Lettres choisies du révérend père De Smet/ lettre

Victor Devaux et Cie ; H. Repos et Cie (p. 46-50).
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Nous croyons ne pouvoir mieux préparer le lecteur aux récits intéressants qu’il va lire, qu’en reproduisant la lettre du R. P.  De Smet écrite au propriétaire-gérant du Journal de Bruxelles :


Bruxelles, 30 juin 1849.
Messieurs,

Après de longs voyages dans les déserts de l’Amérique septentrionale, je revois de nouveau ma patrie, heureux de pouvoir exprimer aux bienfaiteurs de nos pauvres Indiens toute la reconnaissance des missionnaires.

Depuis mon dernier départ de la Belgique, j’ai pu parcourir des savanes où aucune mission n’était établie, où jamais peut-être aucun Européen n’avait pénétré.

Nous avons remonté le Missouri sur une distance de sept cent trente lieues, et parcouru un plateau de plus de cent lieues. Celui-ci sépare les eaux de la rivière Roche-Jaune de celles du Missouri. De la Roche-Jaune, nous nous dirigeâmes vers le sud-ouest, et nous traversâmes encore une terre de trois cents lieues pour atteindre aux Côtes-Noires et aux Montagnes-aux-Loups, deux branches des montagnes Rocheuses. Nous sortîmes de ces lieux sauvages, à l’entrée de la route qui conduit des montagnes Rocheuses à la Californie.

Le 2 septembre 1851, nous nous trouvâmes sur la grande voie battue par les Européens qui sont allés aux mines d’or pendant ces dernières années. Ce chemin est beau, large, et peut-être le plus long de l’univers. Sur la trace des caravanes d’émigrants, on se transporte aisément jusqu’à l’océan Pacifique. Cette immense avenue est semblable à une aire constamment balayée par les vents, où le moindre brin d’herbe ne pourrait pousser, tant elle est foulée sans relâche sous les pieds des Européens et des Américains qui se rendent en Californie. Nos sauvages, qui n’avaient jamais vu que des déserts sans chemin, ou tout au plus quelques sentiers de chasse, pensaient, en voyant cette route, que toute la nation des Blancs avait passé par là, et que le vide avait dû se faire dans les contrées où se lève le soleil. Ils me croyaient à peine quand je leur disais qu’on ne s’apercevait nullement, chez la nation des Blancs, du départ de cette multitude.

La Providence a soutenu mon faible courage, guidé mes pas, fécondé la semence de l’Évangile dans des terres qui ne l’avaient pas encore reçue. Après avoir parcouru plusieurs centaines de lieues, j’ai pu voir le bien que nous pourrons faire parmi ces tribus errantes, toujours en guerre entre elles, sans consolation dans le malheur parce qu’elles ne connaissent guère les espérances d’une vie meilleure. Aussi, avec la grâce de Dieu, j’espère y retourner au printemps prochain, avec Mgr  Miége, évêque de Messenia, in part, infid., et vicaire apostolique du Kansas.[1] Nous pourrons y établir des missions, fixer ces tribus nomades sur un sol assez fécond pour les nourrir, ôter par là même une foule d’occasions de guerre, et faire luire dans ces parages, avec la lumière de la foi, l’aurore de la civilisation. Les bornes d’un journal ne me permettent pas, monsieur, d’entrer dans les détails de cette expédition au Grand Désert,[2] sur laquelle je n’ai publié qu’une seule lettre. D’ailleurs je me propose d’en faire paraître la relation dans les Précis historiques. Je prépare aussi pour cette même Collection, outre une Notice sur les Mormons, secte nouvelle qui ne date que de l’année 1826 et qui menace de jouer aux États-Unis le rôle des Saren Asie, d’autres aperçus qui pourront faire connaître en Europe l’état si peu connu de la religion dans cette vaste partie du monde, et laisser à l’histoire des documents authentiques sur l’Église naissante dans nos déserts. J’entremêlerai ces données historiques de notes, que j’ai prises dans les déserts mêmes, sur la géologie, la zoologie et la botanique  ; sur le culte, les mœurs et les coutumes des sauvages, etc.

De cette manière, on verra, ce qu’on oublie trop souvent en Europe, combien la religion catholique, par la nature même de ses missions, contribue à la civilisation des peuples et au développement des connaissances humaines. Le gouvernement des États-Unis le sait  ; il ne cesse d’encourager nos travaux.[3]

Le bien à faire est immense. Les catholiques et les nouveaux convertis ont besoin de prêtres pour se conserver dans la foi ; les infidèles, pour apprendre la bonne nouvelle de l’Évangile. Le petit nombre des ministres du Seigneur qui sont dans ces contrées ne suffit pas pour les besoins de 4,000,000 de catholiques[4] et pour venir en aide aux sauvages qui désirent avec ardeur la visite d’une Robe noire. Je suis donc venu en Europe faire appel aux cœurs généreux.

J’exprimerai un autre vœu, monsieur, et je l’exprimerai avec franchise : je viens aussi demander l’aumône. Je n’ignore pas que la Belgique est constamment visitée par des missionnaires de l’Amérique, des Indes, de l’Orient ; je n’ignore pas que les personnes bienfaisantes ont peine à satisfaire à ces quêtes réitérées ; mais les Européens ignorent la nécessité absolue de secours qu’on ne peut éluder dans nos contrées. Il faut empêcher les défections, convertir les infidèles, former des ouvriers évangéliques, établir des écoles, bâtir des églises, etc. Veuillez bien, monsieur, contribuer par la publicité de votre journal à faire connaître le double but de mon voyage en Europe, où je resterai jusqu’à la fin de septembre.

Agréez, etc.

P. J. De Smet, S. J.
  1. Mgr  Miége, de la compagnie de Jésus, vient de résigner son vicariat pour motifs de santé. Mgr  Fink, évêque de Eucarpia, in part, injid., lui avait été donné en qualité de coadjuteur, en 1871. (Note de la présente édition.)
  2. Sous le nom de Grand Désert Américain, on a désigné de temps immémorial la vaste région sablonneuse qui s’étend, d’un côté, depuis le Kansas occidental jusqu’à la Sierra Nevada   ; et de l’autre, depuis les possessions anglaises, au nord des États-Unis, jusqu’à la partie septentrionale du Mexique. (Note de la présente édition)
  3. Il n’en est malheureusement plus de même aujourd’hui. Le fait est certain. Sous l’administration du général Grant, le président actuel des États-Unis, les pauvres Indiens sont persécutés : tantôt on leur enlève les missionnaires, tantôt on défend à ceux-ci d’exercer les offices du culte catholique  ; dans plusieurs cas, on est allé jusqu’à imposer aux sauvages convertis, des ministres méthodistes. (Note de la présente édition.)
  4. On compte plus de cinq millions de catholiques aujourd’hui aux États-Unis. (Note de la présente édition.)