Lettres d’Abélard et d’Héloïse/Tome 1/Introduction
INTRODUCTION
Il est peu de noms aussi populaires que ceux d’Héloïse et d’Abélard. Par leur vie, par leur œuvre, ils appartiennent l’un et l’autre, a dit V. Cousin[1], « à l’histoire de l’esprit humain. » Disciple, puis rival et vainqueur de Guillaume de Champeaux, la colonne des docteurs ; condamné pour la hardiesse de son enseignement, obligé de fuir et partout suivi par sa renommée ; chef d’École et presque martyr de ses opinions, Abélard a la gloire d’avoir, l’un des premiers, introduit dans la théologie les règles de la dialectique et revendiqué, en morale, les droits de la raison : c’est un précurseur de Descartes[2]. Dans une sphère plus modeste, Héloïse ne joue pas un moindre rôle. Dès sa jeunesse, elle étonne et ravit Pierre le Vénérable par l’étendue de son savoir. Saint Bernard, au comble de la puissance, s’avoue vaincu par la fermeté de sa raison. Malgré les liens qui l’attachent invinciblement à Abélard, la cour de Rome la bénit, et la Règle, empreinte d’un libre et sage esprit, qu’elle avait donnée au Paraclet, devient la base des constitutions de tous les monastères de femmes de son temps. Mais il y a quelques années à peine que les titres d’Abélard et d’Héloïse à l’admiration de la postérité ont été mis en lumière ; et ce qui a immortalisé leur souvenir dans les imaginations exaltées, ce sont moins les œuvres qui témoignent de leur génie, que les Lettres qui contiennent l’histoire de leur passion.
Jamais enthousiasme cependant ne reposa sur des textes moins propres à le justifier. On aurait peine à imaginer ce qu’ont fait de cette belle correspondance l’infidélité des traducteurs d’une part, d’autre part et surtout, la séparation établie, systématiquement ou par négligence, entre les quatre premières lettres assez improprement désignées sous le nom de Lettres amoureuses et les dernières plus justement appelées Lettres de direction. Et tel est le déplorable effet des interprétations de fantaisie, quand elles sont une fois entrées dans le goût public, que, de nos jours, lorsque la critique s’est attachée au véritable texte des lettres d’Héloïse et d’Abélard, ne pouvant se résoudre à les accepter telles que la tradition les avait transmises, elle a pris le parti d’en contester l’authenticité.
Quelques mots sur l’origine et les conséquences de ces erreurs séculaires sont nécessaires pour faire comprendre le but que nous nous proposons.
Dès le moyen âge, les lettres d’Abélard et d’Héloïse étaient connues ; l’un des auteurs du Roman de la Rose, Jean de Meung, les avait mises en vers ; le texte même avait été publié au quinzième siècle, d’après un manuscrit latin trouvé dans la bibliothèque de François d’Amboise. Mais c’est du dix-septième siècle que date le zèle déréglé des traducteurs, et c’est Bussy-Rabutin qui paraît lui avoir donné l’essor. « Il n’est pas, ma chère cousine, écrivait-il à Mme de Sévigné, le 12 août 1687, que vous n’ayez ouï parler d’Abélard et d’Héloïse ; mais je ne crois pas que vous ayez jamais vu de traduction de leurs lettres ; pour moi, je n’en connais point. Je me suis amusé à en traduire quelques-unes, qui m’ont donné beaucoup de plaisir. Je n’ai jamais vu un plus beau latin, surtout celui de la religieuse, ni plus d’amour ni d’esprit qu’elle n’en a. Si vous ne lui en trouvez pas, ma chère cousine, ce sera mal fait. Je vous prie que notre ami Corbinelli vous les lise en tiers avec la belle Comtesse, et je réglerai l’estime de mon amusement sur les sentiments que vous en aurez tous trois. » — « Nous croyons, la belle Comtesse et moi, répondait Mme de Sévigné, six jours après, que vous avez tout au moins donné de l’esprit à Héloïse, tant elle en a. Notre ami Corbinelli, qui connait l’original, dit que non ; mais que votre français a des délicatesses et des tours que le latin n’a pas ; et sur sa parole, nous n’avons pas cru le devoir apprendre, pour avoir plus de plaisir à cette lecture : car nous sommes persuadés que rien n’est au-dessus de ce que vous écrivez[3]. » — On le voit, Mme de Sévigné avait été avertie par l’exquise justesse de son jugement : elle ne connaît pas le texte des lettres d’Héloïse et d’Abélard, et elle veut être indulgente à « l’amusement » du galant auteur de l’Histoire amoureuse des Gaules ; mais elle a senti que sa traduction est « au-dessus, » c’est-à-dire à côté de l’original, et elle demeure en défiance[4].
La traduction de Bussy-Rabutin est restée néanmoins, pendant plus d’un siècle, le modèle de tous les imitateurs, prosateurs et poètes[5]. « Je n’ai point suivi l’original latin, dit M. de Beauchamps, dans la Préface de sa traduction, réimprimée trois fois en vingt ans, « les savants le trouvant mauvais ; je leur dirai sans chercher à m’excuser, qu’en 1687, M. le comte de Bussy, et en 1695, M. *** ne s’y sont point assujettis et qu’ils s’en sont bien trouvés. Les Lettres d’Héloïse et d’Abailard ne sont guère connues que de ceux qui les ont lues dans ces auteurs. Les produire sous une autre idée, ce serait les défigurer, et je ne sais si l’on serait bien reçu à le faire. Au reste, comme ces messieurs ont suivi leur imagination, j’ai cru pouvoir suivre la mienne. La poésie donne encore plus de liberté que la prose..... » Une fois dans cette voie, chacun s’y met à l’aise. On sépare les Lettres amoureuses des Lettres de direction. On supprime presque les dernières, on bouleverse l’ordre des autres, sans tenir compte des époques et de la succession des sentiments ; on mutile le texte, on le développe, on le commente, on le traite, comme s’il n’existait pas. Savait-on bien au juste qu’il existât ? En 1723, dom Gervaise parait surpris lui-même d’avoir retrouvé le manuscrit de la bibliothèque de François d’Amboise[6], et sa bonne fortune est publiquement traitée de découverte[7]. Mais Dom Gervaise était resté sous l’influence de Bussy-Rabutin. Entrevues secrètes, mystérieuses confidences, billets en prose et en vers, il ne manque à sa « relation des premières amours d’Héloïse et d’Abélard, » rien de ce qui en avait fait un commerce galant sous la plume de l’auteur de l’Histoire amoureuse des Gaules. Aussi, le charme du roman, à peine rompu un moment, reprend-il bientôt son empire ; après avoir disputé le terrain à la vérité, la fiction finit par en prendre décidément la place. Sous prétexte « d’embellir la réalité[8], » le talent de Pope[9] et l’esprit de Colardeau[10] achèvent de la fausser. « Quand vous dites que les femmes ne savent ni décrire ni sentir l’amour même, écrivait d’Alembert à Rousseau[11], il faut que vous n’ayez jamais lu les lettres d’Héloïse, ou que vous ne les ayez lues que dans quelque poète qui les aura gâtées. » Cinquante ans après, Chateaubriand, qui critique Colardeau et admire Pope, ne connaît d’autres textes que ceux de Pope et de Colardeau[12].
Le besoin d’exactitude et de vérité qui caractérise les travaux de l’érudition moderne a ramené les traducteurs contemporains à un sentiment plus juste ; tel est le caractère des versions de M. Oddoul[13] et du bibliophile Jacob[14]. Mais trop soumis encore à la tradition, M. Oddoul et le bibliophile Jacob ont cru pouvoir çà et là, à l’exemple de leurs devanciers, substituer la libre analyse à la traduction ; et là où ils interprètent rigoureusement, le latin faisant défaut à côté de leur version, il faut les croire sur parole.
Les textes n’avaient jamais été éclairés cependant d’une plus vive et plus abondante lumière. M. de Rémusat venait de publier l’histoire critique de la vie d’Abélard[15], et V. Cousin, une édition complète de ses écrits[16]. Mais, par une anomalie inexplicable, c’est au moment où les Lettres d’Abélard et d’Héloïse étaient rétablies dans leur pureté originale qu’on en contestait l’authenticité. Après avoir été défigurées faute d’une critique qui en fît respecter le texte, elles étaient attaquées par la critique ! La question était soulevée en Allemagne par le savant G. Orelli[17] ; en France, par un juge très-érudit en ces matières, M. Ludovic Lalanne[18]. Isolant des Lettres de direction les Lettres amoureuses, G. Orelli et M. Lalanne considéraient, à des degrés divers, celles-ci comme apocryphes. L’âge d’Abélard, sa situation, celle d’Héloïse, tout leur paraissait rendre invraisemblable cette première partie de la correspondance sur laquelle la plume de M. de Rémusat avait répandu tant de charme. Pour G. Orelli, les Lettres amoureuses étaient l’œuvre d’un habile écrivain qui s’était inspiré de la passion des deux amants. M. Lalanne allait moins loin. Il ne se refusait pas absolument à admettre l’exactitude du fond des Lettres amoureuses ; mais il estimait qu’elles avaient été retouchées, remaniées, arrangées : si bien qu’en fin de compte, et malgré la concession, le doute subsistait sur leur authenticité.
En présence de ces infidélités et de ces controverses, touchant ce grand problème de psychologie et de morale, il nous a semblé qu’il ne serait peut-être pas sans intérêt de présenter, dans leur ensemble intact et sous le contrôle du texte de V. Cousin, placé en regard, les lettres et tous les morceaux qui portent la marque d’un échange de sentiments ou de pensées entre Abélard et Héloïse. Ainsi pourra-t-on suivre exactement les transformations graduelles ou violentes, les réveils soudains, les mouvements étouffés de la passion qui remplit l’âme d’Héloïse jusqu’à son dernier souffle, et qu’Abélard respecte et ménage, alors même que depuis longtemps il a cessé de la ressentir ou qu’il s’est interdit de la partager.
Tel est l’objet de cette traduction nouvelle. Nous voudrions essayer ici d’en marquer le caractère avec précision. Loin de nous la prétention de reprendre dans le détail la dramatique histoire d’Abélard et d’Héloïse. Elle n’est plus à faire. « La Vie d’Abélard, a dit Sainte-Beuve[19], en parlant de la partie biographique de l’ouvrage de M. de Rémusat, est un chef-d’œuvre. » Notre seul dessein est de mettre en lumière les traits essentiels de cette passion sans égale, en les dégageant des erreurs que les imitations et les traductions libres ont accumulées.
I
La Lettre à un Ami, placée en tête des Lettres amoureuses, en est l’introduction. On ignore à qui elle, était adressée. Le correspondant d’Abélard n’était-il qu’un Philinte imaginaire[20] ? La chose ne vaut guère la peine d’être discutée. En réalité, la Lettre à un Ami est une autobiographie d’Abélard, le récit fait par lui-même, douze ans après la catastrophe qui l’avait séparé d’Héloïse, de ses triomphes et de ses disgrâces. Récit d’un étrange et puissant intérêt. On a comparé cette lettre aux confessions de saint Augustin et à celles de J.-J. Rousseau. Elle tient, des premières, en effet, par un fonds de componction sincère ; elle rappelle les autres par les saillies d’un orgueil que des épreuves cruelles ont pu courber, mais non briser, et de ce double sentiment résulte une franchise d’aveux qui ne trouble et n’embarrasse que par ses hardiesses.
Après une jeunesse brillante[21], vouée tout entière à l’étude, « devenu roi sans partage, nous dit-il, dans le domaine de la dialectique, Abélard était entré, comme en triomphe, dans la chaire de Paris, à laquelle sa destinée l’appelait depuis longtemps. » Poëte et musicien, chantant avec goût les vers qu’il faisait avec art, à la gloire du philosophe il unissait celle de l’artiste ; sa renommée s’était étendue par delà l’École ; elle était parvenue jusqu’aux oreilles de la foule. Il avait trente-huit ans à peine, et il semblait avoir épuisé toutes les ambitions de l’esprit. C’est alors, qu’avec une décision tranquille, il aurait cherché les seules satisfactions qu’il ne connût pas encore, les satisfactions de l’amour.
La fortune le caressant, écrit-il, lui offrait dans Héloïse la réunion de tous les attraits. Sans être douée d’une beauté remarquable, Héloïse ne manquait pas de charme. Une rare distinction d’intelligence promettait d’ajouter aux agréments de son commerce les plus exquises voluptés de l’esprit. Son goût pour l’étude servirait à en former le lien. Nulle femme, aussi bien, ne pouvait se refuser aux vœux d’Abélard. Et quel obstacle pouvait-il avoir à redouter ? Point de mère dont la tendresse surveillât le premier essor des sentiments de la jeune fille ; point de père qui prît soin de son honneur ; pour tuteur, un oncle tout entier aux fonctions du canonicat, peu clairvoyant, fier de l’instruction de sa nièce et jaloux de l’accroître, mais sans qu’il lui en coûtât aucun sacrifice. Quel coup de fortune pour le vieillard vaniteux et cupide, que le commerce journalier du maître dont la vertu jusqu’alors avait égalé le génie, et qui ne demandait pour prix de ses leçons que l’hospitalité du toit et de la table de famille !
Ainsi, à prendre les termes de sa confession, Abélard avait, de sang-froid, médité et préparé ses plans. Il nous parait difficile d’être aussi sévère pour lui que lui-même. Évidemment, le dialecticien, s’interrogeant à distance, groupe ici les motifs et les circonstances de sa faute avec plus de logique que d’exactitude. La nature humaine n’est pas si simple dans ses ressorts, et même à leur insu, les grands esprits portent dans leurs fautes une sorte de grandeur. Quelle que soit la pensée qu’Abélard ait d’abord suivie, nul doute que, dans ce cœur impétueux, tous les calculs n’aient bientôt cédé la place à un autre sentiment. La peinture qu’il fait de ses émotions, à douze ans d’intervalle, le défend contre son propre témoignage. Ardeurs des sens, enivrements de l’imagination, ravissement de l’âme, jamais passion n’a été décrite avec une énergie plus pénétrante. Dans son aveuglement, Fulbert avait abdiqué tous ses pouvoirs. Il était permis à Abélard, que dis je ? il lui était prescrit de voir son élève à toute heure du jour, de la plier à sa volonté, d’user même, s’il le fallait, pour la contraindre, des réprimandes et des coups. Ces violences infligées et subies avec ivresse étaient pour les deux amants une source nouvelle d’âpres voluptés. Les pages de la Lettre à un Ami, qui en retracent le souvenir, sont toutes brûlantes des feux de la jeunesse : c’est le pur délire de l’amour[22].
Mais Abélard n’était pas homme à se contenter des jouissances d’un bonheur caché, et il avait aussitôt divulgué le secret de sa passion dans des chants dont Héloïse était l’objet. Fulbert était le seul à ignorer ce que tout le monde savait autour de lui. Comme si ce n’était pas assez des tristesses avérées de la première partie de ce drame, dont tout à l’heure l’intérêt deviendra si pur et s’élèvera si haut, on a pensé que l’ignorance de Fulbert n’était point involontaire, ni désintéressée. Héloïse était pour lui, dit-on, plus qu’une nièce, et dans Abélard il avait espéré trouver un gendre[23]. C’est une double conjecture que rien n’autorise, et contre laquelle protestent les déclarations d’Abélard. « Deux choses écartaient de l’esprit de Fulbert toute mauvaise pensée, écrit-il noblement[24] : l’affection de sa nièce et ma réputation de continence : on ne croit pas aisément à l’infamie de ceux qu’on aime, et dans un cœur rempli d’une tendresse profonde, il n’y a point place pour les souillures du soupçon. »
La découverte de la vérité fut pour le vieillard un coup de foudre, en même temps qu’elle plongea dans le désespoir les deux amants. L’expression d’Abélard, à ce moment de son récit, — il faut encore le noter, — est véritablement empreinte de douleur. La peine de Fulbert le confond de honte ; il gémit sur la faute d’Héloïse et sur la sienne. Mais la violence de la passion l’emporte. « La séparation n’avait fait qu’aviver leurs ardeurs, et la pensée du scandale subi les rendait insensibles au scandale. » Un jour, ils furent surpris ; et peu après, Héloïse sentit qu’elle était mère. Il fallait prendre une résolution. Profitant d’une absence de Fulbert, Abélard la détermina à fuir, sous un costume de religieuse, et elle alla chercher un asile chez sa sœur, en Bretagne, où elle donna naissance à Astrolabe.
Pour lui, il était resté à Paris, et, à partir de ce moment, il devient impossible d’atténuer les termes de sa confession. Jusqu’à présent du moins, l’impétuosité de ses sentiments en avait, comme il le fait dire à Dinah dans une de ses élégies, « presque justifié la faute[25]. » S’il avait ravi l’amour d’Héloïse, il lui avait tout sacrifié, travaux, leçons, renommée. Mais ici le fond de son caractère va se découvrir tristement.
La fuite d’Héloïse avait rendu Fulbert comme fou. On doit croire Abélard, quand il répète qu’une telle douleur l’avait touché de pitié. Mais ce qui l’émeut davantage, c’est le sentiment de son propre péril. Il n’était pièges, embûches, que Fulbert ne méditât. Comme les esprits faibles, le vieillard était passé de la crédulité à la fureur. La seule pensée qui arrêtât sa main, c’était la crainte d’appeler les représailles, en Bretagne, sur la tête de sa nièce bien-aimée. L’humeur altière d’Abélard n’était pas faite pour se soumettre longtemps à cette sourde menace. En toute chose, le but qu’il s’était proposé une fois atteint, la prolongation de la lutte lui devenait insupportable. Il est clair d’ailleurs que, dès cette époque, sa passion commençait à se refroidir, et qu’il avait hâte de reprendre librement sa vie d’étude, d’enseignement et de dispute.
C’est dans ces dispositions d’esprit qu’il se détermina à offrir à Fulbert la réparation qui lui était due. Mais, par un singulier renversement des rôles, il se présente en victime. Ce qu’il a fait, dit-il, ne surprendra aucun de ceux qui ont éprouvé la violence de l’amour : on sait dans quels abîmes les femmes ont, de tout temps, entraîné les plus grands hommes. Toutefois il consentira à épouser celle qu’il a séduite, pourvu que sa réputation n’en souffre pas, c’est-à-dire, à la condition que le mariage reste secret[26]. Étrange infatuation de l’orgueil ! Le souvenir de l’abnégation d’Héloïse n’amène même pas sous sa plume une expression de regret ! Loin de là, et comme pour mieux faire mesurer la grandeur du sacrifice qu’il s’imposait, il analyse longuement les objections que, dans l’exaltation du dévouement le plus tendre, Héloïse élevait contre son dessein. Les événements qui en suivirent la réalisation achèvent de mettre son cœur à nu.
Malgré le mystère dont il l’avait entourée, leur union secrète avait été bientôt connue. Transporté de colère, Abélard avait enfermé Héloïse à l’abbaye d’Argenteuil. À cette nouvelle, Fulbert perdit toute mesure. On sait sa cruelle et indigne vengeance. Rien ne saurait l’excuser. Mais comment justifier Abélard ? Ce qui domine dans le récit qu’il nous retrace de ses souffrances, c’est le sentiment de l’outrage fait à son orgueil, le désespoir de sa carrière brisée dans l’Église comme dans le siècle, la pensée du cloître, seule perspective qui lui restât ouverte. Quant à Héloïse qui, oubliant sa propre douleur, succombait sous le poids de celle dont elle se faisait généreusement la cause unique, il semble ne se souvenir d’elle que pour la contraindre à embrasser avec lui, et, — impitoyable témoignage de défiance, — avant lui, la profession monastique[27].
Plus de dix ans se passent alors, dix ans d’indifférence et d’oubli. La passion de la lutte philosophique l’avait ressaisi tout entier. Guillaume de Champeaux et Anselme de Laon étaient morts. Deux de ses disciples, Albéric et Lotulfe, avaient la prétention de se porter leurs seuls héritiers. Abélard était rentré dans l’arène, où il devait trouver les deux plus redoutables adversaires du siècle, Norbert de Chartres et saint Bernard. Sa profession nouvelle lui faisait de l’enseignement théologique un devoir. Écarté de l’abbaye de Saint-Denis où il avait d’abord trouvé asile ; condamné pour les hardiesses de ses propositions sur la Trinité par le concile de Soissons ; contraint de jeter son livre au feu de sa propre main, et relégué dans le cloître de Saint-Médard ; peu après réintégré à Saint-Denis, mais exaspéré par les coups multipliés de la fortune, comme s’il ne les eût pas lui-même le plus souvent appelés, et se croyant en butte aux persécutions du monde entier, il avait fini par s’enfuir en Champagne, sur une terre du comte Thibaut. Là, sa renommée avait, en peu de temps, rassemblé la foule autour de son oratoire de chaume et de sa chaire de gazon. Les disciples arrivaient de toute part, abandonnant les villes et les châteaux. Il semblait revenu aux plus beaux jours de son enseignement. Mais bientôt sa confiance agressive et le nom de Paraclet donné au temple qu’il avait fondé, avaient réveillé les inimitiés de ses adversaires. S’attendant chaque jour à être traîné devant un concile comme hérétique, il se disposait, dit-il, à quitter les pays chrétiens pour passer chez les infidèles, dût-il acheter au prix d’un tribut le droit de vivre chrétiennement parmi les ennemis du Christ, quand le choix unanime des moines de l’abbaye de Saint-Gildas de Ruys, en Bretagne, d’accord avec le seigneur du pays, l’appela à la tête du couvent.
Sur ces entrefaites, l’abbé de Saint-Denis avait, à la suite de graves désordres, réclamé comme une annexe autrefois soumise à sa juridiction l’abbaye d’Argenteuil, et expulsé la communauté dont Héloïse était devenue prieure. Ce fut alors qu’Abélard reporta vers elle sa pensée. Il l’invita à s’établir au Paraclet avec ses religieuses, et lui en fit don. Il revint lui-même à son oratoire, à diverses reprises, pendant deux ans, et les violences des moines de Saint-Gildas lui rendant le séjour de son abbaye intolérable, il semble même qu’il ait un moment songé à s’y faire une retraite où, « comme dans un port, il pût goûter la tranquillité qui partout ailleurs lui échappait. » Mais les calomnies ne lui permirent pas de continuer ses visites, et bientôt elles l’obligèrent à les cesser entièrement. Était-il effectivement rentré en rapport avec Héloïse ? C’est une question sur laquelle la critique est divisée[28]. Le juge le plus autorisé à la résoudre, M. de Rémusat, évite de se prononcer[29]. Il ne nous parait pas impossible d’arriver, d’après les textes, à une certitude satisfaisante. Ce qui fait la difficulté, c’est qu’Héloïse déclare expressément, dans sa première lettre, qu’elle n’a jamais revu Abélard depuis sa conversion[30]. Cependant il n’est point contestable qu’Abélard soit venu et qu’il ait, à divers moments, séjourné au Paraclet pour la donation du couvent d’abord, puis, soit pour l’instruction des religieuses, soit pour des prédications publiques dont le revenu constitua les premières ressources de la communauté[31] ; Héloïse ne nie le fait en aucune façon. Mais de quoi se plaint-elle ? De n’avoir eu avec lui aucun de ces entretiens personnels, par écrit ou de vive voix, qu’elle appelle avec tant d’ardeur dans ses premières lettres[32]. Rien n’empêche donc de croire qu’elle ait vu et entendu Abélard à la tête de sa communauté ; ce qui suffit pour expliquer les calomnies qui se produisirent aussitôt[33]. Mais elle n’avait jamais obtenu de lui cette direction intime dont sa passion non moins que sa foi avait besoin, et voilà ce dont elle gémit.
Quoi qu’il en soit, si insuffisant que pût être pour Héloïse ce rapprochement, après dix ans de séparation et de silence, il n’avait pas laissé de produire dans l’esprit d’Abélard une impression profonde. Les dernières pages de la Lettre à un Ami sont comme détendues. L’âpreté des premiers souvenirs a fait place à une sorte de tristesse émue. Abélard rend hommage aux vertus d’Héloïse, et l’on sent que le jour n’est pas loin où, condescendant à sa prière, il la soutiendra de ses conseils et de ses encouragements.
Telle est la succession des sentiments qu’une étude attentive de la Lettre à un Ami permet de saisir dans le cœur d’Abélard ; et elle n’est pas, autant qu’on le voudrait, à l’honneur de son caractère. Sans doute, il faut faire la part de la réserve que lui imposaient sa profession et l’implacable vigilance de ses ennemis. Mais quelque effort que l’on fasse pour entrer dans cette situation, et malgré ce que les lignes suprêmes de sa confession ont presque de touchant, la persistance du sentiment personnel, tour à tour superbe ou indifférent, parfois cruel, qui la remplit, laisse une impression pénible. Quand on en rapproche ce qu’elle fait entrevoir de l’abnégation d’Héloïse, cette impression devient plus pénible encore.
De la jeunesse et de l’éducation d’Héloïse, nous ne savons guère que ce qu’Abélard nous en apprend, et il ne nous en apprend que ce qu’il importe à sa propre gloire de nous faire connaître. Quelques biographes prétendent qu’elle tenait, par sa mère, à la race des Montmorency[34]. Le silence d’Abélard ne peut laisser aucun doute sur ce point ; il n’aurait pas manqué de faire allusion à une filiation flatteuse pour son orgueil, et il se borne à constater, au sujet du nom d’Héloïse — qu’il rapproche de l’un des noms du Seigneur, Héloïm, — un signe de sainte prédestination[35]. D’après Abélard également, tout ce que l’on peut dire de sa figure, c’est que, contrairement au portrait trop poétique de l’auteur du Roman de la Rose[36], elle n’avait rien qui la distinguât. Son témoignage, plus explicite sur la rare aptitude dont elle était douée pour toutes les choses de l’esprit, est confirmé par Hugues de Métel[37] et par Pierre le Vénérable. « Je n’avais pas franchi les bornes de l’adolescence, écrivait le savant abbé de Cluny[38], quand j’entendais dire qu’une femme, encore retenue dans les liens du siècle, se consacrait à l’étude des lettres, et, chose peu commune, de la sagesse, sans que les plaisirs du monde, ses frivolités et ses désirs pussent l’en arracher. » Suivant Abélard, Héloïse, outre le latin, savait le grec et l’hébreu. Par là il faut entendre, sans doute, qu’elle comprenait les mots de grec et d’hébreu que ramenait le plus ordinairement sous ses yeux l’étude de la théologie. Quant au latin, ses lettres attestent qu’elle possédait et qu’elle maniait habilement la langue. Elle se plaît à citer Sénèque, et c’est évidemment son style qu’elle a pris pour modèle. Quelle est la part qui revient à Abélard dans cette éducation ? Il serait difficile de le dire. Les premières années d’Héloïse s’étaient passées au couvent d’Argenteuil. Elle avait ensuite reçu les leçons de Fulbert, et sans doute aussi celles de quelques clercs, que Fulbert, si fier de la supériorité de son intelligence, lui avait donné pour maîtres. Mais ce qu’elle avait appris n’avait fait qu’allumer dans son vif et solide esprit le désir d’apprendre, et l’on a pu dire que « l’amour fut d’abord chez elle un désir de la science[39]. » Son imagination, excitée plutôt que satisfaite, rêvait, au delà du champ qu’il lui avait été donné de parcourir, de plus vastes horizons.
Que l’on se représente maintenant, à l’extrémité d’une des ruelles entassées au pied des tours de Notre Dame, une humble demeure, enfoncée d’un côté et comme perdue dans l’ombre de la cathédrale, ouverte de l’autre aux libres et vivants espaces du quai de la Grève et du port Saint-Landry[40] : c’est là que, dans le silence d’une studieuse retraite, sous une tutelle plus affectueuse qu’éclairée, vivait cette jeune fille de seize ans, l’esprit replié sur lui-même, le cœur ardent. À quelques pas, dans les cloîtres qui formaient comme le rempart de Notre-Dame, était établie l’école où Abélard régnait. Plus d’une fois, les méditations et les rêves de la jeune fille avaient été traversés par les clameurs enthousiastes de la troupe des clercs reconduisant à sa demeure l’irrésistible dialecticien. Plus d’une fois aussi, peut-être, mêlée à la foule, elle l’avait vu passer, le front rayonnant, la démarche haute, parmi les milliers d’auditeurs que lui envoyaient « la Bretagne, l’Angleterre, le pays des Suèves et des Teutons, Rome même, et que ne suffisaient plus à loger les hôtelleries de la Cité. » Et un jour, ce fut à elle qu’au sortir de ces triomphes, le maître souverain de l’éloquence et de la philosophie vint rapporter une gloire dont l’éclat faisait pâlir celle des empereurs et des rois. Tout ce qu’il y avait dans l’esprit, dans le cœur, dans l’imagination de la jeune fille, de passion naissante, s’épanouit aussitôt et se fixa. Deux talents, entre tous, achevèrent de ravir son âme : la verve du poète et la grâce du chanteur[41]. Mais bientôt science, gloire, génie, talents, tout s’effaça devant un charme unique. « Dieu m’en est témoin, disait-elle[42] ; en toi, je n’ai jamais cherché, jamais aimé que toi. »
Le coup qui la surprend dans cette ivresse généreuse la trouve prête à tous les sacrifices. Le résumé de ses objections au projet formé par Abélard de l’épouser secrètement, — résumé que nous trouvons dans la Lettre à un Ami, — s’applique-t-il à une lettre ou à un entretien ? on ne sait. Qu’il s’agisse d’une lettre ou d’un entretien, ces pages peuvent être considérées comme les premières que nous ayons d’Héloïse, et elles ne sont pas les moins saisissantes.
Nous avons rappelé qu’elle était partie en Bretagne par l’ordre d’Abélard. Elle attendait son ordre pour en revenir. Il était allé la retrouver, dans le dessein de la ramener. Noble abnégation d’un amour où la fermeté le dispute à la tendresse ! Tandis qu’Abélard n’a aucun souci du sacrifice d’Héloïse, Héloïse ne songe qu’aux intérêts de la gloire d’Abélard. Elle se défend de la pensée d’une légitime union comme d’un crime. Priver l’Église et le siècle d’une telle lumière, asservir aux voluptés de la chair un clerc désigné aux dignités les plus hautes, courber sous le joug de la famille un homme fait pour gouverner le monde ! Pères de l’Église, sages de la Grèce, textes de la Bible, elle met tout en œuvre pour dissuader Abélard. Ce n’est pas assez de le détourner du mariage ; elle voudrait l’en dégoûter. Ce sentiment maternel qui l’avait fait tressaillir d’allégresse, elle le dégrade, elle le rabaisse à plaisir. Bon pour ceux dont les loisirs et la fortune s’accommodent à toutes les nécessités, de prendre le souci d’une maison. Mais est-il possible à un philosophe de se livrer aux méditations de la sagesse au milieu du train d’un ménage ? Quant à elle, qu’importe le nom dont on l’appelle, amante, maîtresse, ou fille de joie ? le plus humble, le plus déshonorant, le dernier de tous, voilà celui qu’elle réclame, comme le plus glorieux, comme le plus doux… Son désir, d’accord avec son devoir, est donc de rester en Bretagne. La faire revenir à Paris ne peut être qu’un danger. Elle jouira plus rarement, il est vrai, de la présence de son bien aimé ; mais les tristesses de l’éloignement rendront la joie des moments de réunion plus délicieuse ; et c’est seulement par le libre lien d’une tendresse dévouée qu’elle veut qu’il la laisse s’enchaîner à sa vie[43].
Abélard rappelle que, comme dernier argument, Héloïse lui prédit la séparation à laquelle ils étaient réservés ; et il explique cette sorte de prophétie par la connaissance qu’elle avait du caractère vindicatif de Fulbert. Bien qu’Héloïse, qu’un sentiment de piété filiale sincère, non moins que son élévation d’âme naturelle, tient au-dessus de toute récrimination, ne laisse échapper aucun reproche à l’adresse de son oncle, on peut croire qu’elle n’était point sans inquiétude sur l’effet de ses menaces. Mais à la vérité, c’est d’elle-même, d’elle seule, de sa passion, qu’elle tire les raisons dont elle voudrait convaincre Abélard. À quelque parti qu’il se résolût, et quoi qu’il dût arriver, pour elle, elle ne s’était pas donnée à demi. Le mariage accompli, en vain Fulbert la presse d’obsessions et d’outrages ; elle observe la foi jurée à son époux et le respecte lui-même dans ses violences[44]. En vain, au moment de s’engager dans les vœux de la profession monastique, ses amis la poursuivent de leurs instances jusqu’au pied de l’autel pour l’y soustraire : s’enveloppant la tête du voile béni, et répétant d’une voix entrecoupée de sanglots les vers mis par Lucain dans la bouche de Cornélie après la mort de Pompée, elle consomme de ses propres mains ce qu’elle appelle son expiation, ce qu’au sens profane du mot on pourrait appeler son martyre.
Par une singulière perversion d’imagination, les divers traducteurs des lettres d’Abélard et d’Héloise ont interprété au gré des préjugés et des passions de leur siècle ce sacrifice sublime. L’auteur du Roman de la Rose, et Villon, dans sa ballade, s’inspirant de leurs ressentiments contre la vie claustrale du moyen âge, prêtent au désespoir d’Héloïse une pointe d’ironique dépit. Entre les mains de Bussy-Rabutin et de ses imitateurs, elle devient une sorte de Longueville repentante, poussée au couvent par le remords de ses fautes. Le dix-huitième siècle en fait une religieuse contrainte et rebelle[45]. De nos jours, sous l’influence des idées de Werther, de René, d’Obermann, on s’est demandé comment elle n’avait pas plutôt cherché dans la mort le remède et la fin de ses souffrances[46]. Et l’on n’a pas senti qu’il n’y avait place dans son âme ni pour le dépit, ni pour le repentir, ni pour la révolte, ni pour une résolution personnelle, quelle qu’elle pût être ! Famille, honneur, religion, Héloïse a tout immolé à Abélard ; elle a anéanti sa volonté dans la sienne ; elle ne s’est rien réservé d’elle-même, rien que le droit de se faire tout à lui. Ce qu’une instruction d’une profondeur et d’une étendue peu communes pour son siècle avait développé dans son âme d’énergies généreuses et de pieuses tendresses, s’est soudain converti en un sentiment unique. Elle aime Abélard, elle aime la créature, comme les grands saints aiment Dieu, d’un amour absolu, infini. Au moment de prendre le voile, la seule pensée qui l’eût pénétrée de douleur, c’est qu’Abélard eût pu suspecter l’élan spontané de son immolation. « Moi qui sur un mot, Dieu le sait, dit-elle[47], t’aurais, sans hésiter, précédé ou suivi jusque dans les abîmes enflammés des enfers ; car mon cœur n’était plus avec moi, mais avec toi et tout en toi ! » Et, en effet, n’avait-elle pas accepté la plus cruelle de toutes les morts, l’oubli[48] ?
Par une interprétation plus déplorable encore, on a supposé qu’elle n’était pas restée étrangère aux désordres qui avaient motivé la dispersion du couvent d’Argenteuil[49]. Soutenir une telle conjecture, c’est n’avoir rien compris de cette âme que, pendant plus de quarante ans, une seule image a possédée. À Argenteuil, comme plus tard au Paraclet, la vie d’Héloïse était grave et retirée. « Les évêques la chérissaient comme leur fille, les abbés comme leur sœur, les laïques comme leur mère, dit à la fin de la Lettre à un Ami[50], Abélard si réservé dans ses jugements ; tous admiraient sa piété, sa sagesse et son incomparable douceur de patience ; moins elle se laissait voir, puis elle se renfermait dans son oratoire pour se livrer à ses méditations saintes et à ses prières, et plus on sollicitait sa présence et les instructions de ses entretiens. »
Mais ce que le monde ne savait pas, ce qu’Abélard semble ne pas soupçonner, ces méditations saintes se perdaient en de profanes extases, cette sérénité apparente cachait des transports désespérés. Comment des mains de celui auquel elle était adressée, la Lettre à un Ami arriva-t-elle entre les mains d’Héloïse ? C’est un hasard, dit-elle, qui me l’apporta. Ce hasard détermina l’explosion. Depuis douze ans, son cœur était comprimé dans le silence ; il éclata. C’est le début de la correspondance, dont les Lettres amoureuses forment la première partie.
II
Les Lettres amoureuses sont les seules qu’aient connues ou qu’aient voulu connaître les traducteurs du dix-septième et du dix-huitième siècles. Mais les interprétations libres ont parfois au moins cela d’utile, qu’elles servent à mieux faire sentir l’intervalle qui sépare les inventions de l’art des inspirations de la nature. Pour comprendre dans son énergique grandeur la passion d’Héloïse, il n’est pas sans intérêt de commencer par étudier l’image qu’en ont donnée Bussy-Rabutin, Pope et Colardeau.
« En lisant l’histoire d’Héloïse et d’Abélard dans les lettres qu’ils se sont écrites, dit Colardeau[51], l’idée m’était venue de la mettre en vers ; mais j’ai préféré le plan de M. Pope qui, dans une seule lettre, a rassemblé les principaux événements de la vie de ces deux infortunés. » Tel avait été également le plan de Bussy-Rabutin et de ses premiers imitateurs, bien qu’ils eussent un peu plus marqué les coupures entre les différents moments de la correspondance. Chez les uns comme chez les autres, les lettres d’Héloïse, tout à la fois si précises dans leur but et si diverses de mouvement et de ton, sont fondues en une sorte de composition oratoire ou lyrique, sans réalité, sans vérité, sans objet.
Que se propose, en effet, l’Héloïse de Pope ? Elle en appelle à l’avenir ; digne fille du dix-huitième siècle, elle offre, en sujet de concours aux poëtes futurs, son cœur et ses souffrances : au plus sensible la palme ! C’est sur la même pensée que conclut Colardeau, qui, « sans s’assujettir au sens littéral du poëte anglais, toute traduction servile étant, à son sens, froide et languissante, s’est attaché à rendre, autant qu’il a pu, les beautés de l’original ; » il veut que, passant au pied du monument qui enferme les restes d’Héloïse et d’Abélard, le voyageur s’écrie :
… Ils s’aimèrent trop : ils furent malheureux ;
Gémissons sur leur tombe, et n’aimons pas comme eux[52].
Poussant plus librement encore Héloïse dans cette voie singulière,
Bussy-Rabutin lui avait fait écrire résolûment : « Je suis décidée à
publier en toutes les langues nos disgrâces, pour faire honte au siècle
injuste qui ne nous a pas connus. Je n’épargnerai rien, puisque rien
ne vous épargne, et je vous attirerai tant de pitié que l’on ne parlera
plus de mon cher Abélard que la larme à l’œil[53]. »
Ainsi comprises, les lettres d’Héloïse, on le conçoit, ne sont plus qu’un thème de convention où peuvent se jouer toutes les fantaisies du talent. Celui que Pope a déployé est, au point de vue littéraire, incontestablement supérieur ; à ne regarder que les règles du genre, son épître est un chef-d’œuvre ; et l’on ne s’étonne pas qu’en un temps où l’art poétique de Boileau régnait souverainement sur les esprits, elle ait suffi à fonder sa réputation. D’autre part, la prose de Bussy-Rabutin ne manque pas d’agrément dans son laisser-aller. Même dans les vers de Colardeau, s’il est aisé de reconnaître, à l’expression décolorée, le produit d’une imitation greffée sur une imitation, on ne peut nier l’élégance générale du tour. Toutefois Bussy-Rabutin et Colardeau sont l’un et l’autre presque aussi loin de Pope, que Pope l’est lui-même du texte latin. Le poème du lyrique anglais, car c’est un poëme, commence méthodiquement par un monologue dramatique avec invocation aux murs, aux autels, aux images, aux statues du monastère ; au monologue succèdent les récits et les réflexions, les confessions et les lieux communs, combinés dans un savant désordre, où chaque partie a sa place calculée en vue de l’effet, chaque sentiment, son nombre de vers mesuré pour le contraste ; vient ensuite une comparaison développée entre le calme pur de la vierge sage et les fiévreuses agitations de la vierge folle, comparaison brusquement interrompue par l’apparition d’un fantôme sortant, pour ainsi dire, d’un songe ; enfin, dernier tableau, le ciel s’entrouvrant, Abélard appelle Héloïse auprès de lui à la place qu’il lui a réservée à ses côtés. Habilement ordonnée[54], cette suite de scènes laisse dans l’esprit quelques images saisissantes, et partout on y sent la vie de l’art ; mais la vérité des sentiments, la seule aujourd’hui qui nous touche, comment y est-elle respectée ?
Le rapprochement est curieux à faire, sous ce rapport, entre Pope et Bussy-Rabutin. Le fonds de l’imitation chez l’épistolier et chez le poète est le même, et l’on a quelque raison de penser que Pope, comme les autres, n’a travaillé que d’après Bussy-Rabutin. Mais tandis que l’un s’abandonne au ton de la simplicité négligée, l’autre se tend jusqu’au lyrisme. On sent d’autant mieux, par le contraste, à quels écarts, le champ de la fantaisie une fois ouvert, les imaginations les plus heureuses sont exposées. Leur premier mot est, aux extrêmes opposés, un égal contre-sens. Pope suppose qu’Héloïse a complètement oublié Abélard. « Quoi ! aimerais-je encore ? » se demande-t-elle. Elle s’étonne qu’une lettre ait réveillé en elle quelque sentiment. Ce n’est qu’après une longue hésitation qu’elle semble reconnaître la main qui l’a écrite, et elle se reproche de l’avoir devinée. « Nom cher et fatal, je ne veux plus te prononcer ; ne passe plus ces lèvres… ; que ma main s’arrête… ; mais je viens de l’écrire, c’est à mes larmes à l’effacer. » À entendre Bussy-Rabutin, un commerce régulier de correspondance n’a jamais cessé d’exister entre Héloïse et Abélard, et le courrier est là qui attend, pour la reprendre, la réponse à l’épitre qu’il vient d’apporter. « J’aurais eu le plaisir de vous renvoyer votre lettre effacée par mes larmes, dit-elle, si l’on n’était venu un peu trop tôt me la demander. » Poursuivons. En l’invitant à la réplique, Héloïse badine et se joue. « Si vous voulez attendre pour écrire que vous ayez des choses agréables à me mander, j’ai peur que vous n’attendiez trop longtemps. La fortune et la vertu s’accordent rarement. Donnez-moi donc le plaisir de recevoir de vos lettres, sans attendre un miracle de la fortune. C’est pour soulager les personnes enfermées comme moi que les lettres ont été inventées. Écrivez-moi sans application, avec négligence ; que votre cœur parle, et non votre esprit. » Une nuance de moins dans le goût et dans le tour, nous voilà dans la platitude. Les imitateurs à la suite n’y ont pas échappé.
Mais si mon fol amour exige trop de vous,
Du moins, cher Abélard, du moins, écrivez-nous,
traduit M. de Beauchamp[55]. C’est avec emphase, au contraire,
que, sous la plume de Pope, Héloïse réclame la même faveur.
« Une lettre ! s’écrie-t-elle ; par les lettres, un soupir passe de
l’Inde jusqu’aux pôles. » Quelques traits encore. À la scène de
la prise de voile, scène si grande dans sa simplicité, telle qu’Abélard
l’a reproduite[56], ils substituent, l’un, un tableau de drame,
l’autre une invention de roman. Chez Pope, au moment où s’accomplit
le sacrifice, les autels tremblent, les lampes pâlissent.
« En prononçant mes vœux, dit Héloïse dans Bussy-Rabutin, j’avais
sur moi un billet de vous par lequel vous me juriez que vous seriez
toujours à moi ; » et aussi, sans doute, ce portrait qui lui servait
« de consolation dans sa prison monastique. » Enfin, par un étrange
oubli de toutes les vraisemblances, ils lui font reprendre tous deux, chacun à sa manière, le récit de la mutilation d’Abélard. « Si
j’avais été auprès de vous, quand on vous mit dans le triste état
où vous êtes, je vous aurais défendu au péril de ma vie ; mais
n’en parlons plus, » dit Bussy-Rabutin avec un sans-façon qui,
au milieu de ces émotions si saisissantes, amène presque le sourire
sur les lèvres, « Quelles horreurs se retracent tout à coup à mon
imagination, à mes yeux ! s’écrie tragiquement Pope. Où était Héloïse
dans ces affreux moments ? Barbares, arrêtez… par pitié, par pudeur,
cessez… Mes sanglots redoublés et ma rougeur brûlante m’ôtent la
force d’achever. » Bien plus, suivant jusqu’au bout l’un et l’autre
les entraînements de leur imagination, ils poussent leur héroïne
aux provocations les plus inouïes : « Je ne saurais plus vivre, si
vous ne me dites que vous m’aimez : le sacrement a rendu notre
commerce hors de scandale ; vous pouvez venir me voir sans
danger, » avait écrit Bussy-Rabutin. « Viens donc, dit Pope, que
ma tête se repose encore sur ton sein ; que je boive à longs traits
le délicieux poison que j’ai pris dans tes yeux ; que je retrouve ce
poison sur tes lèvres : donne ce qui est en ton pouvoir, et laisse-moi
imaginer le reste. »
On a beaucoup admiré la grâce lascive de ce dernier trait, et la traduction qu’en a faite Colardeau[57], a contribué, pour une large part, au succès de son épître. Le trait est faux, comme tous ceux qui précèdent. Contre-sens d’autant plus révoltants, que les lecteurs qui prennent une idée des choses par les quelques mots saillants que tout le monde répète, et c’est le grand nombre, ont jugé par là de l’âme d’Héloïse. « Si l’on voulait apprécier la correspondance d’Abélard et d’Héloïse par les traductions qu’on en a données jusqu’à présent, disait dom Gervaise[58], on ne pourrait les regarder que comme un commerce de galanterie ;… or, il n’y a pas plus d’éloignement entre le ciel et la terre qu’il n’y en a entre leurs lettres et ce que ces infidèles traductions leur font dire. » Dom Gervaise parlait en homme qui, du moins, avait vu les textes. Les lettres d’Héloïse n’ont, en effet, ni ces mignardises ni ces hardiesses d’impudeur. Loin, bien loin d’elle, la préoccupation misérable de ce qu’un jour l’avenir pourra penser de ses infortunes ! Douze ans de silence et de compression étouffaient son cœur. Une occasion inattendue s’est offerte de rentrer en rapport de pensée avec Abélard, de le revoir peut-être, elle la saisit. Et avec quels élans de douleur, tour à tour âpre et douce, violente et délicate ! Quels cris de l’âme ! Sous ce langage embarrassé par les formes scolastiques, quelle flamme, quelle passion !
Qui a lu la première lettre d’Héloïse, a-t-on dit excellemment[59], ne l’oubliera jamais. Certes, ce n’est pas elle que l’écriture d’Abélard a pu tromper ; à la simple suscription elle a reconnu la main de son bien-aimé, et elle a peine un moment à dominer le trouble qui l’envahit. « Votre lettre, votre écriture…, » dit-elle comme hésitante et ne sachant quel ton elle a le droit de prendre, après tant d’années de séparation ; mais bientôt revenue à elle-même, elle ne peut se contenir : « Ah ! c’est bien là le tableau de tes épreuves sans merci ni trêve, ô mon bien suprême ! » et aussitôt elle en analyse, minutieusement le récit, « plein de fiel et d’absinthe, » comme pour le convaincre qu’il n’en est aucune qui lui ait échappé. Sans doute, ces épreuves sont aussi les siennes, mais elle s’efforce de l’oublier. Elle craint d’avoir trop laissé paraître sa propre douleur et elle se contraint. Ce n’est même pas en son nom qu’elle parle, c’est au nom de celles qu’Abélard a établies au Paraclet sous sa direction, et dont il a pris la charge ; ce sont elles qu’elle l’adjure de rassurer par ses lettres, de réconforter par ses conseils. Sous l’expression de cette prière, cependant, on sent peu à peu se gonfler le flot de l’émotion qu’elle réprime. Aucun titre ne répondant suffisamment à sa pensée pour exprimer la situation de ses compagnes vis-à-vis de lui, — ni celui d’amies, ni celui de sœurs, ni même celui de filles, — elle cherche s’il s’en peut imaginer un qui soit plus doux encore et plus sacré. Le mot qui remplit son cœur lui échappe enfin. « Peut-être, dit-elle, mettras-tu plus de zèle à t’acquitter de ta dette à l’égard de toutes ces femmes qui se sont données à Dieu, dans la personne de celle qui s’est donnée exclusivement à toi. » Et alors, comme par la brèche d’une digue rompue, tous ses sentiments débordent à la fois en un mélange passionné de souvenirs amers, de récriminations ardentes et de tendres protestations. Ah ! plus d’une fois, elle a comparé de sang-froid ce qu’elle a reçu et ce qu’elle a donné. Violences, outrages, elle a tout souffert sans se plaindre ; et si jadis on a pu se demander ce qu’elle suivait, de la voix de l’amour ou de celle du plaisir, aujourd’hui on peut voir clair dans ses sentiments. Par son ordre, avec un autre habit, elle a pris un autre cœur, afin de lui montrer qu’il était le maître unique de cette âme qu’elle lui a livrée aussi bien que de ce corps qu’il a ravi ; c’est pour lui qu’elle s’est vouée aux austérités de la profession monastique, pour lui qu’elle y persévère, non pour Dieu dont l’amour n’a pu encore la toucher. Et lui, a-t-il jamais éprouvé pour elle autre chose qu’une passagère ardeur des sens ? Plus elle s’est immolée à sa sécurité, plus il l’a sacrifiée à son indifférence. Ah ! dès longtemps, elle a lu dans sa pensée, et elle n’y a trouvé qu’orgueil et égoïsme. Si, dans la Lettre à un Ami, il rappelle les arguments par lesquels elle le détournait du mariage, c’est uniquement pour s’en faire gloire, et maintenant qu’elle est la seule qui ait le droit de tout demander, elle est la seule qui ne puisse rien obtenir, pas même un de ces regards de compassion que nul ne refuse à sa misère. Autrefois les lettres d’Abélard venaient incessamment la convier au plaisir ; aujourd’hui, quand il s’agit de fortifier dans l’amour de Dieu une âme qui chancelle, il lui refuse le peu qu’elle implore, des mots pour des choses… Mais à peine s’est-elle laissée emporter à ces récriminations, qu’elle se les reproche, et son cœur se fond en tendresse. Non, ce n’est pas elle qui accuse ainsi Abélard, c’est la foule. Quant à elle, son bonheur est de se repaître de l’image du passé. Elle se plaît à évoquer le charme des jours de triomphe où le monde entier le suivait de ses regards, des heures d’ivresse où il chantait pour elle des vers faits pour elle, où les reines enviaient son sort. Aujourd’hui non moins qu’il y a douze ans, il est son « tout. » Et comme si ce mot, le dernier de sa lettre, ne disait pas assez complètement ce qu’elle veut lui faire dire, elle en développe la grâce et la force dans cette suscription où elle semble essayer successivement, et où finalement elle accumule toutes les formes de la tendresse humaine : « À son maître ou plutôt à son père ; à son époux, ou plutôt à son frère ; sa servante, ou plutôt sa fille ; son épouse, ou plutôt sa sœur ; à Abélard, Héloïse. »
La réserve calculée de la réponse qu’elle reçoit d’Abélard la pénètre de douleur, mais ne la décourage point. Elle s’était flatté d’un retour d’affection. On ne lui renvoie que des conseils de haute raison. Mais si peu que la réponse fût en harmonie avec ses propres sentiments, elle devait en être touchée, par cela seul que c’était une réponse. Dès ce moment, en effet, tout reproche expire sur ses lèvres. Abélard a mis son nom avant le sien, et, dans cet ordre naturel qui lui semble une interversion, elle voit une intention d’égards et de considération qui lui est douce. Il ne veut plus être aimé qu’en Jésus-Christ ; contenant la fougue de ses élans, elle lui récrit : « À celui qui est tout pour elle après Jésus-Christ, celle qui est tout à lui en Jésus-Christ. » Il lui envoie un psautier et lui demande de prier pour son salut ; elle priera. Elle s’accuse seule de tous les malheurs dont ils ont été frappés ensemble ; elle ne rappelle plus la part qu’il en a subie, que pour s’en faire un crime. Cependant, si elle obéit, elle est loin d’être apaisée. « S’il arrive que le Seigneur me livre aux mains de mes ennemis, et que ceux-ci triomphant me donnent la mort, que mon corps soit rapporté au Paraclet, pour être enterré par vos soins, » avait dit Abélard ; et ces mots, qui retentissent dans son cœur comme un glas funèbre, y soulèvent un mouvement de révolte. Elle accuse Dieu de ne l’avoir élevée si haut que pour la faire tomber dans un abîme plus profond ; elle s’indigne que sa main l’ait frappée, alors que leur union était devenue légitime, après l’avoir épargnée lorsque cette union était coupable ; elle ne veut point qu’on croie à sa piété, quand le jour, la nuit, sans cesse, le souvenir d’Abélard l’obsède, quand son image l’attire et la remplit ; quand, au milieu de ses prières, pendant le sacrifice de la messe, jusqu’au pied de l’autel, elle sent les ardeurs de la passion qui la dévore. « Trêve aux éloges ! répond-elle avec une étrange véhémence à Abélard, qui avait essayé de flatter sa peine, en lui faisant chrétiennement entrevoir la récompense de ses mérites : on vante ma sagesse ; c’est qu’on ne connaît pas mon hypocrisie ; on porte au compte de la vertu la chasteté de la chair, comme si la vertu était l’affaire du corps et non celle de l’âme ! si je suis glorifiée parmi les hommes, je n’ai aucun mérite devant Dieu qui sonde les cœurs et les reins, et qui voit ce qui est caché. L’éloge venant de vous est d’autant plus dangereux qu’il me séduit et m’enivre… Non je ne cherche pas la couronne de la victoire… Dans quelque coin du ciel que Dieu me donne une place, il aura bien assez fait pour moi[60]. » Et c’est par une sorte de défi à la grâce qu’elle termine sa lettre.
Une seconde réponse d’Abélard achève de la soumettre. Elle ne veut point qu’il puisse l’accuser de désobéissance ; elle s’est donc résolue à ne plus parler du passé. De près et dans un entretien, elle ne serait pas sûre d’elle-même ; de loin, dans une lettre, il lui sera moins difficile de se contraindre. « J’ai imposé à l’expression de ma peine, dit-elle, le frein de ta défense. » Il est « son maître ; » elle sera « sa servante. » Au maître seulement de diriger la servante. Il se prête à entrer dans les voies d’une direction spirituelle ; elle l’y engage. Si elle a consenti à se taire, c’est à la condition qu’il parlera, lui, lui et point d’autre. Elle ne veut point d’autres conseils que les siens ; elle a besoin des siens ; elle y a droit. Sous la résolution de la contrainte à laquelle elle se réduit, persiste toute l’énergie de la passion. Mais c’est une énergie maîtresse d’elle-même et qui ne cherche qu’à se régler. « Les idées se chassent l’une l’autre, dit-elle ; l’esprit tendu en un sens différent est forcé, sinon d’abandonner les choses d’autrefois, au moins d’en laisser reposer le souvenir. » Qu’il la tienne donc occupée du soin de ses religieuses, en s’en occupant avec elle. Et, pour le mieux faire entrer dans ce dessein, elle lui communique le fruit de ses propres réflexions sur la Règle qu’elle croirait utile d’appliquer au Paraclet. Ainsi commence une nouvelle phase de sa correspondance et de sa vie.
Et maintenant entre les mouvements généreux de cette âme, non moins forte qu’ardente, qui lutte, qui se débat, qui finit par « s’imposer le frein, » et l’exaltation artificiellement désordonnée des déclamations de Pope et de Bussy-Rabutin, quoi de commun ? Il faut toutefois pousser la comparaison plus loin encore, et jusqu’au vif. On a tour à tour essayé de souiller la source de cette passion et d’en exalter le caractère. Bayle, résumant et caractérisant, d’un de ces mots qui ne lui coûtent pas assez, les sentiments d’Héloïse, tels que les dépeignent Bussy-Rabutin et Pope, l’accuse, sans hésiter, d’incontinence, et la traite de fille sans honneur[61]. D’autre part, Chateaubriand, qui pourtant fonde son jugement sur les mêmes textes, dit avec non moins de décision : « Femme d’Abélard, elle vit, et elle vit pour Dieu[62]. » Le cœur d’Héloïse n’est pas plus celui d’une libertine que celui d’une sainte. Non, sa pensée n’est pas détachée d’Abélard, et Dieu n’a pas pris dans son cœur la place qu’elle y a faite à son amant[63] ; elle a l’âme trop ferme et trop haute pour le dissimuler : elle est sans force contre l’enivrement des souvenirs qui la pressent, et elle ne déguise rien de sa faiblesse. Mais quand, déchirant le voile, elle révèle à Abélard les images qui la poursuivent impitoyablement ; quand elle lui confesse, le feu sur les lèvres, qu’elle ne peut arracher son âme au souvenir des jours, des moments, des lieux témoins de son délire, est-ce donc qu’au nom des droits, soit de l’union qui a rendu sa passion légitime, soit de cette passion même, est-ce qu’un seul instant elle songe à solliciter des voluptés dont l’idée lui est doublement interdite ? Ah ! bien au contraire, ces obsessions auxquelles elle est en proie, elle les considère comme un châtiment mérité de ses fautes ; ces souvenirs dont le charme la torture sont, à ses yeux, comme une première figure du remords qu’elle appelle ; elle les offre à son bien-aimé en expiation des épreuves qu’elle lui a attirées, en attendant qu’elle puisse les offrir à Dieu ; et c’est afin de s’en affranchir, qu’elle conjure Abélard de fixer son âme en lui sur d’autres pensées. Voilà les traits sous lesquels Héloïse peint elle-même son trouble, trouble profond, douloureux, trouble d’un cœur qui ne s’appartient point, qui ne peut pas, qui ne veut pas rompre le lien d’une possession subie avec ivresse, mais qui voudrait en élever, en purifier l’objet.
Comment, au surplus, dans la situation imaginée par Pope et par Bussy-Rabutin, comment s’expliquer les réponses d’Abélard ? Il est vrai qu’ils font bon marché de son rôle ; ils le suppriment. Et effectivement, en présence des emportements qu’ils prêtent à Héloïse, que pouvait faire Abélard ? Prêter l’oreille à des appels insensés ? Donner des conseils qu’on ne lui demande pas ? Il ne répond point. Ainsi du moins sont sauvées les convenances, sinon les vraisemblances. Mais par la suppression des lettres d’Abélard, on lui fait tort d’une solide partie de sa gloire, de la meilleure peut-être.
Nulle part, en effet, il ne touche de plus près à la grandeur. Sans doute, l’émotion qu’il laisse entrevoir, dans ses premières réponses, n’est pas encore suffisamment dégagée d’un sentiment de préoccupation personnelle ; et les homélies en quatre points qu’il adresse à Héloïse, en échange de ses lettres enflammées[64], ont au premier abord une froideur qui déconcerte. Quelle âme, il est vrai, ne paraîtrait de glace auprès de l’âme brûlante d’Héloïse ! Si l’on veut bien juger d’ailleurs des conseils d’Abélard, il faut les lire dans le sentiment où ils étaient reçus. Or, pour Héloïse, la forme didactique des instructions d’Abélard lui rappelait les leçons d’autrefois ; pour elle, le commentaire était un aliment d’autant plus précieux qu’il était plus abondant ; et pouvait-il lui donner un plus doux témoignage de sympathie, dût cette satisfaction rouvrir une source amère de larmes, que de l’entretenir de lui ? Enfin dans la réserve où il s’enveloppe, que d’égards et de ménagements !
Le début de sa première réponse est un mot d’apaisement. De récrimination contre les reproches d’Héloïse, aucune ; aucune allusion à leur ancienne faute. On sent qu’il voudrait ensevelir le passé dans l’oubli, et du coup la ravir à Dieu. Il a compris qu’il n’en pourrait rien obtenir qu’en se mettant à l’unisson des sentiments qui la remplissent, et il ne craint pas de réclamer sa prière à titre d’époux. « Souvenez-vous, dans vos oraisons, de celui qui vous appartient, lui dit-il[65], et ayez d’autant plus de confiance dans l’expression de votre prière, qu’ainsi que vous le reconnaissez vous-même, elle n’a rien que de légitime et qui ne puisse être agréable à Celui qu’il faut implorer. » En même temps, il l’encourage, il s’efforce de la relever à ses propres yeux. Le cri de révolte qu’Héloïse lui renvoie l’avertit que ce n’est pas par quelques consolations banales qu’il aura raison de sa passion : il change de ton, et le prend de plus haut. Il rappelle leurs communes erreurs, il insiste sur leur gravité ; et, chose nouvelle dans sa bouche, il en revendique la responsabilité. La vengeance de Fulbert dont elle s’indigne, et que naguère il n’avait subie lui-même qu’avec une résignation hautaine, lui parait aujourd’hui un acte de justice indulgente. S’il a été trahi, c’est qu’il a commencé par trahir. Bien plus, la peine dont il a été atteint, est un coup de la grâce. « Heureux ceux que le Seigneur éprouve et tente, dit-il, parce que la récompense est en proportion de l’épreuve ! Heureux ceux qu’il s’est séparés pour l’éternité, en les punissant dans cette vie mortelle ! » Jamais directeur de conscience n’a dépeint avec plus d’éloquence l’inanité et les misères des voluptés humaines. Un véritable souffle anime les dernières pages de cette admirable lettre, un souffle précurseur de la grandeur de Bossuet et de la grâce de Fénelon. On y reconnaît à la fois le théologien rompu à l’interprétation des textes, le philosophe initié aux passions du siècle, le maître habitué à l’exercice de l’autorité. Autorité d’autant plus touchante ici, qu’elle se fait douce. Si dans celle qu’il a aimée il ne veut plus voir que l’épouse de Jésus-Christ, il ne rompt pas, pour cela, le lien qui a uni leurs destinées. Il ne sépare point le sort d’Héloïse d’avec le sien. C’est avec elle et par elle qu’il veut mériter le bonheur des élus. Il lui envoie la formule même de la prière que, tous les jours, elle doit adresser à Dieu pour leur commune expiation. Et cette prière est, sans contredit, ce qu’il a écrit de plus ému. L’amour humain s’y mêle, dans ce qu’il a de plus pur et de plus exquis, à tout ce que la raison chrétienne peut inspirer de plus solide et de plus haut. Aussi peut-on croire que ce n’est pas seulement par obéissance qu’Héloïse avait cédé au dernier appel dont ce formulaire était l’expression ; elle a senti que la sollicitude d’une pensée amie lui était rendue.
III
Les Lettres de direction proprement dite, ainsi que les morceaux divers qui s’y rattachent, soulèvent les plus graves questions d’histoire et de morale. Mais, outre que le simple exposé de ces questions nous entraînerait trop loin, elles ont été l’objet d’une étude magistrale[66]. Notre unique prétention est de relever, dans cette seconde phase de la correspondance d’Abélard et d’Héloïse, comme nous l’avons fait pour la première, ce qui peut préparer à en comprendre et à en goûter l’esprit.
Si les lettres qui se rapportent à cette phase nouvelle diffèrent essentiellement des précédentes par les matières qui en sont le sujet, elles participent au fond du même sentiment, de la même vie ; elles en sont la suite naturelle et le couronnement. Toutefois, le premier effet qu’on éprouve, en les abordant, est celui d’un saisissant contraste. Rien de plus sévère que la vie à laquelle Héloïse avait été vouée. « Au premier tintement, dit-elle dans la description qu’elle en fait, nous nous levons en hâte pour vigiles… Le tintement fini, au signe de la prieure, nous faisons les prières d’usage, les jours de fête, à genoux ; les jours ordinaires, prosternées. Les prières faites, nous nous signons et nous entrons dans nos stalles. Après vigiles, tout le monde sort. S’il ne fait pas jour, on allume et on reste tranquille dans le chapitre. S’il fait jour, prime suit aussitôt… Après prime, messe du matin. Puis, chapitre. Au sortir du chapitre, lecture jusqu’à tierce, si le temps le permet. Suit tierce, puis la grand’messe, et après la grand’messe, sexte immédiatement. Après sexte, lecture jusqu’à none. Après none on va au réfectoire ; on écoute la lecture en grand silence. Au tu autem, on se met en marche en ordre, chantant les prières, et on entre à la chapelle. Les prières finies, on se rend au chapitre pour entendre quelque sermon d’édification. Puis vêpres. Après vêpres, méditation, priant de cœur, sans aucun signe extérieur, dans le plus profond silence. Puis collation et complies. Après le requiescat in pace, on fait la prière dans les stalles. Au signal de l’abbesse, on se signe, on sort en ordre, les plus âgées les premières ; l’abbesse donne l’eau bénite. On monte au dortoir, chacune se rend à son lit et se couche ceinte et habillée[67]… » Voilà les austérités froides dans lesquelles avait été jetée toute vive cette âme de feu. Mais Héloïse avait promis de se soumettre ; elle s’y était engagée vis-à-vis d’elle-même ; elle se tient parole. Autant le ton de ses réponses jusque-là était vif, pressant, tumultueux, autant il devient grave et recueilli. Il semble qu’aux sourds grondements d’une nuit de tempête ait succédé le calme d’une aube pure. Elle avait demandé à Abélard, tant en son nom qu’au nom de ses compagnes, une histoire de l’origine des ordres de religieuses et une Règle pour le Paraclet. Allant elle-même au-devant des prescriptions qu’elle sollicite, elle développe ses idées personnelles sur les fondements de la discipline monacale, tels qu’elle en comprend l’application à des femmes, et sa haute raison se déploie dans cet exposé de principes avec une remarquable sérénité. Elle ne se fait pas illusion sur les faiblesses et les désordres de son temps ; elle sait que, « si l’on se précipite dans la vie monastique, on y vit plus irrégulièrement encore d’ordinaire qu’on n’y est entré, et qu’on y brave la règle d’autant plus facilement qu’on l’a acceptée sans la connaître[68]. » D’autre part, elle se refuse à attacher une importance souveraine aux pratiques extérieures. « Communes aux réprouvés et aux pénitents, aux hypocrites et aux vrais dévots, dit-elle, elles ne peuvent avoir qu’un médiocre mérite aux yeux de Dieu, et ne sauraient être une préparation à entrer dans son royaume[69]. » C’est l’intention, non l’acte, qu’elle veut que l’on considère. Aussi n’est-elle point d’avis qu’on pousse aucune observance à l’extrême rigueur. Le monde ayant vieilli, les règles ont été atténuées pour les hommes : à plus forte raison, doivent-elles être adoucies à l’égard des femmes, pour qui elles n’ont pas été faites. Les travaux manuels, par exemple, ne sont-ils pas en désaccord avec la faiblesse de leur sexe ? En un mot, l’idéal qu’Héloïse se fait de la vie religieuse est à la fois élevé et doux. Des vœux modestes, la volonté de s’y tenir, et, s’il se peut, d’y ajouter sans cesse par une progression réfléchie d’humilité, de sagesse, d’obéissance, par-dessus tout, l’accomplissement des préceptes de l’Évangile : voilà les bases du Règlement qu’elle propose[70]. Elle le résume, avec une précision heureuse, en ces termes : « Quiconque ajoutera la continence aux vertus de l’Évangile réalisera la perfection monastique. Plût à Dieu que notre profession nous élevât seulement jusqu’à la hauteur de l’Évangile ! gardons-nous de prétendre la dépasser : n’ayons pas l’ambition d’être plus que chrétiennes[71]. »
À ces observations judicieuses, Abélard a reconnu l’esprit de sa doctrine. Il y répond en les fortifiant de nouveaux arguments empreints d’un esprit large et généreux. En principe, il n’admet aucune infériorité de sexe au désavantage des femmes, et il fait remonter à Jésus-Christ l’institution des congrégations de religieuses. N’hésitant même pas à aller rechercher jusque chez les vierges du paganisme l’exemple anticipé des vertus chrétiennes[72], il en tire la preuve de l’égalité fondamentale des deux sexes. Toutefois, ce n’est point une raison, à son sens, pour imposer aux femmes les mêmes devoirs qu’aux hommes. Il veut que l’on mesure le fardeau aux forces, à la condition que, pour tout le monde, l’effort soit en proportion des moyens. La continence, la pauvreté, le silence, sont les trois règles de profession monacale qu’il établit comme les obligations communes à l’un et à l’autre sexe. Mais pour l’un comme pour l’autre, il ne demande que l’utile et le possible. Ni superflu, ni privations ; point de travaux excessifs, point d’oisiveté énervante ; le corps allègre, l’âme saine, le cœur pur et haut ; car Dieu regarde plutôt les cœurs que les œuvres[73]. À ces enseignements généraux, il ajoute des recommandations spéciales sur le rôle qui convient à l’abbesse, à la tourière, aux diverses dignitaires ou officières du couvent ; il passe en revue chaque emploi et en détermine le caractère. Puis de ces détails d’organisation pratique remontant aux principes dont la pensée le domine, il conclut en exigeant, entre toutes choses, que, par l’étude approfondie, par la méditation raisonnée des saintes Écritures, on combatte l’ignorance, ce fléau de la vie monastique et de la religion. « Ne nous lassons pas, dit-il, de creuser des puits d’eau vive, c’est-à-dire de pénétrer nous-mêmes dans les profondeurs du sens des saintes Écritures ; creusons les anciens, ouvrons-en de nouveaux. Les Philistins dussent-ils s’y opposer, persévérons avec ardeur, afin qu’il nous soit dit à nous aussi : buvez de l’eau de vos vases et de vos puits. Creusons jusqu’à ce que l’eau déborde dans les places publiques. Que la science des divines Écritures ne nous permette pas seulement de donner satisfaction à nos propres besoins : apprenons aux autres à boire. Que les hommes boivent et les animaux aussi, suivant la parole du Prophète[74]. »
Ces instructions, dont nous retrouvons l’application fidèle dans la Règle attribuée à Héloïse[75], sont, peu après, suivies d’un recueil d’hymnes et d’un choix de sermons pour toutes les grandes fêtes de l’année. Les cadres de la vie du Paraclet ainsi tracés, pour ainsi dire, Abélard revient au moyen de direction sur lequel il fait le plus de fond, à savoir la culture des lettres. Il y compte pour empêcher que, « tandis que les mains sont occupées, le cœur ne s’échappe, et, infidèle à son céleste Époux, ne s’abandonne au commerce impur du siècle[76]. » Il se fait gloire d’ailleurs de pousser ses filles dans les études qui peuvent contribuer à « régénérer la connaissance abâtardie de l’Écriture, et à tirer le monde, par le zèle des femmes, des ténèbres où l’incurie des hommes l’a fait tomber. » Il les invite à s’attacher au texte même de l’Évangile, en répudiant toutes les traductions. « Heureuse, dit-il, l’âme qui, méditant nuit et jour sur la loi du Seigneur, étanche sa soif à la source même comme à une eau limpide, et ne s’expose pas, puisant un breuvage troublé au lieu d’un breuvage pur, à rejeter de dégoût ce qu’elle a pris[77] ! »
« Sensibles à ces avis, répond Héloïse, et en cela, comme en tout le reste, faisant de notre mieux pour accomplir envers vous les devoirs de l’obéissance, nous avons été saisies, nos sœurs et moi, d’un ardent amour de la science des Écritures ; suivant votre recommandation, nous avons travaillé à en approfondir le sens ; mais souvent des obscurités nous arrêtent, et nous venons, comme des disciples à leur maître, comme des filles à leur père, vous demander des éclaircissements[78]. » Ainsi s’engage un échange de questions et de réponses : questions simples, précises, parfois embarrassantes par leur netteté même et qui témoignent d’une lecture aussi attentive qu’intelligente ; réponses étendues, raisonnées, érudites, plus subtiles en général que concluantes, mais pour lesquelles Abélard ne ménage ni son savoir ni son esprit.
Ce n’étaient donc pas seulement les principes de son enseignement qui présidaient à l’ordre général du Paraclet ; sa pensée en inspirait, en réglait incessamment la pensée. Et qui ne sent que, dans ce commerce de direction souveraine et de subordination absolue, Héloïse et Abélard trouvaient, tous deux, autre chose qu’une pure satisfaction de savoir, d’intelligence et de raison ?
Héloïse, fidèle à ses engagements, « a fait rentrer son cœur dans le silence. » Depuis qu’elle a promis de se contraindre, nous n’avons plus de sa main que la lettre où elle expose ses idées au sujet du gouvernement du Paraclet, et quelques lignes de billets d’envoi. Mais, flamme assoupie et non éteinte, le sentiment qui la possède se fait jour : ici par des exagérations de défiance d’elle-même ; là, par des effusions d’obéissance ; ailleurs, par la vigueur d’une simple expression, où elle ramasse toutes les forces de son âme ; ailleurs enfin, par des explosions de tendresse qu’elle arrête aussitôt, mais qu’elle n’a pu contenir. « Ô maître cher à tant de cœurs, mais à nul plus qu’au nôtre ! s’écrie-t-elle[79], c’est vous qui avez réuni dans ce temple, qui est vôtre, les servantes du Christ, vos filles spirituelles ; c’est vous qui les avez soumises au joug du Seigneur ; vous qui nous avez pressées de nous appliquer à l’intelligence de la parole divine, vous qui vous êtes chargé de la direction de nos études et de nos vertus… » Peu s’en faut qu’elle n’ait ajouté, appliquant la parole de saint Paul : « En vous nous existons, nous vivons, et nous sommes. » Toutes les recommandations, tous les conseils, les moindres mots d’Abélard, se gravent dans son esprit. Elle les recueille, s’en pénètre, s’en nourrit. Grâce à la Règle dont elle a obtenu l’approbation, au recueil de sermons, d’hymnes, de prières qu’elle s’est fait successivement envoyer, aux explications et aux commentaires qu’elle provoque sans relâche, il n’est pas un jour, pas une heure, pas un moment de sa vie, pour ainsi dire, pas une occupation où elle ne se sente éclairée, dirigée par lui.
Abélard, qu’une soumission si discrète a fini par émouvoir, ne se refuse pas à en paraître touché. Ce rôle tout spirituel de directeur de conscience le met à l’aise, et à mesure qu’il s’y engage, sa sympathie se marque plus sensiblement. Si sa sollicitude embrasse « toutes ses filles » du Paraclet, c’est toujours à Héloïse particulièrement qu’il s’adresse, à sa sœur jadis si chère dans le siècle, plus chère encore en Jésus-Christ. Il ne lui refuse aucun des titres, aucune des faveurs que jadis elle sollicitait vainement. Nouveau Jérôme, il se plaît à saluer en elle une Marcelle, une Paule, une Eustochie. Il l’exalte pieusement aux yeux de ses compagnes. Il reproduit ses paroles, comme pour lui prouver quel souci il a d’entrer dans sa pensée. Il ne craint même pas de laisser passer dans ses conseils quelque tendresse. Certaines expressions empreintes d’une délicatesse affectueuse et d’une sorte de fraîcheur témoignent que, si la source de l’amour où s’est enivrée sa jeunesse est profondément refoulée dans son cœur, le temps, qui l’a recouverte, ne l’a pas desséchée. Et quand, au concile de Sens, frappé du coup dont il ne devait plus se relever, il a mis sa conscience en règle vis-à-vis du chef de l’Église, c’est à elle encore, à elle seule qu’il songe, pour la rassurer sur l’orthodoxie de ses doctrines et sur le salut de son âme. Il sait que l’écho des accusations dont il est poursuivi n’a nulle part retenti plus douloureusement que dans le cœur d’Héloïse ; il veut que « tout sentiment d’angoisse et de doute cesse de la faire palpiter de terreur[80] ; » il lui envoie sa profession de foi, testament suprême de son cœur et de sa raison.
IV
Tel est l’ensemble, tel est le mouvement des lettres d’Abélard et d’Héloïse. Les incertitudes de G. Orelli et de M. Lud. Lalanne sur l’authenticité des Lettres amoureuses se seraient-elles produites, si, rompant avec la tradition du dix-septième siècle, ils avaient considéré dans son unité, comme nous avons essayé de le faire, cette correspondance, ardente, enflammée d’abord de la part d’Héloïse, autant qu’elle est froide et mesurée de la part d’Abélard, puis grave et contenue, sans cesser d’être touchante, lorsqu’Abélard a commencé à se montrer lui-même ému, et présentant dans ces deux phases une indissoluble communauté de sentiments ? Pour nous, les Lettres amoureuses n’ont pas de sens réel, détachées des Lettres de direction, tandis qu’elles s’expliquent les unes par les autres et se complètent. Assurément du moins, la persistance du sentiment qui se manifeste encore si nettement dans les Lettres de direction, aide à comprendre l’ardeur de celui qui éclate dans les Lettres amoureuses. Chose singulière, c’est l’énergie persévérante de cette passion, nous l’avons vu[81], qui a mis en défiance ! Ce qui était l’explication, la lumière, est devenue l’objection. L’erreur de la critique ne serait-elle pas simplement d’avoir voulu soumettre cet amour sans exemple à la commune mesure des sentiments humains ?
« Qu’une vie est heureuse, a dit Pascal, qui commence par l’amour et qui finit par l’ambition ! » Si la vie d’Abélard a commencé, comme elle a fini, par l’ambition, nul doute que l’amour n’y ait tenu une grande place. Il était né avec l’humeur mobile et légère, le caractère violent et superbe : son cœur n’était pas à la hauteur de son génie. Destiné par son père à la profession des armes, il lui était resté de cette vocation de famille le goût de la lutte, la passion de la victoire. Impatient de toute supériorité, il ne souffrait ni la contradiction, ni l’obstacle. Tout ce qu’il convoitait lui semblait dû, et dès qu’il avait fixé un but à ses désirs, il ne se reposait que dans la satisfaction conquise. Le succès obtenu, il en épuisait les jouissances avec éclat, sans ménagement pour son adversaire ; puis il marchait, avec une ardeur nouvelle, à d’autres combats. Tel il se représente lui-même dans sa triomphante jeunesse, avant que le doigt de Dieu l’eût touché. Il avait porté dans son amour la même âpreté souveraine. Après avoir séduit Héloïse, il la sacrifia, Il avait trente-huit ans, quand il la connut, quarante ans quand il s’en sépara. Qu’après les premiers déchirements, cette passion ne lui ait d’abord paru, dans sa vie aventureuse, qu’une aventure de plus, on peut le croire. Mais l’image d’Héloïse était profondément fixée dans son âme, plus profondément qu’il ne l’avait peut-être lui-même soupçonné. Les Lettres de direction ne nous le montrent-elles pas passant peu à peu du sentiment à peine indiqué d’une compassion froide à l’expression d’abord discrète, puis délicate et avouée d’une pieuse tendresse ? Au milieu des luttes qu’il poursuit, il écrit, il compose pour Héloïse ; pendant dix ans, il entretient assidûment avec elle un grave et doux commerce ; et lorsque toutes ses ambitions ont été anéanties, lorsque, brisé par les coups répétés de ses adversaires, il succombe pour ne plus se relever, elle est le dernier objet de sa peine, sa dernière pensée. Certes, c’en est assez pour comprendre que, douze ans après la séparation, alors que déjà des déceptions cruelles et d’implacables inimitiés avaient commencé à faire fléchir son courage, il ait éprouvé un charme douloureux à dépeindre son amour dans la Lettre à un Ami, quand surtout les jouissances qu’il trouvait dans ces souvenirs étaient comme épurés à ses yeux par l’idée d’expiation qui y était jointe.
Ce qui se justifie si aisément pour Abélard, a-t-il besoin d’être expliqué pour Héloïse ? Comme on l’a dit heureusement[82], Abélard eut deux passions : Héloïse et l’ambition ; Héloïse n’en eut qu’une : Abélard. Trois années au plus après être sortie du couvent, Héloïse y est rentrée, et rentrée à jamais, sans vocation. Ces trois années, qui furent toute sa vie, ont été enchantées tour à tour et déchirées cruellement. Le souvenir des ivresses et des douleurs qu’elle a traversées est le seul bien qu’elle se soit réservé. Est-il si difficile de concevoir que, nourri dans le silence du cloître, sans expansion, sans soulagement, ce souvenir soit resté intact et vivace au fond « d’une âme que Dieu même n’a pu disputer à son amant[83] ? » Même alors qu’il a été purifié, sinon calmé, par une pensée plus haute, ne subsiste-t-il pas dans toute sa force ? Ne survit-il pas à la mort de celui qui en est l’objet ? Abélard à peine éteint à Cluny, Héloïse fait transporter ses restes au Paraclet, poursuit son absolution, pourvoit au sort de l’enfant qu’elle devait à son amour ; et l’imagination populaire, qui ne s’exalte que pour les sentiments vrais, la représente fidèle à ce culte, pendant plus de vingt ans et jusqu’à son dernier soupir. « Oui, elle fut véritablement son amie, » dit la Chronique de Saint-Martin de Tours ; et une touchante légende ajoute que, sur l’ordre qu’elle donna avant d’expirer, son corps ayant été déposé dans le caveau de son mari, Abélard étendit les bras vers elle pour la recevoir, et les referma dans cet embrassement[84].
Comme sa destinée, son âme est, pour me servir de l’expression appliquée par Montaigne aux grandes âmes de l’antiquité, « hors de la portée accoustumée du ject. » Les traits ne manquent pas pour la dépeindre. À l’époque où il s’occupait avec le plus de passion de Mme de Longueville, — la date n’est pas indifférente, — un jour, V. Cousin, dans un de ces entretiens où il portait tant de feu, jeta tout d’un coup à ses interlocuteurs cette question : Quelle est la femme dont il eût été le plus deux d’être aimé ? Divers noms furent cités et discutés, celui de Vittoria Colonna, entre beaucoup d’autres. V. Cousin nomma Héloïse, et, partant d’un trait, il se mit à parler de l’amante d’Abélard comme il parlait de toutes choses, grandement. Il est regrettable que, d’une admiration si bien sentie, il ne nous reste que ce beau, mais trop bref témoignage, incidemment exprimé dans l’Introduction à la philosophie d’Abélard :… « Cette noble créature, qui aima comme sainte Thérèse, écrivit quelquefois comme Sénèque, et dont le charme devait être irrésistible, puisqu’elle charma saint Bernard lui-même… » Dans une de ses comparaisons les plus malheureuses, Pope représente Héloïse sous l’image de la vierge folle. L’attitude que toutes les traditions s’accordent à lui prêter est celle du recueillement et de la réflexion : « la très-sage Héloïse, » dit Villon[85]. L’ardeur de sa passion n’a d’égale, en effet, que la vigueur de sa raison. L’autel qu’elle a élevé à Abélard, dans le fond de son cœur, comme dans un sanctuaire, ne lui dérobe aucune de ses faiblesses ; elle le connait et elle le juge. Elle ne lit pas moins clairement dans sa propre pensée. Impuissante parfois à réprimer tout d’abord les mouvements qui l’entraînent, elle en a conscience, elle les analyse, les raisonne et finit par les régler. Ses lettres sont un mélange d’élans passionnés et de savantes controverses. Sous le coup des émotions les plus poignantes, son esprit reste libre. Au moment de prendre le voile, elle trouve dans ses souvenirs, pour peindre sa situation, une inspiration héroïque. À Argenteuil, tandis qu’elle souffre et s’indigne, en proie à toutes les tortures de l’amour qui la dévore, elle donne le spectacle d’une édifiante sérénité. La lecture de Sénèque et des Pères de l’Église, dont elle était nourrie, n’avait pas seulement orné son imagination ; elle avait trempé son âme. Au premier siècle de notre ère, païenne, elle eût honoré le stoïcisme ; chrétienne, elle eût fait aimer et glorifier le martyre. Incapable de se résigner, elle sait se contraindre. Elle discute avec saint Bernard[86], le faux apôtre ; comme elle l’appelait dans son implacable fidélité aux ressentiments de son époux. Les plus fougueux adversaires d’Abélard la ménagent. Les Papes la protègent[87]. La volonté d’Abélard est la seule sous laquelle elle s’incline, et elle lui obéit plutôt qu’elle ne lui cède. Cette fermeté d’intelligence l’avait, au témoignage de Pierre le Vénérable, distinguée dès sa jeunesse ; la vie monastique avait achevé d’en condenser les forces. Faut-il s’étonner qu’avec une telle puissance de caractère et de réflexion, elle ait pu, à quelques années de distance, retracer toutes les péripéties d’un amour que le temps et la séparation n’avaient fait qu’enflammer ? Au milieu des intérêts qui se disputent la vie fiévreuse des sociétés modernes, nous avons peine à concevoir cette domination d’un sentiment unique absorbant en lui toutes les énergies d’une noble intelligence. Mais n’est-ce pas la marque et la grandeur des époques analytiques et rêveuses comme le moyen âge d’avoir, par ce travail de concentration généreuse, pour ainsi dire, produit, sous la figure des Godefroy de Bouillon, des saint Louis, des Jeanne d’Arc, le type achevé des plus belles, des plus saintes passions ?
Et si ce n’est point par Abélard et par Héloïse que ces lettres ont été écrites, quel en est donc l’auteur ? « Un ami, dit Orelli, un admirateur qui les aurait rédigées après leur mort, assez heureusement. » Certes, la rédaction est assez heureuse. Celui-là était un écrivain de génie, qui a pu concevoir et exprimer avec une telle éloquence une telle passion ; il mériterait d’être connu comme un des maîtres de notre art dramatique ; il était digne de peindre l’âme des Émilie et des Hermione, des Pauline et des Phèdre. Plus ingénieuse, la conjecture de M. Lud. Lalanne est aussi plus plausible. Ce qui a surtout éveillé les doutes de M. Lalanne sur l’authenticité des Lettres amoureuses, c’est le tour de certains passages suspects à ses yeux d’arrangement[88] ; » et il conclut en supposant qu’Héloïse avait conservé les minutes de ses propres lettres en même temps que celles d’Abélard, et que c’est elle qui les a « arrangées » et disposées dans la suite, a en forme de composition régulière. » La supposition n’a rien que d’acceptable, et l’on aime à se figurer Héloïse relisant et remaniant cette correspondance si chère. C’est, à nos yeux, un trait de vérité de plus dans l’histoire de cette passion unique. Mais est-il besoin de recourir à tant de mystère ?
Nul doute d’abord que la Lettre à un Ami ait couru le monde. Rien de plus simple, d’autre part, qu’Héloïse ait gardé précieusement toutes les réponses d’Abélard, et qu’elle ait pris copie des siennes, avant de les transmettre. L’œuvre s’est ainsi composée toute seule, par le simple rapprochement des morceaux qui se faisaient suite naturellement.
Est-ce à dire maintenant que ces morceaux n’aient subi aucune retouche, et que le manuscrit de Troyes, qui date d’un siècle après la mort d’Héloïse, nous les ait transmis tels qu’ils étaient sortis de sa main et de celle d’Abélard ? La langue d’Abélard et d’Héloïse, on le sait, n’est pas pure. Semé de traits brillants, mais surabondamment nourri de textes, orné plutôt qu’élégant, parfois rude et grossier, toujours tendu et comme armé en guerre, le style d’Abélard manque en général de naturel et de charme. Celui d’Héloïse, bien supérieur par la vigueur et par le feu, présente d’étranges intermittences de froideur, partout où la controverse se glisse à la place de la passion, et Bayle n’a pas tort de dire que, si Bussy-Rabutin « se fût aussi bien connu en langue latine qu’en langue française, il n’eût pas donné tant d’éloge à sa latinité, trop souvent pédantesque et subtile. » C’étaient les défauts propres au temps. Ces défauts n’ont-ils pas été encore aggravés dans la transcription des manuscrits ? Pour nous, c’est d’abord à cette marque que nous reconnaîtrions volontiers la trace du travail des interpolateurs. Bien qu’Abélard et Héloïse, suivant les goûts de leur siècle, tinssent l’érudition et la dialectique à grand honneur, évidemment les surcharges de citations et de raisonnements, qui viennent tout d’un coup briser et comme écraser, surtout dans les lettres d’Héloïse, le mouvement des pages les plus entraînantes, accusent l’intervention d’une main étrangère. Que cette main ait, en outre, introduit certains liens, certains arrangements, il n’est pas déplacé de le croire. Mais qu’importe ? Cet appareil de régularité trop savante n’est-il pas justement ce qu’on voudrait détacher des lettres d’Héloïse et d’Abélard, comme on détache la gangue du métal précieux ?
Non, ce ne sont point les interpolateurs ou les arrangeurs, quels qu’ils soient, qui ont fait vivre cet admirable correspondance ; c’est assez pour leur honneur de n’avoir pas empêché qu’elle ait vécu. Ce qui l’a fait vivre, c’est ce qu’Héloise y a déposé de son âme ; Abélard, de son grand esprit. Son originalité impérissable est dans le souffle de passion qui, à des degrés divers, l’anime d’un bout à l’autre et la remplit.
Aussi est-elle demeurée un monument sans rival comme sans modèle ; elle a fait école, en restant inimitable. Les plaintes exaltées de l’héroïne des Lettres portugaises, que la critique se plaît d’ordinaire à en rapprocher[89] ; ses appels de tendresse[90], d’une grâce efféminée et monotone, n’ont rien de commun avec les cris de souffrance, les murmures de contrainte, les efforts de soumission d’Héloïse. C’est une âme qui s’exhale, a-t-on dit de la Religieuse portugaise ; Héloïse est un caractère. D’un autre côté, à ne prendre dans la Nouvelle Héloïse que la peinture des sentiments qui témoignent d’une idée d’emprunt, l’œuvre élevée par Rousseau aux « deux idoles de son cœur, l’amour et l’amitié, » ne rappelle-t-elle pas trop souvent le spirituel traité où Saint Évremont décrit l’amour sans amour et l’amitié sans amitié ? La beauté de langage la plus soutenue ne peut tenir lieu de la vérité des sentiments. Faut-il l’ajouter ? Mêler le souvenir d’Héloïse à une conception de roman, si touchante qu’elle soit, c’est, à nos yeux, une sorte de profanation. Dans l’histoire des passions humaines, il est des caractères empruntés à l’histoire ou créés par la poésie, que l’admiration universelle a, pour ainsi dire, consacrés. Qui oserait jeter dans une intrigue vulgaire les noms d’Alceste, d’Iphigénie, d’Antigone, d’Andromaque, de Pauline ? C’est sur ces cimes inviolables que nous voudrions placer Héloïse. Parmi ses contemporains, les rois, les peuples, l’Église même s’inclinaient devant son infortune ; elle inspire au monde entier un respect attendri. À ce degré d’absolu sacrifice, en effet, et d’épuration généreuse, composé de cet incomparable mélange de passion et de raison, d’abandon et de force, l’amour n’est-il pas une des formes des plus nobles de la grandeur humaine ? ne touche-t-il pas à la vertu ?
- ↑ Ouvrages inédits d’Abélard, pour servir à l’histoire de la philosophie scolastique en France, Introduction.
- ↑ V. Cousin, Introduction déjà citée. Cf. Ch. de Rémusat ; Abélard, sa vie, sa philosophie et sa théologie, t. II ; J. Simon, Abélard et la philosophie au douzième siècle ; Revue des Deux-Mondes, 1846, I ; Ch. Lévêque, Études de philosophie grecque et latine, 4e étude, ch. iii et iv.
- ↑ Correspondance de Roger de Habulin, comte de Bussy, édition L. Lalanne. Lettres 2336-2338.
- ↑ Cette traduction a été insérée dans le Recueil de lettres, publiées après la mort de Bussy 1693.
- ↑ Histoire d’Héloïse et d’Abélard, avec la lettre passionnée qu’elle lui écrivit, traduite du latin, in-12, à La Haye, 1687 ; rééditée en 1693, 1695, 1696, 1697, sous le même titre ; en 1720, sous un titre différent : Lettres d’Abélard et d’Héloïse, ou Amour et infortunes d’Abélard et Héloïse ; en 1722, sous cet autre titre : Nouveau recueil contenant la vie, les amours, les infortunes, les lettres d’Abélard et Héloïse, etc. — Histoire des Amours et infortunes d’Abélard et d’Héloïse, par Dubois, La Haye, 1711, in-18. — Recueil de lettres galantes et amoureuses d’Abélard et d’Héloïse, Amsterdam, 1704, in-12, réimprimé à Anvers, 1720, à Amsterdam, 1725. — Lettres d’Héloïse et d’Abélard mises en vers français, par M. de Beauchamps, 1714, etc., etc.
- ↑ Les véritables lettres d’Héloïse et d’Abailard. tirées d’un ancien manuscrit latin trouvé dans la bibliothèque de François d’Amboise, conseiller d’État ; traduites par l’auteur de leur vie, avec des notes historiques et critiques très-curieuses, 1722-23, 2 vol. in-12. Paris ; réimprimées en 1796 par Delaulnaye. Paris — D. Gervaise, avait publié, en 1720, la Vie de Pierre Abeillard, abbé de Saint-Gildas de Ruys, et celle d’Héloïse, son épouse, 2 vol. in-12.
- ↑ Le public est très-obligé au traducteur de ces Lettres de la découverte qu’il a faite, puisque tout le monde va présentement regarder toutes celles qui ont eu cours comme l’ouvrage de faiseurs de romans… » (Approbation de M. Richard, doyen des chanoines de l’Église royale et collégiale de Sainte-Opportune, à Paris, censeur royal.)
- ↑ Encyclopédie, art. Abailard.
- ↑ On ne compte pas moins de huit traducteurs de l’Épître de Pope. — Voir les Épitres d’Abailard et d’Héloïse, traductions en vers par divers auteurs, 1774. 2 vol. in-12 ; — Abélard et Héloïse, avec un aperçu du douzième siècle, par F.-A. Turlol, 1822 ; — Héloïse et Abailard, lettres traduites du Latin par le comte de Bussy-Rabutin, avec les imitations en vers par de Beauchamps, Colardeau, Dorat, Mercier, Fleury, B… Douxigné, Saurin, précédées d’une nouvelle préface, par E. Martineault, Paris, Garnier, 1845.
- ↑ Voir, entre autres imitations, Le nouvel Abailard, par Rétif de la Bretonne. Paris, 1778, 4 vol. in-12 ; le nouvel Abailard, ou lettres de deux amants qui ne se sont jamais vus, 4 vol. in-12, en Suisse, 1779. — La parodie a fini par s’emparer elle-même du sujet : Histoire des Amours d’Abailard et d’Héloïse, en vers satiri-comi-burlesques. Cologne, 1721, in-12 ; Le nouvel Abailard ou lettres d’un singe, par Th. de Champigny, 1763, etc.
- ↑ D’Alembert, Œuvres philosophiques et littéraires, Lettre à J.-J. Rousseau, citoyen de Genève, au sujet de l’article : Genève, de l’Encyclopédie, Édit. Bastien, t. V, p. 540.
- ↑ Génie du christianisme, part. II, liv. III, chap. v. — Cf. M. de Marchangy, la Gaule poétique, t. VI, p. 295. — En 1800, le roman de 1687 a reparu sous ce titre : Vie, amours, lettres et épitres amoureuses d’Héloïse et Abailard, ouvrage composé d’après les documents les plus authentiques qui aient été publiés sur ces deux infortunés amants, suivis de détails exacts sur les diverses translations de leurs restes mortels, terminés par l’histoire curieuse et lamentable de Baudoin et Geneviève ou la côte des deux amants ; traduction en vers de M. Creuzé de Lesser. — Paris, Baudry.
- ↑ Lettres d’Abailard et d’Héloïse, traduites par M. Oddoul, avec un Essai sur la vie et les écrits d’Abailard et d’Héloïse, par M. et Mme Guisot. Didier, 1839.
- ↑ Lettres d’Abailard et d’Héloïse, traduction nouvelle par le bibliophile Jacob, précédée d’un travail historique et littéraire, par M. Villenave, Charpentier, 1849.
- ↑ Abélard, sa vie, sa philosophie et sa théologie, par M. Charles de Rémusat, de l’académie française. Didier, 1840 ; 3e édition, 1865.
- ↑ Petri Abœlardi opera hactenus scorsini edita, nunc primum in unum collegit textum, ad fidem librorum editorum scriptorumque recensuit, notas, argumenta, indices adjecit Victor Cousin, adjuvantibus C. Jourdain et E. Despois. Parisiis, Durand, 1849. — Cette édition a été faite sur le manuscrit de la bibliothèque de Troyes, le plus ancien des manuscrits que l’on connaisse et qui date de la seconde moitié du xiiie siècle. Ceux qui existent à la Bibliothèque impériale (fonds latin, nos 2544, 2923) sont du xive siècle. D’après une note conservée à cette bibliothèque, les administrateurs du district de Nogent-sur-Seine possédaient, vers le milieu de l’an II (1793), un manuscrit qu’ils avaient retiré de la bibliothèque du Paraclet ; on ne sait ce qu’il est devenu.
- ↑ Index lectionum in Academia Zuricensi, 1841, in-4o. Zurich.
- ↑ Correspondance littéraire, t. I, p. 27 ; cf. p. 109 et suiv.
- ↑ Causeries du Lundi, VI, p. 298. On sait, de plus, qu’il existe de la plume de M. de Rémusat un drame d’Abélard « tout fait, et qui obtiendrait, le suffrage du public des lecteurs, si l’auteur se décidait à le publier. » (Id., Ibid., p. 297.)
- ↑ Dom. Gervaise, la Vie de Pierre Abailard, lv, 4. — Cf. Bayle, art. Abeilard ; Colardeau, Histoire abrégée d’Abélard et d’Héloïse ; Turlot, Héloïse et Abélard avec un aperçu du douzième siècle.
- ↑ La chronologie de la vie d’Abélard est assez difficile à déterminer. Né en 1079, à Nantes, c’est en 1113 qu’il parait être devenu le chef de l’École de Paris. Après divers voyages à Melun, à Laon, etc., il revient à Paris, vers 1117. Ses relations avec Héloïse embrassent les années 1118 et 1119. En 1120, il fonde le Paraclet. En 1128, divers documents établissent qu’il était à la tête de l’abbaye de Saint-Gildas. — (Voir la Correspondance littéraire, 1856-7, no 5). — En 1129, Héloïse et ses religieuses sont expulsées de Saint-Denis (V. Gallia Christiana, I. VII, Instrumenta, p. 52) ; la première bulle du pape Innocent II, qui les confirme dans la possession du Paraclet, est datée du 28 novembre 1131 (V. Gallia Christiana, I. III. p. 259, 260, Instrumenta). La Lettre à un Ami, postérieure à cet établissement, ne peut donc être antérieure à l’année 1132. On pense que c’est en 1134 qu’Abélard quitta définitivement l’abbaye de Saint-Gildas. On sait que, condamné par le concile de Sens, le 2 juin 1140, il mourut à Saint-Marcel, près Chalon-sur-Saône, le 21 avril 1142.
- ↑ Lettre à un Ami, § 6, p. 14 et suivantes.
- ↑ Lamartine, Le Civilisateur, 1853.
- ↑ Lettre à un Ami, § 6, p. 16.
- ↑ Élégie, 1.
- ↑ Lettre à un Ami, § 6, p. 18.
- ↑ Lettre à un Ami, § 8, p. 26.
- ↑ Correspondance littéraire, t. I, no 2, p. 97 et suiv.
- ↑ Liv. I. p. 134.
- ↑ Lettres, II, §5 et 6, p 78 et suiv. ; Cf. III, § 1, p. 81, 102 ; § 4 et 5, p 90.
- ↑ Lettre à un Ami, § 14, p. 54 et suiv.
- ↑ Voir plus bas, p. 22.
- ↑ Voir la lettre de Roscelin, lettre intraduisible et qu’on ne peut même pas citer en latin, Abœlardi opera, éd. V. Cousin, t. II, p. 802.
- ↑ Turlot, ouvrage cité, p. 154. — On se rappelle qu’Héloïse était née à Paris, en 1111 ; et qu’elle mourut au Paraclet, le 16 mai 1164.
- ↑ Lettres, V, § 4, p. 128.
- ↑ Le Roman de la Rose, vers 999 et suivants.
- ↑ Hug. de Métel. Épist. 16 et 17.
- ↑ Lettre de Pierre le Vénérable, p. 553.
- ↑ J.-P. Charpentier, Essai sur l’histoire littéraire du moyen âge, ch. ix, Paris, 1833. M. Charpentier est le premier qui ait fait entrer dans l’histoire des lettres en France les noms d’Héloïse et d’Abélard.
- ↑ Turlot, ouvrage cité, p. 153-151.
- ↑ Lettres, II, § 5, p. 78.
- ↑ Ibid., § 4, p. 74.
- ↑ Lettre à un Ami, § 7, p. 18. Cf. Lettres, II, § 4, p. 74 et suiv.
- ↑ Lettres, V, § 4, p. 126.
- ↑ Bayle, Dictionnaire philosophique, articles Abailard et Héloïse. Cf. D. Gervaise, la Vie d’Abeilard, préface.
- ↑ Oddoul, Préface. p. 8.
- ↑ Lettres, II. § 6, p. 80.
- ↑ Voir sur les caractères de l’amour les observations délicates et profondes de M. E. Caro, de l’Académie française (Études morales sur le temps présent, 2e édition, Ire partie, iv ; 2e partie, i.
- ↑ Gallia Christiana, t. VII. Instrumenta, p. 52. Cf. Histoire littéraire de la France, t. XII, p. 633 ; Crévier, Histoire de l’Université de Paris, t. I.
- ↑ Lettre à un Ami, § xiv, p. 54.
- ↑ Lettres d’Héloïse à Abélard, Avertissement.
- ↑ Colardeau, Épitre.
- ↑ Lettres d’Héloïse à Abélard, I.
- ↑ Voir Villemain, Tableau de la littérature française au xiiie siècle, i, leçon vii, p. 140.
- ↑ Et le reste dans ce style du goût de Pradon :
Lorsque je vous perdis, je n’avais que vingt ans ;
Je recevais partout des vœux et de l’encens ;…
J’aurais même voulu, pour vous plaire toujours,
Être plus belle encor que celle (la déesse) des amours…
À ce triste portrait, connaissez, cher époux,
Quels sont les sentiments qu’Héloïse a pour vous…Abélard lui répond sur le même ton amoureux transi :
J’ai reçu votre lettre, et je n’ose vous dire
Dans quel état funeste elle a su me réduire…
Hé ! comment voulez-vous que je guide vos pas ?
Je m’égare moi-même, et ne me connais pas…
Pour ne vous point aimer, j’avais un cœur trop tendre ;
C’était peu : je voulus vous inspirer mes feux ;
J’y réussis trop bien : vous comblâtes mes vœux…
Oublier Héloïse ! Ah ! que plutôt la foudre
Aux yeux de l’univers mette Abélard en poudre…
Il est temps de finir ; adieu, chère Héloïse,
Tachez de soutenir votre sainte entreprise… - ↑ Lettre à un Ami, § 8, p. 26.
- ↑ Couvre-moi de baisers… je rêverai le reste.
- ↑ La Vie d’Abeilard, préface.
- ↑ M. de Remusat, I, 1, p. 141.
- ↑ Lettres, IV, § 5, p. 104.
- ↑ Dictionnaire, art. Héloïse.
- ↑ Génie du christianisme, II, p. 3, 5.
- ↑ Lettres, II, § 6, p. 78 et suiv. ; IV, p. 97 et suiv.
- ↑ Voir les arguments placés en tête de chaque lettre. Il ne faudrait pas les prendre comme guides pour les lettres d’Héloïse ; ils en donneraient le plus souvent une idée fausse, et nous ne les avons reproduits que parce que nous les avons trouvés dans le texte de V. Cousin ; mais ils présentent une analyse fidèle des réponses d’Abélard.
- ↑ Lettres, III. § 3, p. 88.
- ↑ Abélard, etc, par M. de Rémusat, liv. II et suiv. Cf. J. Simon, étude citée. Ch. Lévêque, ouvrage cité ; Dictionnaire des sciences philosophiques, publié sous la direction de M. Ad. Franck, art. Abélard ; J.-P. Charpentier, ouvrage cité. Voir aussi l’Essai historique, de M. et Mme Guizot, placé en tête de la traduction de M. Oddou. On peut encore consulter : Michelet, Histoire de France, II, ch. 4 ; Jos. Berington, The history of the lives of Abeillard and Heloisa, 1793 ; Fessler, Abœlard and Heloisa, 1808 ; Moriz Carrière, Abaelard und Heloise, 1814 : Feuerbach, Abaelard und Heloise, 1844 ; Gallia Christiana, t. xii, col. 567 et seq. ; Brucker, Hist. crit, III, p 755, etc.
- ↑ Extraits du règles du Paraclet, p. 360.
- ↑ Lettres, VI, § 7, p. 152.
- ↑ Lettres, VI, § 9, p. 158, cf. ii, p. 98.
- ↑ Id., ibid., § 7, p.152.
- ↑ Id., VI, § 6, p.150.
- ↑ Id., VII, § 9, p.226, etc.
- ↑ Lettres, VIII, § 12, p. 320.
- ↑ Id., VIII, § 14, p. 360.
- ↑ Extraits des Règles du monastère du Paraclet, p. 364.
- ↑ Lettre aux vierges du Paraclet sur l’étude des Lettres, p. 512.
- ↑ Lettre aux vierges du Paraclet sur l’étude des Lettres, p. 509.
- ↑ Questions et réponses, p. 515.
- ↑ Id. ibid.
- ↑ Lettre et profession de foi d’Abélard, p. 545.
- ↑ Voir plus haut, p. v.
- ↑ Ch. Lévêque, ouvrage cité.
- ↑ Ch. de Rémusat, I, p. 52.
- ↑ Canonicus sancti Martini Turonensis, in chronico ad annum MCXL.
- ↑ Villon, Ballade. — Cf. Et. Pasquier, Recherches sur ta France, livre VI, ch. 17 ; Damboise, préface ; Bertrand d’Argentré, Histoire de Bretagne, liv. I, ch. 11.
- ↑ S. Bernard, Ep. CCLXXVIII.
- ↑ En moins de vingt ans, cinq Papes, Lucins II (1146), Eugène III (1148), Anastase IV (1154), Adrien IV (1157), Alexandre III (1163), lui accordent des lettres confirmatives de son établissement du Paraclet.
- ↑ Correspondance littéraire, ibid., p. 38, col. 2.
- ↑ Lettres portugaises, nouvelle édition conforme à la première (Paris, Cl. Barbin, 1669). Paris, bureau de la Bibliothèque choisie, 1833. — On sait que la religieuse qui a écrit ces lettres se nommait Marianne Alcoforada, et que le chevalier à qui elles sont adressées était le comte de Chamilly, à un gros et grand homme, » dit Saint-Simon, « le meilleur, le plus brave et le plus rempli d’honneur, mais si bête et si lourd, qu’on ne comprenait même pas qu’il eût quelques talents pour la guerre… » « À le voir, à l’entendre, ajoute-t-il, on n’aurait jamais pu se persuader qu’il eût inspiré un amour aussi démesuré que celui qui est l’âme de ces fameuses Lettres portugaises… »
- ↑ « Brancas m’a adressé une lettre si exclusivement tendre, écrivait madame de Sévigné, le 19 juillet 1671, qu’elle récompense tout son passé : il me parle de son cœur à toutes les lignes ; si je lui faisais réponse sur le même ton, ce serait une Portugaise.