Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 149

Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 323-324).

149. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

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Aux Rochers, mercredi 4 décembre 1675.

Voici le jour que j’écris sur la pointe d’une aiguille ; car je ne recois plus vos lettres que deux à la fois le vendredi. Comme je venais de me promener avant-hier, je trouvai au bout du mail le frater, qui se mit à deux genoux aussitôt qu’il m’aperçut, se sentant si coupable d’avoir été trois semaines sous terre à chanter matines, qu’il ne croyait pas me pouvoir aborder d’une autre façon. J’avais bien résolu de le gronder, et je ne sus jamais où trouver de la colère ; je fus fort aise de le voir ; vous savez comme il est divertissant ; il m’embrassa mille fois ; il me donna les plus méchantes raisons du monde, que je pris pour bonnes : nous causons fort, nous lisons, nous nous promenons, et nous achèverons ainsi l’année, c’est-à-dire le reste. Nous avons résolu d’offrir notre chien de guidon, et de souffrir encore quelque supplément, selon que le roi l’ordonnera : si le chevalier de Lauzun[1] veut vendre sa charge entière, nous le laisserons trouver des marchands de son côté, comme nous en chercherons du nôtre, et nous verrons alors à nous accommoder.

IS’ous sommes toujours dans la tristesse des troupes qui nous arrivent de tous côtés avec M. de Pommereuil : ce coup est rude pour les grands officiers ; ils sont mortifiés à leur tour, c’est-à-dire le gouverneur, qui ne s’attendait pas à une si mauvaise réponse sur le présent de trois millions. M. de Saint-Malo est revenu ; il a été mal reçu aux états : on l’accuse fort d’avoir fait une méchante manœuvre à Saint-Germain ; il devait au moins demeurer à la cour, après avoir mandé ce malheur en Bretagne, pour tâcher de ménager quelque accommodement. Pour M. de Rohan, il est enragé, et n’est point encore revenu ; peut-être qu’il ne reviendra pas. M. de Coulanges me mande qu’il a vu le chevalier de Grignan, qui s’accommode mal de mon absence : je suis plus tou chée que je ne l’ai encore été de n’être pas à Paris, pour le voir et causer avec lui. Mais savez- vous bien, nia chère, que son régiment est dans le nombre des troupes qu’on nous envoie ? ce serait une plaisante chose s’il venait ici ; je le recevrais avec une grande joie. J’ai fort envie d’apprendre ce qui sera arrivé de votre procureur du pays ; je crains que M. de Pomponne, qui s’était mêlé de cette affaire, croyant vous obliger, ne soit un peu fâché de voir le tour qu’elle a pris ; cela se présente en gros comme une chose que vous ne voulez plus, après l’avoir souhaitée : les circonstances qui vous ont obligée à prendre un autre parti ne sauteront pas aux yeux, du moins je le crains, et je souhaite me tromper. Il me semble que vous devez être bien instruite des nouvelles à cette heure, que le chevalier est à Paris. M. de Coulanges vient de recevoir un violent dégoût ; M. le Tellier a ouvert sa bourse à Bagnols, pour lui faire acheter une charge de maître des requêtes, et en même temps lui donne une commission qu’il avait refusée à M. de Coulanges, et qui vaut, sans bouger de Paris, plus de deux mille livres de rentes. Voilà une mortification sensible, et sur quoi, si madame de Coulanges[2] ne fait rien changer par une conversation qu’elle doit avoir eue avec ce ministre, Coulanges est très-résolu de vendre sa charge[3] ; il m’en écrit, outré de douleur. Vous savez très-bien les espérances de la paix : les gazettes ne vous manquent pas, non plus que les lamentations de cette province. M. le cardinal me mande qu’il a vu le comte de Sault, Renti et Biran[4] : il a si peur d’être l’ermite de la foire, qu’il est allé passer l’avent à Saint-Mihiel. Parlez-moi de vous, ma chère enfant ; comment vous portez-vous ? votre teint n’est-il point en poudre ? êtes-vous belle quand vous voulez ? Enfin je pense mille fois à vous, et vous ne me sauriez trop parler de ce qui vous regarde.


  1. François de Nompar de Caumont.
  2. Madame de Coulanges était cousine de M. de Louvois.
  3. De maître des requêtes.
  4. Le comte de Sault, qui fut depuis duc de Lesdiguières ; — le marquis de Renti, delà maison de Croy ; — le marquis de Biran, qui fut depuis duc du Roquelaure et maréchal de France.