Lettres choisies du révérend père De Smet/ 1

Victor Devaux et Cie ; H. Repos et Cie (p. 1-8).
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LETTRES

DU

RÉVÉREND PÈRE P. J. DE SMET.




I


Université de Saint-Louis, 1er juin 1849.
Messieurs,

Une courte visite que j’avais faite à quelques tribus de Sioux, dans le Haut-Missouri, lors de mon retour des montagnes Rocheuses, m’avait laissé un vif désir de revoir ces pauvres Indiens ; je voulais juger plus sûrement de leurs dispositions et des espérances que pourrait faire concevoir une Mission au milieu d’eux. C’est dans le courant de l’été de l’année dernière, que mes supérieurs m’ont accordé cette douce satisfaction.

Pour me rendre parmi ces peuplades, il me fallut remonter le Missouri en bateau à vapeur jusqu’à Belle-Vue, village situé sur le territoire des Ottoes, à la distance de six cent dix milles de Saint-Louis, et ensuite continuer ma course à cheval à travers des plaines immenses, pendant environ vingt-cinq jours. Un voyage dans les belles plaines du grand désert américain, et surtout dans le voisinage de cette magnifique rivière qui descend par d’innombrables torrents des monts Rocheux, offre sans doute beaucoup de charme et pourrait prêter à des descriptions pleines d’intérêt  ; mais c’est une matière dans laquelle j’ai eu des devanciers  ; ce serait, de plus, donner aux lettres que j’ai l’honneur de vous adresser une extension que je ne puis et n’ose me permettre. Je me bornerai à vous transcrire l’aperçu général qu’en a tracé M. Nicollet. J’ai pu apprécier par moi-même l’exactitude et la fidélité du tableau.

«  Jetez un regard sur la vaste étendue d’une plaine, dominez une à une ses ondulations, et porté, comme d’une vague à l’autre, de la vallée sur le coteau, arrivez enfin à l’interminable prairie qui se déroule sous vos yeux, les heures, les jours et les semaines se succéderont, et toujours des émotions pleines de charme et de variété captiveront votre esprit, le spectacle d’inépuisables richesses et de nouvelles beautés fascinera vos regards. Il est sans doute des instants où les ardeurs d’un soleil de feu, et la dure privation d’une eau limpide et propre à étancher la soif qui vous dévore, viennent vous rappeler que les jouissances les plus pures ont aussi leurs épines  ; mais ces épreuves sont rares et de courte durée. La brise rafraîchit presque constamment ces vastes plaines, dont le sol est d’une configuration telle, qu’il rend impossibles les surprises de l’ennemi le plus rusé. La route est un champ de verdure, parsemé de fleurs odoriférantes dont le brillant éclat n’a pour témoin que l’azur du firmament. C’est surtout en été que l’aspect des déserts respire la gaieté, la grâce et la vie, et s’il est un moment où ils doivent attirer toutes les sympathies du voyageur, c’est lorsque l’Indien, à la poursuite du chevreuil et du buffle, anime cette immense solitude de sa présence et de ses mouvements. J’ai pitié de l’homme dont l’âme n’est point émue à l’aspect ravissant d’une magnifique nature.  »

Ce fut à Belle-Vue, à neuf milles au delà du Nebraska, où Rivière Plate, que commença mon voyage par terre  ; de là à l’embouchure du Niobrarah, ou l’Eau qui court, pendant dix jours de marche, nous ne rencontrâmes aucun Indien, et ne découvrîmes pas le moindre vestige d’habitation. Mais çà et là se distinguaient quelques monticules artificiels, élevés par la main de l’homme  ; quelques monceaux de pierres entassées irrégulièrement, et des tombeaux qui contenaient les restes mortels de quelques sauvages, soigneusement enveloppés dans des peaux de buffle  ; parfois un poteau solitaire qui marquait l’endroit où quelque brave avait succombé sur le champ de bataille, où reposait peut-être quelque vieux Nestor du désert. Ces monuments, quoique sans inscription pour raconter de hauts faits ou transmettre des noms à la postérité, sont le tribut d’un cœur affectueux, le témoignage muet du respect que l’Indien porte à la mémoire d’un père ou d’un ami, et du prix qu’il attache à la gloire de ses ancêtres. Quelques troupeaux de buffles, de nombreuses bandes de cerfs, des chevreuils de différentes espèces que notre approche mettait en fuite, furent les seules distractions aux fatigues du voyage.

Pour camper, on choisit des lieux où abonde l’herbe fraîche  ; c’est ordinairement sur les bords d’un ruisseau ou d’un étang d’eau douce. Il faut de plus pourvoir à la sûreté de ses chevaux pendant la nuit. Pour prévenir tout accident, on les enfarge, — c’est l’expression de nos voyageurs canadiens, — c’est-à-dire on leur lie les deux pieds de devant, afin de les empêcher de trop s’éloigner du camp. Deux ou trois hommes font la garde contre les surprises des sauvages, trop justement reconnus pour les plus habiles voleurs de chevaux. Ces sentinelles nous protègent en même temps contre les attaques des ours et des loups, qui infestent le désert, et qui rôdent incessamment dans le voisinage des campements. Les chevaux, à leur vue, s’effrayent et s’enfuient si l’on n’a pas pris les précautions nécessaires. Il arrive même assez souvent que toutes nos mesures sont inutiles. C’est ainsi que nous perdîmes, un jour, un bel étalon d’un grand prix. Chaque soir on l’attachait au piquet par une longue et forte corde  ; mais dans une de ces épouvantes causées par l’approche des loups, il s’élança avec tant de vélocité à la suite des chevaux qui passaient à ses côtés, qu’arrivé au bout de la corde il se rompit le cou.

Dans une course si longue, par des régions si singulièrement variées, on éprouve assez souvent deux graves inconvénients : le manque d’eau et de bois. Plus d’une fois, nous n’eûmes pour alimenter notre feu que la fiente sèche de buffle. Trois fois l’eau nous manqua au lieu de notre campement : c’est une rude épreuve pour l’homme et pour son coursier, surtout après toute une journée de marche, sous le soleil brûlant du mois d’août. Une espèce de tourment encore moins supportable, dans ces moments où la chaleur se fait plus vivement sentir, c’est l’apparence de lacs et de rivières fantastiques qu’on voit au bout de l’horizon, et qui semblent inviter le voyageur épuisé à venir renouveler ses forces sur leurs rives  ; le besoin et la fatigue ne laissent entrevoir au loin que verdure, ombrage et fraîcheur. L’illusion ajoute encore au désir d’étancher la soif qui vous dévore. Vous pressez le pas pour arriver au terme  ; les heures se succèdent  ; le mirage trompeur devient de plus en plus brillant, et toujours le voyageur s’avance haletant, sans soupçonner même que le fantôme fuit devant lui. Dans une région ouverte et élevée, où l’atmosphère est toujours en mouvement, ce phénomène pourrait bien être produit par la réverbération du soleil sur la surface des plaines, reflétant les couleurs variées de cette verdure sur l’azur du firmament.

Outre les inconvénients qui naissent de la nature du sol, il en est d’autres que l’été ramène toujours avec ses milliers d’insectes. Parmi ceux-ci, le plus à redouter est sans contredit le taon, dont la piqûre a plus d’une fois fait bondir de rage l’animal le plus doux. Heureusement que la Providence semble avoir donné au cheval, dans ces plaines, un défenseur également habile et dévoué  ; c’est l’étourneau, que la présence de l’homme n’intimide point, et qui, voltigeant sans cesse autour du cavalier, se place sur la charge ou sur le dos du cheval, pour s’abattre ensuite avec une admirable adresse sur l’insecte malfaisant qui vient assaillir son compagnon de voyage.

Pour nous, nous eûmes à faire une guerre sans relâche à des myriades de maringouins et à leurs alliés les brûlots. Ceux-ci nous tourmentaient pendant le jour  ; les autres, plus lâches, nous attaquaient pendant la nuit. Ces ennemis affamés, qui sont le produit des eaux stagnantes et des plantes en décomposition, à l’approche d’un convoi, quittent leurs demeures infectes, et l’accompagnent de leurs bourdonnements plaintifs jusqu’à l’endroit où il cherche en vain à trouver du repos, après les chaleurs et les fatigues de la journée. La tribu ailée sonne aussitôt la trompe guerrière, et se lançant sur sa victime déjà harassée, l’aiguillonne, l’agite et la poursuit jusqu’à ce qu’elle ait assouvi sa fureur sanguinaire, et obligé l’infortuné voyageur, déjà exténué par la chaleur, à chercher un abri étouffant sous une robe de buffle ou sous une épaisse couverture. Un jour, je fus comme le point d’attaque d’un essaim de fourmis ailées. Elles fondaient sur moi avec une telle impétuosité et en si grand nombre que j’en fus totalement couvert. J’agitai alors mon mouchoir autour de ma tête, et j’eus bientôt obtenu de mon cheval de laisser bien loin derrière nous cette phalange serrée d’insectes noirâtres, qui remplissaient un espace d’environ un quart de mille.

À ceux qui ont passé leur vie au milieu des joies de la famille, entourés de toutes les délicatesses de l’abondance, un voyage au travers du désert peut paraître une triste réalité des misères et des souffrances humaines  ; mais celui qui élève ses pensées au-dessus des choses terrestres et passagères, pour se dévouer au salut de tant d’âmes infortunées qui aimeront et serviront leur Créateur quand elles l’auront connu, celui-là ne peut voir dans toutes les privations du désert, dans toutes les difficultés et les périls qui s’y rencontrent, que de légères incommodités, bien préférables pour lui aux douceurs de l’indolence et aux dangers des richesses. Il a médité ces sublimes paroles du Seigneur : que le royaume des deux est le prix de généreux efforts, et que c’est la violence qui l’emporte  ; il se rappelle qu’un Dieu fait homme, quoiqu’il fût sans pêché, en porta cependant toute la peine. Ses souffrances lui apprennent enfin que c’est par les tribulations et les sacrifices qu’il peut entrer au ciel et y conduire ceux qui désirent se ranger et mourir sous l’étendard de la croix.

J’ai l’honneur d’être avec le plus profond respect et l’estime la plus sincère,

Messieurs,
Votre très-humble et très-obéissant, serviteur,

P. J. De Smet, S. J.