Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 217

Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 447-451).

217. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

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À Paris, vendredi 26 janvier 1680.

Je veux commencer par votre santé ; c’est ce qui me tient uniquement au cœur. C’est sans préjudice de cette continuelle pensée que je vois, que j’entends, et que je prends intérêt à toutes les choses de ce monde : elles sont plus proches ou plus loin de moi, selon qu’elles ont plus ou moins de rapport à vous : vous me donnez même l’attention que j’ai aux nouvelles. Je vous trouve bien dorlotée, bien mitonnée, ma chère enfant ; vous n’êtes point dans le tourbillon, je suis en repos pour votre repos ; mais je n’y suis pas pour cette chaleur et cette pesanteur, et cette douleur sans bise, sans fatigue. Je voudrais bien un peu plus d’éclaircissement sur un point si important : tant de soins qu’on a de vous ne sont pas sans raison, ni paf pure précaution. Je souhaite que vous soyez changée sur l’écriture, et que ce soit sincèrement que vous ne vouliez plus vous tuer avec votre écritoire ; confirmez-moi cette bonne opinion de vous, et en nul cas ne m’écrivez de grandes lettres, vous m’en écrivez assez, et trop. Montgobert s’en acquitte très-bien, et, comme je vous ai dit, elle peut même vous soulager de dicter. Je voudrais qu’elle mêlât un mot du sien sur le sujet de votre santé. En vérité, je ne me souviens plus du petit de Gonor ; je vous laisse le soin, et à votre frère, de ces anciennes dates. Sans la présence de Mademoiselle, j’aurais renoncé mademoiselle d’Épernon ; je dis ce jour-là, et toujours, ces sottises que vous appelez jolies, et tout ce qu’on peut faire pour les adoucir ; vous voulez tirer de ce rang le compliment que je fis à madame de Richelieu, je le veux bien, car il ressemble à ce que lui aurait dit M. de Grignan : j’y pensai : voilà justement de ces choses qui lui viennent quand il parle et quand il écrit ; c’est ce qui fait que ses lettres font toujours, deux mois durant, l’ornement de toutes les poches. Madame de Coulanges avait encore hier la sienne, et la montre : cela n’est-il pas plaisant ? Au reste, ma très-chère, ne comptez point tant que vous soyez où vous devez être, que vous ne comptiez encore que vous devez être quelquefois ici ; c’est votre pays et celui de M. de Grignan ; et je vivrais bien tristement, si je n’espérais vous y revoir cette année. M. de Rennes[1] vous garde votre appartement, et nous donnera pourtant tout le temps d’y faire travailler. Vous ne m’avez aucune obligation de cette société, ce n’en est point une, c’est un homme admirable, il ne pèse rien non plus que ses gens, sa conversation est légère ; on le voit peu ; il trotte assez, et ne hait pas d’être dans sa chambre ; on le souhaite ; il ne ressemble pas à feu M. du Mans : enfin, il est tel que si on souhaitait quelqu’un qui ne fût pas vous, ce serait un autre comme celui-là : il m’a priée déjà plusieurs fois de vous faire bien des compliments, et de vous dire que, quelque joie qu’il ait d’être ici, il m’aime trop pour n’avoir pas beaucoup d’envie de vous quitter la place.

On ne parle plus de madame de Soubise, on n’y pense même déjà plus. Vraiment, il y a bien d’autres affaires ; et je crois que je suis folle de m’amuser à parler d’autre chose. Il y a deux jours que l’on est assez comme le jour de Mademoiselle et de M. de Lauzun : on est dans une agitation, on envoie aux nouvelles, on va dans les maisons pour en apprendre, on est curieux ; et voici ce qui a paru, en attendant le reste[2].

M. de Luxembourg était mercredi à Saint-Germain, sans que le roi lui fît moins bonne mine qu’à l’ordinaire : on l’avertit qu’il y avait contre lui un décret de prise de corps : il voulut parler au roi ; vous pouvez penser ce qu’on dit. Sa Majesté lui dit que, s’il était innocent, il n’avait qu’à s’aller mettre en prison ; et qu’il avait donné de si bons juges pour examiner ces sortes d’affaires, qu’il leur en laissait toute la conduite. M. de Luxembourg pria qu’on ne l’y menât point, et en effet il monta aussitôt en carrosse, et s’en vint chez le père de la Chaise : mesdames de Lavardin et de Mouci, qui venaient ici, le rencontrèrent dans la rue Saint-Honoré, assez triste dans son carrosse : après avoir été une heure aux Jésuites % il fut à la Bastille, et remit à Baisemaux (le gouverneur) l’ordre qu’il avait apporté de Saint-Germain. Il entra d’abord dans une assez belle chambre. Madame de Meckelbourg[3] vint l’y voir, et pensa fondre en larmes ; elle s’en alla, et une heure après qu’elle fut sortie, il arriva un ordre de le mettre dans une des horribles chambres grillées qui sont dans les tours, où l’on voit à peine le ciel, et défense de voir qui que ce fût. Voilà, ma fille, un grand sujet de réflexion : songez à la fortune brillante d’un tel homme, à l’honneur qu’il avait eu de commander les armées du roi, et représentez-vous ce que ce fut pour lui d’entendre fermer ces gros verroux ; et s’il a dormi par excès d’abattement, pensez au réveil. Personne ne croit qu’il y ait du poison à son affaire. Je vous assure que voilà une sorte de malheur qui en efface bien d’autres.

Madame de Tingry est ajournée pour répondre devant les juges. Pour madame la comtesse de Soissons, elle n’a pu envisager la prison ; on a bien voulu lui donner le temps de s’enfuir, si elle est coupable. Elle jouait à la bassette mercredi : M. de Bouillon entra ; il la pria de passer dans son cabinet, et lui dit qu’il fallait sortir de France, ou aller à la Bastille : elle ne balança point ; elle lit sortir du jeu la marquise d’Alluye ; elles ne parurent plus. L’heure du souper vint ; on dit que madame la comtesse soupait en ville : tout le monde s’en alla, persuadé de quelque chose d’extraordinaire. Cependant on fit beaucoup de paquets, on prit de l’argent, des pierreries ; on fit prendre des justaucorps gris aux laquais et aux cochers ; on fit mettre huit chevaux au carrosse. Elle fit placer auprès d’elle dans le fond la marquise d’Alluye, qu’on dît qui ne voulait pas aller, et deux femmes de chambre sur le devant. Elle dit à ses gens qu’ils ne se missent point en peine d’elle, qu’elle était innocente ; mais que ces coquines de femmes avaient pris plaisir à la nommer : elle pleura ; elle passa chez madame de Carignan, et sortit de Paris à trois heures du matin. On dit qu’elle va à Namur : vous croyez qu’on n’a pas dessein de la suivre. On ne laissera pas de faire son procès, ne fut-ce que pour la justifier : il y a bien des noirceurs dans ce que dit la Voisin. Le duc de Villeroi[4] paraît très-affligé, ou pour mieux dire ne paraît pas ; car il est enfermé dans sa chambre, et ne voit personne. Peut-être vous dirai-je encore quelque nouvelle avant que de fermer cette lettre.

Madame de Vibraye a repris le train de sa dévotion ; Dieu n’a pas voulu qu’elle ait passé sa vie, comme vous dites fort bien, avec ses ennemis. Madame de Buri fait fort joliment tourner son moulin à paroles. Si on voit la Princesse à Paris, madame de Vins désire que j’y aille avec elle. Pomenars a été taillé, vous l’ai-je dit ? Je l’ai vu ; c’est un plaisir que de l’entendre parler sur tous ces poisons : on est tenté de lui dire, Est-il possible que ce seul crime vous soit inconu ? Volonne dit son avis comme un autre, admirant le commerce qu’on a eu avec ces coquines. La reine d’Espagne est quasi aussi enfermée que M. de Luxembourg. Madame de Villars mandait l’autre jour à madame de Coulanges que si ce n’était pour l’amour de M. de Villars, elle ne passerait point son hiver à Madrid. Elle fait des relations fort jolies et fort plaisantes à madame de Coulanges, croyant bien qu’elles iront plus loin[5]. Je suis fort contente d’en avoir le plaisir, sans être obligée d’y répondre. Madame de Vins est de mon avis. M. de Pomponne est allé pour trois jours respirer à Pomponne ; il a tout reçu, il a tout rendu : voilà qui est fait. Il me serre toujours le cœur, quand il me demande si je ne sais point de nouvelles ; il est ignorant comme sur les bords de la Marne : il a raison de calmer son âme tant qu’il pourra. La mienne a été fort émue, aussi bien que celle de l’abbé, de ce que vous écrivez de votre main : vous ne l’avez pas senti, ma chère enfant, il est.impossible de le lire avec des yeux secs. Eh, bon Dieu ! vous compter bonne à rien et inutile partout à quelqu’un qui ne compte que vous dans le monde : comprenez l’effet que cela peut faire. Je vous prie de ne plus dire de mal de votre humeur : votre cœur et votre âme sont trop parfaits pour laisser voir ces légères ombres : épargnez un peu la vérité, la justice, et mon seul et sensible goût. Ma chère enfant, je ne compterai point ma vie que je ne me retrouve avec vous.


  1. L’évêque de Rennes (Jean-Baptiste de Beaumanoir) occupait dans ce temps-là l’appartement de madame de Grignan à l’hôtel de Carnavalet.
  2. La Voisin, la Vigoureux, et un nommé le Sage, connus à Paris comme devins et tireurs d’horoscopes, joignirent à cette jonglerie le commerce secret des poisons, qu’ils appelaient poudre de succession. Ils ne manquèrent pas d’accuser tous ceux qui étaient venus à eux pour une chose, d’y avoir recouru pour l’autre. C’est ainsi que le maréchal de Luxembourg fut compromis par son intendant Bonard, qui avait fait chez le Sage on ne sait quelle extravagante conjuration pour retrouver des papiers perdus. Le vindicatif Louvois saisit l’occasion pour le perdre, ou au moins pour le tourmenter.

    Outre les personnes nommées ici, madame de Polignac fut décrétée de prise de corps, et la maréchale de la Ferté, ainsi que la comtesse du Roure, d’ajournement personnel.

    On accusait la comtesse de Soissons d’avoir empoisonné son mari, madame d’AUuye son beau-père, madame de Tingry ses enfants, madame de Polignac un valet de chambre, maître de son secret.

  3. C’était la sœur de M. de Luxembourg.
  4. Il était l’ami intime de la comtesse de Soissons.
  5. Madame de Coulanges passant sa vie à la cour avec madame de Maintenon, même avec mademoiselle de Fontanges, pouvait faire parvenir ces agréables relations jusqu’au roi.