Lettres choisies du révérend père De Smet/ 5

Victor Devaux et Cie ; H. Repos et Cie (p. 36-45).
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V


Université de Saint-Louis, 10 juin 1849.
Messieurs,

Pour compléter l’aperçu que j’ai eu l’honneur de vous présenter dans mes dernières lettres, sur les tribus de l’ouest des États-Unis, je me propose de raconter certains faits touchant l’état actuel des Indiens du haut Missouri et des montagnes Rocheuses.

Les faits — telle est du moins mon opinion — révèlent clairement le triste avenir qui, à une époque peu éloignée, attend ces sauvages, si l’on n’emploie des moyens efficaces pour prévenir les malheurs dont ils sont menacés. Mes visites à plusieurs tribus sauvages, et surtout celle que j’ai faite en dernier lieu à la grande nation des Sioux, n’ont fait que confirmer les fâcheuses prévisions qu’avait fait naître en moi l’expérience acquise par un long séjour parmi ces enfants abandonnés. Ces mêmes vues, je les ai communiquées, en substance, à un agent honorable des États-Unis, qui travaille avec ardeur et constance à l’amélioration de la condition des Indiens, et qui joint, autant qu’il est en son pouvoir, l’emploi des moyens aux louables désirs de son cœur.

J’ai traversé à plusieurs reprises les vastes plaines qu’arrose le Missouri avec ses principaux tributaires, tels que la Platte ou Nébraska, la Roche-Jaune, la Mankizita-Watpa, le Niobrarah, le Tchan-Sansan, appelé par les blancs la Rivière à Jacques, le Wassecha ou Vermillon, et les trois grandes fourches supérieures qui donnent naissance au Missouri, c’est-à-dire le Jefferson, le Gallatin et le Madison. Longeant la branche du nord et la branche du sud du Saskatchewan, j’ai pénétré à trois cents milles dans l’intérieur des forêts et des plaines qui bordent l’Athabasca. Partout les blancs, les métis et les naturels, qui habitent ces régions, s’accordent à dire que le buffle, le cerf et la biche, l’orignal ou le daim américain diminuent d’une manière alarmante, et que, dans peu d’années, ces races d’animaux auront entièrement disparu. Le territoire que traverse l’Athabasca fournissait, il y a quelques années, une chasse abondante à la plus grande partie de la nation des Crees et à une tribu d’Assiniboins, qui, une soixantaine d’années auparavant, s’était détachée du corps principal de leur nation  ? Eh bien, sur cette vaste étendue de terrain, je ne rencontrai, dans un de mes voyages, que trois familles, savoir : un vieux Iroquois avec ses enfants et ses petits-enfants, au nombre de trente-sept  ; une famille de métis, composée de sept personnes  ; et un Sioux, avec sa femme et ses enfants. C’est que les Crees et les Assiniboins, jadis les habitants de ce désert, ont été forcés de suivre la trace du buffle, et commencent à empiéter sur le territoire des Pieds-Noirs. J’ai séjourné longtemps parmi les Têtes-Plates et les Kalispels  ; j’ai visité, à des époques différentes, les Koetenays, au nord, et les Soshonies ou Serpents, au sud. Leurs vastes territoires, qu’arrosent les branches principales de la Colombie supérieure et le Rio-Colorado occidental, étaient autrefois abondamment pourvus de toute espèce de gibier, qui leur fournissait le vêtement et la nourriture.

Mais aujourd’hui que le buffle a disparu de ces contrées, les pauvres Indiens se voient forcés d’aller passer une bonne partie de l’année à l’est des montagnes Rocheuses pour chercher leur unique moyen de subsistance. Souvent aussi, poursuivant leur proie, ils sont entraînés jusque dans l’intérieur du pays des Corbeaux et des Pieds-Noirs, et obligés de s’y frayer un chemin les armes à la main. Les Yanctons et les Santees, tribus siouses, commencent à empiéter sur le pays de chasse des Brûlés, partie de la nation des Sioux. Les Ponkahs se trouvent souvent dans la nécessité d’aller chasser sur les terres des Sioux et des Sheyennes. Autrefois les Iowas, les Omahas et les Ottoes subsistaient principalement du produit de leur chasse au buffle  ; aujourd’hui on les voit réduits à l’état le plus pitoyable, n’ayant pour toute nourriture qu’une bien petite quantité de chevreuils, d’oiseaux et de racines sauvages. Leur misère est telle, qu’ils sont forcés, pour se procurer le nécessaire, de battre la campagne dans tous les endroits, et par petites bandes  ; très-heureux s’ils échappent aux embûches d’un ennemi plus puissant qu’eux, et qui souvent massacre les vieillards, les femmes et les enfants. Il n’est pas rare ici d’avoir à déplo rer de semblables cruautés. Chaque année voit augmenter le nombre de ces scènes révoltantes, tristes avant-coureurs d’un dénoûment prochain et tragique.

Les Pawnees et les Omahas sont dans un état de dénuement presque absolu. Entourés d’ennemis, où iront-ils poursuivre l’animal sauvage qui souvent leur manque et émigre dans d’autres parages  ? Il est vrai que, depuis assez longtemps, il est d’usage parmi eux de cultiver un petit champ de citrouilles et de maïs  ; mais souvent aussi, lorsque la moisson paraît répondre à leur attente et à leurs travaux, l’ennemi vient soudainement encore leur arracher cette triste et dernière ressource.

J’ai dit que les buffles disparaissent et diminuent chaque année dans les plaines du haut Missouri. Cela n’empêche pas toutefois de les voir paître encore, en troupeaux très-nombreux, dans certaines localités  ; mais le cercle de terrain que ces animaux parcourent se rétrécit de plus en plus. D’ailleurs, ils ne séjournent jamais longtemps dans le même endroit et changent constamment de pâturages selon les saisons. De là les incursions que font les Sioux sur les territoires des Riccarees, des Mandans, des Minatarees, des Corbeaux et des Assiniboins  ; de là aussi les invasions mutuelles des Corbeaux et des Pieds-Noirs dans les chasses respectives. Ces sortes de déprédations se commettent par toutes les tribus nomades du désert et font naître des dissensions et des guerres incessantes et cruelles, qui, chaque année, se renouvellent et se multiplient au grand détriment et pour le malheur de toutes ces tribus. Il n’est donc point étonnant que le nombre de ces sauvages aille en diminuant. Dans les plaines, ce sont les guerres et la famine  ; sur la frontière de la civilisation, ce sont les vices, les liqueurs et les maladies qui les moissonnent par milliers.

J’ai visité les Pieds-Noirs, les Corbeaux, les Mandans, les Assiniboins, le Riccarees, les Minatarees, etc., qui possèdent toute la région du haut Missouri et de ses tributaires. La condition dans laquelle tous ces sauvages se trouvent, loin des influences de tous les principes religieux, les rend à peu près semblables les uns aux autres, ejusdem farinœ. Chez tous, on rencontre la même cruauté, la même barbarie, la même paresse ou indolence, enfin, les mêmes superstitions basses et révoltantes, poussées aux dernières limites où l’esprit humain, abandonné à lui-même et sous l’empire des viles passions, est capable de conduire.

Une observation assez commune, et je l’ai moi-même entendu faire par plusieurs personnes, c’est que l’état religieux, aussi bien que l’état social des Indiens de ces contrées, n’est aucunement susceptible d’amélioration. Je suis loin de partager cette opinion. Qu’on enlève les obstacles qui viennent de la part même des gens qui s’appellent civilisés  ; qu’on empêche, avant tout, l’importation des liqueurs fortes, fléau destructeur des sauvages  ; qu’on leur envoie des missionnaires, dont le zèle n’ait pour mobile que l’amour de notre divin Maître, et pour objet que le bonheur des pauvres âmes qui seront confiées à leurs soins, et j’ose dire que bientôt on aura le consolant spectacle d’une amélioration sensible parmi eux. Mes observations personnelles servent de fondement à ces espérances. J’ai eu des entretiens fréquents avec les Pieds-Noirs, les Corbeaux, les Assiniboins, les Riccarees et les Sioux  ; toujours ils ont prêté l’attention la plus assidue à toutes mes paroles  ; toujours ils ont écouté avec le plus grand plaisir et le plus vif intérêt les saintes vérités que je leur annonçais. Ils me suppliaient, avec une ingénuité charmante, d’avoir pitié de leur misère, de m’établir au milieu d’eux, me promettant de joindre la pratique exacte à la connaissance des vérités que je voudrais bien leur annoncer. Parmi les Indiens du grand désert américain, je n’en ai jamais trouvé un seul qui osât se permettre des railleries contre notre sainte religion.

Mettre un terme aux guerres cruelles qui déciment ces nations  ; arracher tant d’âmes aux suites funestes de l’idolâtrie dans laquelle elles sont ensevelies  ; empêcher la destruction totale de ces tribus déjà si malheureuses et rachetées, elles aussi, du sang précieux de Notre-Seigneur Jésus-Christ, n’est-ce pas là une entreprise capable d’enflammer le zèle d’un ministre de l’Évangile  ? n’est-ce pas là une œuvre digne de réclamer l’efficace coopération et les secours d’un gouvernement aussi puissant que celui des États-Unis  ? Quant à l’agriculture envisagée comme moyen de civilisation, l’introduction en sera toujours difficile parmi les Indiens, tant qu’il leur restera quelque espoir de se procurer des buffles et d’autres animaux sauvages. Ce serait, à mon avis, une chimère que de prétendre, de prime abord, introduire parmi eux l’agriculture sur une échelle un peu large. Nous savons pourtant, par expérience, que, quoique peu habituées à la fatigue du travail assidu qu’exige l’agriculture, quelques tribus ont déjà essayé de cultiver leurs petits champs. Ce premier pas fait, chaque année, à mesure que l’abondance augmenterait, on pourrait étendre les limites de ces champs. Comme leurs frères, qui habitent à l’ouest des montagnes Rocheuses, ils s’attacheraient de plus en plus aux terres, dont le produit serait le fruit de leurs sueurs. Leurs habitudes nomades, les guerres qui souvent en sont la suite, feraient insensiblement place à une vie plus paisible et plus douce. Les animaux domestiques qu’ils élèveraient remplaceraient le buffle, dont l’abondance au milieu de laquelle ils vivraient leur ferait bientôt perdre le souvenir.

Depuis dix ans, une grande partie des fonds disponibles de la vice-province du Missouri ont été employés pour le bonheur des Indiens. Les libéralités de la société de la Propagation de la Foi établie à Lyon, et celles de nos amis, nous ont puissamment aidés à convertir et à civiliser les tribus d’au delà des montagnes Rocheuses. Plusieurs de nos confrères y poursuivent encore la même œuvre de charité  ; plusieurs de nos Pères et Frères désirent visiter les tribus que je visitai moi-même l’année dernière. Un établissement fondé au milieu d’elles, à l’est des montagnes, serait très-désirable  ; mais les secours pécuniaires qu’ils ont à leur disposition sont bien loin de répondre à l’œuvre qu’ils méditent. Le vif intérêt que vous portez, messieurs, au salut et à la civilisation de tant de milliers d’infortunés habitants du désert m’inspire assez de confiance pour oser m’adresser à votre générosité, qui seule peut nous fournir les moyens de mener à bonne fin une entreprise si vaste et si éminemment catholique.

Il y a, parmi ces Indiens, plusieurs centaines d’enfants de race mêlée, à qui leurs parents désireraient pouvoir procurer les bienfaits de l’instruction. Il faudrait pour cela des écoles et des établissements d’agriculture où l’on pourrait aussi recevoir beaucoup d’enfants de race pure, que les chefs de famille veulent confier aux soins des missionnaires. Une courte statistique donnera une idée du bien qui pourrait se faire parmi ces Indiens. Chez les Pieds-Noirs, le R. P. Point et moi, nous avons baptisé au delà de 1, 100 enfants  ; chez les Gens du sang, tribu pied-noire, M. Tribaut en a baptisé 60  ; le R. M. Belcourt, de la rivière Rouge, a visité le fort Berthold sur le Missouri et a baptisé un bon nombre d’enfants de Mandans : tous les sauvages lui présentaient leurs enfants pour le baptême  ; le P. Hoecken, dans une excursion faite parmi plusieurs tribus du Missouri, a baptisé au delà de 400 personnes  ; M. Ravan, qui a visité quelques tribus de Sioux, en 1847, et a poussé jusqu’au Fort-Pierre, a été écouté partout avec une consolante avidité, et a baptisé un grand nombre d’enfants  ; dans mon dernier voyage chez les Sioux, les Ponkahs, etc., j’ai baptisé au delà de 300 enfants et plusieurs adultes.

De tous ces faits ne pouvons-nous pas conclure avec assez de fondement que ces pauvres âmes semblent mûres pour une vie plus douce et une éternité meilleure ? J’ai l’honneur d’être, etc.

Messieurs,
Votre, etc.,

P. J. De Smet, S. J.