soutien était plus nécessaire à leur faiblesse. Mais tels sont les obstacles que la haine de Satan a multipliés autour de moi, que je ne puis trouver un abri pour nie reposer, que dis-je ? pour vivre. Errant, fugitif, il semble que je traîne partout la malédiction de Caïn. Je le répète, « au dehors les combats, au dedans les craintes, » me tiennent incessamment en proie. Bien plus, au dehors et au dedans tout à la fois, c’est un assaut sans cesse renaissant de combats et de craintes. Les persécutions de mes fils sont cent fois plus infatigables et plus redoutables que celles de mes ennemis ; car mes fils sont toujours là, je suis perpétuellement sous le coup de leurs embûches. Pour mes ennemis, s’ils me préparent quelque violence, je les vois venir, quand je sors du cloître, tandis que c’est dans le cloître que j’ai à soutenir contre mes fils, c’est-à-dire avec les moines qui me sont confiés comme à un abbé, comme à un père, une lutte sans relâche de violence et de ruse. Combien de fois n’ont-ils pas tenté de m’empoisonner, comme on l’a fait pour saint Benoit ! La même cause qui décida un si grand pasteur à abandonner ses pervers enfants aurait pu me déterminer à suivre son exemple. Car s’exposer à un péril certain, c’est tenter Dieu et non l’aimer, et courir le risque d’être considéré comme le meurtrier de soi-même. Comme je me tenais en garde contre leurs tentatives de tous les jours en surveillant autant que je le pouvais ce qu’on me donnait à manger et à boire, ils essayèrent de m’empoisonner pendant le sacrifice, en jetant une substance vénéneuse dans le calice. Un autre jour que j’étais venu à Nantes visiter le comte malade, et que j’étais logé chez un de mes frères selon la chair, ils voulurent se défaire de moi à l’aide du poison par la main d’un serviteur de ma suite, comptant, sans doute, que j’étais moins en éveil contre cette sorte de machination. Mais le ciel voulut que je ne touchasse pas aux aliments qui m’avaient été préparés, et un moine que j’avais amené avec moi de l’abbaye, en ayant mangé par ignorance, mourut sur-le-champ ; le frère servant, épouvanté par le témoignage de sa conscience non moins que par l’évidence du fait, prit la fuite.

Dès lors, leur méchanceté ne pouvant plus être mise en doute, je commençai à prendre manifestement des précautions contre leurs pièges ; je m’absentais souvent de l’abbaye, et je restais dans des obédiences avec un petit nombre de frères. Mais lorsqu’ils venaient à apprendre que je devais passer par quelque endroit, ils apostaient sur les grandes routes ou dans les sentiers de traverse des brigands payés à prix d’or pour me tuer. Tandis que j’étais exposé à ces périls de toute sorte, un jour je tombai de ma monture, et la main du Seigneur me frappa rudement, car j’eus les vertèbres du cou brisées. Cette chute m’abattit et m’affaiblit bien plus encore que mon premier malheur. Parfois cependant je tentai de réprimer par l’excommunication cette insubordination indomptable ; j’arrivai même à contraindre quelques-uns des plus dangereux, à me promettre, sous la foi de leur parole ou par un serment public, qu’ils se retireraient pour toujours du monastère et qu’ils ne m’inquiéteraient plus. Mais ils violèrent ouvertement et sans pudeur parole et serments. Enfin l’autorité du pape Innocent, par l’organe d’un légat expressément envoyé, les obligea à renouveler leurs serments sur ce point et sur d’autres, en présence du comte et des évêques. Même depuis lors, ils ne se tinrent pas en repos. Tout récemment, après l’expulsion de ceux dont j’ai parlé, j’étais revenu à l’abbaye, m’abandonnant aux autres qui m’inspiraient moins de défiance : je les trouvai encore pires. Ce n’était plus de poison qu’il s’agissait ; c’était le fer qu’ils aiguisaient contre mon sein. J’eus grand’peine à leur échapper, sous la conduite d’un des puissants du pays. Mêmes périls me menacent encore, et tous les jours, je vois le glaive levé sur moi. À table même, je puis à peine respirer, ainsi qu’il est dit de cet homme qui plaçait le bonheur suprême dans la puissance et dans les trésors de Denys le Tyran, et qui, à la vue d’une épée suspendue sur sa tête par un fil, apprit de quelle félicité sont accompagnées les grandeurs de la terre. Voilà le supplice que j’éprouve à tout instant du jour, moi, pauvre moine élevé à la prélature, et devenu plus misérable en devenant plus grand, afin que, par mon exemple aussi, les ambitieux mettent un frein à leur désir.

Ô mon très-cher frère en Jésus-Christ, mon vieil ami, mon intime compagnon, qu’il me suffise d’avoir, en regard de votre affliction et de l’injustice qui vous a frappé, retracé ces traits des infortunes qui, depuis le berceau, n’ont pas cessé de m’accabler. J’ai voulu, comme je vous le disais en commençant, que, comparant vos épreuves aux miennes, vous pussiez conclure qu’elles ne sont rien ou peu de chose, et que vous arriviez à les supporter avec plus de patience, les trouvant plus légères. Prenez en consolation ce que le Seigneur a prédit à ses membres touchant les membres du démon : « S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi ; si le monde vous hait, sachez que, le premier de tous, j’ai éprouvé la haine du monde ; si vous aviez été du monde, le monde aurait aimé ce qui lui appartenait ; » et ailleurs : « Tous ceux, dit l’Apôtre, qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ souffriront la persécution ; » et encore : « Je ne cherche point à plaire aux hommes : si je plaisais aux hommes, je ne serais pas serviteur de Dieu ; » et le Psalmite : « Ceux qui plaisent aux hommes ont été confondus, parce que Dieu les a rejetés. » C’est dans cet esprit que saint Jérôme, dont je me regarde comme l’héritier pour les calomnies de la haine, dit dans sa lettre à Népotien : « Si je plaisais encore aux hommes, je ne serais pas serviteur du Christ. Il a cessé de plaire aux hommes, et il est devenu le serviteur du Christ. » Le même, écrivant à Asella sur les faux amis, dit : « Je rends grâce à mon Dieu de m’avoir fait digne de la haine du monde ; » et au moine Héliodore : « C’est une erreur, mon frère, oui, c’est une erreur de croire que le chrétien puisse jamais éviter la persécution : notre ennemi, comme un lion rugissant, rôde autour de nous et cherche à nous dévorer. Est-ce là une paix ? Le voleur est en embuscade et guette les riches. »

Encouragés par ces enseignements et par ces exemples, sachons donc supporter les épreuves avec d’autant plus de confiance qu’elles sont plus injustes. Si elles ne servent pas à nos mérites, elles contribuent du moins, n’en doutons pas, à quelque expiation. Et puisque une divine ordonnance préside à toute chose, que chaque fidèle, au moment de l’épreuve, se console par la pensée qu’il n’est rien que la souveraine bonté de Dieu laisse accomplir en dehors de l’ordre providentiel, et que tout ce qui arrive contrairement à cet ordre, il se charge lui-même de le ramener à bonne fin. Voilà pourquoi il est sage de dire sur toute chose : que votre volonté se fasse. Enfin que de puissantes consolations ceux qui aiment Dieu peuvent trouver dans l’autorité apostolique qui dit : « Nous savons que tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu ! » C’est cette vérité qu’avait en vue le sage des sages, lorsqu’il écrivait dans ses Proverbes : « Le juste ne sera pas attristé, quoi qu’il arrive. » Ainsi démontre-t-il que ceux-là s’écartent des sentiers de la justice, qui s’irritent contre une épreuve qu’ils savent dispensée par la main de Dieu ; hommes soumis à leur propre volonté plutôt qu’à la volonté divine, hommes dont la bouche dit : votre volonté soit faite, mais dont au fond le cœur se révolte, et qui font passer leur volonté avant celle du Seigneur. Adieu.