Colomba et autres contes et nouvelles/Lettres adressées d’Espagne

LETTRES
ADRESSÉES D’ESPAGNE
AU DIRECTEUR DE LA REVUE DE PARIS


I.
1831.

Madrid, 25 octobre 1830
Monsieur,

Les courses de taureaux sont encore très en vogue en Espagne ; mais parmi les Espagnols de la classe élevée il en est peu qui n’éprouvent une espèce de honte à avouer leur goût pour un genre de spectacle certainement fort cruel ; aussi cherchent-ils plusieurs graves raisons pour le justifier. D’abord, c’est un amusement national. Ce mot national suffirait seul, car le patriotisme d’antichambre est aussi fort en Espagne qu’en France. Ensuite, disent-ils, les Romains étaient encore plus barbares que nous, puisqu’ils faisaient combattre des hommes contre des hommes. Enfin, ajoutent les économistes, l’agriculture profite de cet usage, car le haut prix des taureaux de combat engage les propriétaires à élever de nombreux troupeaux. Il faut savoir que tous les taureaux n’ont point le mérite de courir sus aux hommes et aux chevaux, et que sur vingt il s’en trouve à peine un assez brave pour figurer dans un cirque ; les dix-neuf autres servent à l’agriculture. Le seul argument que l’on n’ose présenter, et qui serait pourtant sans réplique, c’est que, cruel ou non, ce spectacle est si intéressant, si attachant, produit des émotions si puissantes, qu’on ne peut y renoncer lorsqu’on a résisté à l’effet de la première séance. Les étrangers, qui n’entrent dans le cirque la première fois qu’avec une certaine horreur, et seulement afin de s’acquitter en conscience des devoirs de voyageur, les étrangers, dis-je, se passionnent bientôt pour les courses de taureaux autant que les Espagnols eux-mêmes. Il faut en convenir, à la honte de l’humanité, la guerre avec toutes ses horreurs a des charmes extraordinaires, surtout pour ceux qui la contemplent à l’abri.

Saint Augustin raconte que dans sa jeunesse il avait une répugnance extrême pour les combats de gladiateurs, qu’il n’avait jamais vus. Forcé par un de ses amis de l’accompagner à une de ces pompeuses boucheries, il s’était juré à lui-même de fermer les yeux pendant tout le temps de la représentation. D’abord il tint assez bien sa promesse, et s’efforça de penser à autre chose ; mais à un cri que poussa tout le peuple en voyant tomber un gladiateur célèbre, il ouvrit les yeux ; il les ouvrit, et ne put les refermer. Depuis lors, et jusqu’à sa conversion, il fut un des amateurs les plus passionnés des jeux du cirque.

Après un aussi grand saint, j’ai honte de me citer ; pourtant vous savez que je n’ai pas les goûts d’un anthropophage. La première fois que j’entrai dans le cirque de Madrid, je craignis de ne pouvoir supporter la vue du sang que l’on y fait libéralement couler ; je craignais surtout que ma sensibilité, dont je me défiais, ne me rendit ridicule devant les amateurs endurcis qui m’avaient donné une place dans leur loge. Il n’en fut rien. Le premier taureau qui parut fut tué ; je ne pensai plus à sortir. Deux heures s’écoulèrent sans le moindre entr’acte, et je n’étais pas encore fatigué. Aucune tragédie au monde ne m’avait intéressé à ce point. Pendant mon séjour en Espagne, je n’ai pas manqué un seul combat, et, je l’avoue en rougissant, je préfère les combats à mort à ceux où l’on se contente de harceler des taureaux qui portent des boules à l’extrémité de leurs cornes. Il y a la même différence qu’entre les combats à outrance et les tournois à lances mornées. Pourtant les deux espèces de courses se ressemblent beaucoup ; seulement dans la seconde le danger pour les hommes est presque nul.

La veille d’une course est déjà une fête. Pour éviter les accidents, on ne conduit les taureaux dans l’écurie du cirque (encierro) que la nuit ; et, la veille du jour fixé pour le combat, ils paissent dans un pâturage à peu de distance de Madrid (el arroyo). C’est un but de promenade que d’aller voir ces taureaux qui viennent souvent de très-loin. Un grand nombre de voitures, de cavaliers et de piétons se rendent à l’arroyo. Beaucoup de jeunes gens portent dans cette occasion l’élégant costume de majo andalous[1], et déploient une magnificence et un luxe que ne permet point la simplicité de nos habillements ordinaires. Au reste, cette promenade n’est point sans danger : les taureaux sont en liberté, leurs conducteurs ne s’en font pas facilement obéir, c’est l’affaire des curieux d’éviter les coups de corne.

Il y a des cirques (plazas) dans presque toutes les grandes villes d’Espagne. Ces édifices sont très-simplement, pour ne pas dire très-grossièrement construits. Ce ne sont en général que de grandes baraques en planches, et l’on cite comme une merveille l’amphithéâtre de Ronda, parce qu’il est entièrement bâti en pierre. C’est le plus beau de l’Espagne, comme le château de Thunderten-Tronkh était le plus beau de la Westphalie, parce qu’il avait une porte et des fenêtres. Mais qu’importe la décoration d’un théâtre, quand le spectacle est excellent ?

Le cirque de Madrid peut contenir environ sept mille spectateurs, qui entrent et sortent sans confusion par un grand nombre de portes. On s’assied sur des bancs de bois ou de pierre[2] ; quelques loges ont des chaises. Celle de Sa Majesté Catholique est la seule qui soit assez élégamment décorée.

L’arène est entourée d’une forte palissade, haute d’environ cinq pieds et demi. À deux pieds de terre règne tout autour, et des deux côtés de la palissade, une saillie en bois, une espèce de marchepied ou d’étrier, qui sert au toréador poursuivi à passer plus facilement par-dessus la barrière. Un corridor étroit la sépare des gradins des spectateurs, aussi élevés que la barrière, et garantis en outre par une double corde retenue par de forts piquets. C’est une précaution qui ne date que de quelques années. Un taureau avait non-seulement sauté la barrière, ce qui arrive fréquemment ; mais encore s’était élancé jusque sur les gradins, où il avait tué ou estropié nombre de curieux. La corde tendue est censée suffisante pour prévenir le retour d’un semblable accident.

Quatre portes débouchent dans l’arène. L’une communique à l’écurie des taureaux (toril) ; l’autre mène à la boucherie (matadero), où l’on écorche et dissèque les taureaux. Les deux autres servent aux acteurs humains de cette tragédie.

Un peu avant la course, les toréadors se réunissent dans une salle attenante au cirque. Tout auprès sont les écuries des chevaux. Plus loin on trouve une infirmerie. Un chirurgien et un prêtre se tiennent dans le voisinage, tout prêts à donner leurs soins aux blessés.

La salle qui sert de foyer est ornée d’une madone peinte devant laquelle brûlent quelques bougies ; au-dessous, on voit une table avec un petit réchaud contenant des charbons allumés. En entrant, chaque torero ôte d’abord son chapeau à l’image, marmotte à la hâte un bout de prière, puis tire un cigare de sa poche, l’allume au réchaud, et fume en causant avec ses camarades et les amateurs qui viennent discuter avec eux le mérite des taureaux qu’ils vont combattre.

Cependant, dans une cour intérieure, les cavaliers qui doivent jouter à cheval se préparent au combat en essayant leurs chevaux. À cet effet, ils les lancent au galop contre un mur qu’ils choquent d’une longue perche en guise de pique ; sans quitter ce point d’appui, ils exercent leurs montures à tourner rapidement et le plus près possible du mur. Vous verrez tout à l’heure que cet exercice n’est pas inutile. Les chevaux dont on se sert sont des rosses de réforme que l’on achète à bas prix. Avant d’entrer dans l’arène, de peur que les cris de la multitude et que la vue des taureaux ne les effarouchent, on leur bande les yeux et l’on emplit leurs oreilles d’étoupes mouillées.

L’aspect du cirque est très-animé. L’arène, avant le combat, est remplie de monde, et les gradins et les loges offrent une masse confuse de têtes. Il y a deux sortes de places : du côté de l’ombre sont les plus chères et les plus commodes ; mais le côté du soleil est toujours garni d’intrépides amateurs. On voit beaucoup moins de femmes que d’hommes, et la plupart sont de la classe des manolas (grisettes). Dans les loges on remarque pourtant quelques toilettes élégantes, mais peu de jeunes femmes. Les romans français et anglais ont perverti depuis peu les Espagnoles, et leur ôtent le respect pour leurs vieilles coutumes. Je ne crois pas qu’il soit défendu aux ecclésiastiques d’assister à ces spectacles ; cependant je n’en ai jamais vu qu’un seul en costume (à Séville). On m’a dit que beaucoup s’y rendaient déguisés.

A un signal donné par le président de la course, un alguazil mayor, accompagné de deux alguazils en costume de Crispin, tous les trois à cheval, et suivis d’une compagnie de cavalerie, font évacuer l’arène et le corridor étroit qui la sépare des gradins. Quand ils se sont retirés avec leur suite, un héraut, escorté d’un notaire et d’autres alguazils à pied, vient lire au milieu de la place un ban qui défend de rien jeter dans l’arène, de troubler les combattants par des cris ou des signes, etc. À peine a-t-il paru que, malgré la formule respectable : « Au nom du roi, notre seigneur, que Dieu garde longtemps… » des huées et des sifflets s’élèvent de toutes parts, et durent autant que la lecture de la défense, qui d’ailleurs n’est jamais observée. Dans le cirque, et là seulement, le peuple commande en souverain, et peut dire et faire tout ce qu’il veut[3].

Il y a deux classes principales de toreros : les picadors, qui combattent à cheval, armés d’une lance ; et les chulos, à pied, qui harcellent le taureau en agitant des draperies de couleurs brillantes. Parmi ces derniers sont les banderilleros et les matadors, dont je vous parlerai bientôt. Tous portent le costume andalous, à peu près celui de Figaro dans le Barbier de Séville ; mais, au lieu de culottes et de bas de soie, les picadors ont des pantalons de cuir épais, garnis de bois et de fer, afin de préserver leurs jambes et leurs cuisses des coups de corne. À pied, ils marchent écarquillés comme des compas ; et s’ils sont renversés, ils ne peuvent guère se relever qu’à l’aide des chulos. Leurs selles sont très-hautes, de forme turque, avec des étriers en fer semblables à des sabots, et qui couvrent entièrement le pied. Pour se faire obéir de leurs rosses, ils ont des éperons armés de pointes de deux pouces de longueur. Leur lance est grosse, très-forte, terminée par une pointe de fer très-aiguë ; mais, comme il faut faire durer le plaisir, cette pointe est garnie d’un bourrelet de cordes qui ne laisse pénétrer dans le corps du taureau qu’un pouce de fer environ.

Un des alguazils à cheval reçoit dans son chapeau une clef que lui jette le président des jeux. Cette clef n’ouvre rien ; mais il la porte cependant à l’homme chargé d’ouvrir le toril, et s’échappe aussitôt au grand galop, accompagné des huées de la multitude, qui lui crie que le taureau est déjà dehors et qu’il le poursuit. Cette plaisanterie se renouvelle à toutes les courses.

Cependant les picadors ont pris leurs places. Il y en a d’ordinaire deux à cheval dans l’arène ; deux ou trois autres se tiennent en dehors, prêts à les remplacer en cas d’accidents, tels que mort, fractures graves, etc. Une douzaine de chulos à pied sont distribués dans la place, à portée de s’entr’aider mutuellement.

Le taureau, préalablement irrité à dessein dans sa cage, sort furieux. Ordinairement il arrive d’un élan jusqu’au milieu de la place, et là s’arrête tout court, étonné du bruit qu’il entend et du spectacle qui l’entoure. Il porte sur la nuque un nœud de rubans fixés par un petit crochet qui entre dans la peau. La couleur de ces rubans indique de quel troupeau (vacada) il sort ; mais un amateur exercé reconnaît, à la seule vue de l’animal, à quelle province et à quelle race il appartient.

Les chulos s’approchent, agitent leurs capes éclatantes, et tâchent d’attirer le taureau vers l’un des picadors. Si la bête est brave, elle l’attaque sans hésiter. Le picador, tenant son cheval bien rassemblé, s’est placé, la lance sous le bras, précisément en face du taureau ; il saisit le moment où il baisse la tête, prêt à le frapper de ses cornes, pour lui porter un coup de lance sur la nuque, et non ailleurs[4] ; il appuie sur le coup de toute la force de son corps, et en même temps il fait partir le cheval par la gauche, de manière à laisser le taureau à sa droite. Si tous ces mouvements sont bien exécutés, si le picador est robuste et son cheval maniable, le taureau, emporté par sa propre impétuosité, le dépasse sans le toucher. Alors le devoir des chulos est d’occuper le taureau de manière à laisser au picador le temps de s’éloigner ; mais souvent l’animal reconnaît trop bien celui qui l’a blessé : il se retourne brusquement, gagne le cheval de vitesse, lui enfonce ses cornes dans le ventre, et le renverse avec son cavalier. Celui-ci est aussitôt secouru par les chulos ; les uns le relèvent ; les autres, en lançant leurs capes à la tête du taureau, le détournent, l’attirent sur eux, et lui échappent en gagnant à la course la barrière, qu’ils escaladent avec une légèreté surprenante. Les taureaux espagnols courent aussi vite qu’un cheval ; et si le chulo était fort éloigné de la barrière, il échapperait difficilement. Aussi est-il rare que les cavaliers, dont la vie dépend toujours de l’adresse des chulos, se hasardent vers le milieu de la place ; quand ils le font, cela passe pour un trait d’audace extraordinaire.

Une fois remis sur pied, le picador remonte aussitôt son cheval, s’il peut se relever aussi. Peu importe que la pauvre bête perde des flots de sang, que ses entrailles traînent à terre et s’entortillent dans ses jambes ; tant qu’un cheval peut marcher, il doit se présenter au taureau. Reste-t-il abattu, le picador sort de la place, et y rentre à l’instant monté sur un cheval frais.

J’ai dit que les coups de lance ne peuvent faire qu’une légère blessure au taureau, et ils n’ont d’autre effet que de l’irriter. Pourtant les chocs du cheval et du cavalier, le mouvement qu’il se donne, surtout les réactions qu’il reçoit en s’arrêtant brusquement sur ses jarrets, le fatiguent assez promptement. Souvent aussi la douleur des coups de lance le décourage, et alors il n’ose plus attaquer les chevaux, ou, pour parler le jargon tauromachique, il refuse d’entrer. Cependant, s’il est vigoureux, il a déjà tué quatre ou cinq chevaux. Les picadors se reposent alors, et l’on donne le signal de planter les banderillas.

Ce sont des bâtons d’environ deux pieds et demi, enveloppés de papier découpé, et terminés par une pointe aiguë barbelée pour qu’elle reste dans la plaie. Les chulos tiennent un de ces dards de chaque main. La manière la plus sûre de s’en servir, c’est de s’avancer doucement derrière le taureau, puis de l’exciter tout à coup en frappant avec bruit les banderilles l’une contre l’autre. Le taureau étonné se retourne, et charge son ennemi sans hésiter. Au moment où il le touche presque, lorsqu’il baisse la tête pour frapper, le chulo lui enfonce à la fois les deux banderilles de chaque côté du cou, ce qu’il ne peut faire qu’en se tenant pour un instant tout près et vis-à-vis du taureau et presque entre ses cornes ; puis il s’efface, le laisse passer, et gagne la barrière pour se mettre en sûreté. Une distraction, un mouvement d’hésitation ou de frayeur suffiraient pour le perdre. Les connaisseurs regardent pourtant les fonctions de banderillero comme les moins dangereuses de toutes. Si par malheur il tombe en plantant les banderilles, il ne faut pas qu’il essaye de se relever ; il se tient immobile à la place où il est tombé. Le taureau ne frappe à terre que rarement, non point par générosité, mais parce qu’en chargeant il ferme les yeux et passe sur l’homme sans l’apercevoir. Quelquefois pourtant il s’arrête, le flaire comme pour s’assurer qu’il est bien mort ; puis, reculant de quelques pas, il baisse la tête pour l’enlever sur ses cornes ; mais les camarades du banderillero l’entourent et l’occupent si bien, qu’il est forcé d’abandonner le cadavre prétendu.

Lorsque le taureau a montré de la lâcheté, c’est-à-dire quand il n’a pas reçu gaillardement quatre coups de lance, c’est le nombre de rigueur, les spectateurs, juges souverains, le condamnent par acclamation à une espèce de supplice qui est à la fois un châtiment et un moyen de réveiller sa colère. De tous côtés s’élève le cri de fuego ! fuego ! (du feu ! du feu !). On distribue alors aux chulos, au lieu de leurs armes ordinaires, des banderilles dont le manche est entouré de pièces d’artifice. La pointe est garnie d’un morceau d’amadou allumé. Aussitôt qu’elle pénètre dans la peau, l’amadou est repoussé sur la mèche des fusées ; elles prennent feu, et la flamme, qui est dirigée vers le taureau, le brûle jusqu’au vif, et lui fait faire des sauts et des bonds qui amusent extrêmement le public. C’est en effet un spectacle admirable que de voir cet animal énorme écumant de rage, secouant les banderilles ardentes, et s’agitant au milieu du feu et de la fumée. En dépit de messieurs les poètes, je dois dire que de tous les animaux que j’ai observés aucun n’a moins d’expression dans les yeux que le taureau. Il faudrait dire ne change moins d’expression ; car la sienne est presque toujours celle de la stupidité brutale et farouche. Rarement il exprime sa douleur par des gémissements : les blessures l’irritent ou l’effrayent ; mais jamais, passez-moi l’expression, il n’a l’air de réfléchir sur son sort ; jamais il ne pleure comme le cerf. Aussi n’inspire-t-il de pitié que lorsqu’il s’est fait remarquer par son courage[5].

Quand le taureau porte au cou trois ou quatre paires de banderilles, il est temps d’en finir avec lui. Un roulement de tambours se fait entendre ; aussitôt un des chulos désigné d’avance, c’est le matador, sort du groupe de ses camarades. Richement vêtu, couvert d’or et de soie, il tient une longue épée et un manteau écarlate attaché à un bâton, pour qu’on puisse le manier plus commodément. Ce manteau s’appelle la muleta. Il s’avance sous la loge du président, et lui demande avec une révérence profonde la permission de tuer le taureau. C’est une formalité qui le plus souvent n’a lieu qu’une seule fois pour toute la course. Le président, bien entendu, répond affirmativement d’un signe de tête. Alors le matador pousse un viva, fait une pirouette, jette son chapeau à terre, et marche à la rencontre du taureau.

Dans ces courses, il y a des lois aussi bien que dans un duel ; les enfreindre serait aussi infâme que de tuer son adversaire en traître. Par exemple, le matador ne peut frapper le taureau qu’à l’endroit de la réunion de la nuque avec le dos, ce que les Espagnols appellent la croix. Le coup doit être porté de haut en bas, comme on dirait en seconde ; jamais en dessous. Mieux vaudrait mille fois perdre la vie que de frapper un taureau en dessous, de côté ou par derrière. L’épée dont se servent les matadors est longue, forte, tranchante des deux côtés ; la poignée, très-courte, est terminée par une boule que l’on appuie contre la paume de la main. Il faut une grande habitude et une adresse particulière pour se servir de cette arme.

Maintenant, pour bien tuer un taureau, il faut connaître à fond son caractère. De cette connaissance dépend non-seulement la gloire, mais la vie du matador. On le conçoit, il y a autant de caractères différents parmi les taureaux que parmi les hommes ; pourtant ils se distinguent en deux divisions bien tranchées : les clairs et les obscurs. Je parle ici la langue du cirque. Les clairs attaquent franchement ; les obscurs, au contraire, sont rusés et cherchent à prendre leur homme en traîtres. Ces derniers sont extrêmement dangereux.

Avant d’essayer de donner le coup d’épée à un taureau, le matador lui présente la muleta, l’excite, et observe avec attention s’il se précipite dessus franchement aussitôt qu’il l’aperçoit, ou s’il s’en approche doucement pour gagner du terrain, et ne charger son adversaire qu’au moment où il parait être trop près pour éviter le choc. Souvent on voit un taureau secouer la tête d’un air de menace, gratter la terre du pied sans vouloir avancer, ou même reculer à pas lents, tâchant d’attirer l’homme vers le milieu de la place, où celui-ci ne pourra lui échapper. D’autres, au lieu d’attaquer en ligne droite, s’approchent par une marche oblique, lentement et feignant d’être fatigués ; mais, dès qu’ils ont jugé leur distance, ils partent comme un trait.

Pour quelqu’un qui entend un peu la tauromachie, c’est un spectacle intéressant que d’observer les approches du matador et du taureau, qui, comme deux généraux habiles, semblent deviner les intentions l’un de l’autre, et varient leurs manœuvres à chaque instant. Un mouvement de tête, un regard de côté, une oreille qui s’abaisse, sont pour un matador exercé autant de signes non équivoques des projets de son ennemi. Enfin le taureau impatient s’élance contre le drapeau rouge dont le matador se couvre à dessein. Sa vigueur est telle, qu’il abattrait une muraille en la choquant de ses cornes ; mais l’homme l’esquive par un léger mouvement de corps, il disparaît comme par enchantement, et ne lui laisse qu’une draperie légère qu’il élève au-dessus de ses cornes en défiant sa fureur. L’impétuosité du taureau lui fait dépasser de beaucoup son adversaire, il s’arrête alors brusquement en roidissant ses jambes, et ces réactions brusques et violentes le fatiguent tellement, que, si ce manège était prolongé, il suffirait seul pour le tuer. Aussi Romero, le fameux professeur, dit-il qu’un bon matador doit tuer huit taureaux en sept coups d’épée. Un des huit meurt de fatigue et de rage.

Après plusieurs passes, quand le matador croit bien connaître son antagoniste, il se prépare à lui donner le dernier coup. Affermi sur ses jambes, il se place bien en face de lui, et l’attend, immobile, à la distance convenable. Le bras droit, armé de l’épée, est replié à la hauteur de la tête ; le gauche, étendu en avant, tient la muleta qui, touchant presque à terre, excite le taureau à baisser la tête. C’est dans ce moment que le matador lui porte le coup mortel, de toute la force de son bras, augmentée du poids de son corps et de l’impétuosité même du taureau. L’épée, longue de trois pieds, entre souvent jusqu’à la garde ; et si le coup est bien dirigé, l’homme n’a plus rien à craindre : le taureau s’arrête tout court ; le sang coule à peine ; il relève la tête ; ses jambes tremblent, et tout d’un coup il tombe comme une lourde masse. Aussitôt de tous les gradins partent des viva assourdissants ; les mouchoirs s’agitent ; les chapeaux des majos volent dans l’arène, et le héros vainqueur envoie modestement des baisemains de tous les côtés.

Autrefois, dit-on, jamais il ne se donnait plus d’une estocade ; mais tout dégénère, et maintenant il est rare qu’un taureau tombe du premier coup. Si cependant il paraît mortellement blessé, le matador ne redouble pas ; aidé des chulos, il le fait tourner en cercle en l’excitant avec les manteaux de manière à l’étourdir en peu de temps. Dès qu’il tombe, un chulo l’achève d’un coup de poignard assené sur la nuque : l’animal expire à l’instant.

On a remarqué que presque tous les taureaux ont un endroit dans le cirque auquel ils reviennent toujours. On le nomme la querencia. D’ordinaire, c’est la porte par où ils sont entrés dans l’arène.

Souvent on voit le taureau, emportant dans le cou l’épée fatale dont la garde seule sort de son épaule, traverser la place à pas lents, dédaignant les chulos et leurs draperies dont ils le poursuivent, il ne pense plus qu’à mourir commodément. Il cherche l’endroit qu’il affectionne, s’agenouille, se couche, étend la tête, et meurt tranquillement si un coup de poignard ne vient pas hâter sa fin.

Si le taureau refuse d’attaquer, le matador court à lui, et, toujours au moment où l’animal baisse la tête, il le perce de son épée (estocada de volapié) ; mais s’il ne baisse pas la tête, ou s’il s’enfuit toujours, il faut, pour le tuer, employer un moyen bien plus cruel. Un homme, armé d’une longue perche terminée par un fer tranchant en forme de croissant (media luna), lui coupe traîtreusement les jarrets par derrière, et, dès qu’il est abattu, on l’achève d’un coup de poignard. C’est le seul épisode de ces combats qui répugne à tout le monde. C’est une espèce d’assassinat. Heureusement il est rare qu’il soit nécessaire d’en venir là pour tuer un taureau.

Des fanfares annoncent sa mort. Aussitôt trois mules attelées entrent au grand trot dans le cirque ; un nœud de cordes est fixé entre les cornes du taureau, on y passe un crochet, et les mules l’entraînent au galop. En deux minutes les cadavres des chevaux et celui du taureau disparaissent de l’arène.

Chaque combat dure à peu près vingt minutes, et d’ordinaire on tue huit taureaux dans une après-midi. Si le divertissement a été médiocre, à la demande du public, le président des courses accorde un ou deux combats de supplément.

Vous voyez que le métier de torero est assez dangereux. Il en meurt, année moyenne, deux ou trois dans toute l’Espagne. Peu d’entre eux parviennent à un âge avancé. S’ils ne meurent pas dans le cirque, ils sont obligés d’y renoncer de bonne heure par suite de leurs blessures. Le fameux Pepe Illo reçut dans sa vie vingt-six coups de corne ; le dernier le tua. Le salaire assez élevé de ces gens n’est pas le seul mobile qui leur fasse embrasser leur dangereux métier. La gloire, les applaudissements leur font braver la mort. Il est si doux de triompher devant cinq ou six mille personnes ! Aussi n’est-il pas rare de voir des amateurs d’une naissance distinguée partager les dangers et la gloire des toreros de profession. J’ai vu à Séville un marquis et un comte remplir dans une course publique les fonctions de picador.

Bien est-il vrai que le public n’est guère indulgent pour les toreros. La moindre marque de timidité est punie de huées et de sifflets ; les injures les plus atroces pleuvent de toutes parts ; quelquefois même par l’ordre du peuple, et c’est la plus terrible marque de son indignation, un alguazil s’approche du toreador et lui enjoint, sous peine de la prison, d’attaquer au plus vite le taureau.

Un jour l’acteur Maïquez, indigné de voir un matador hésiter en présence du plus obscur de tous les taureaux, l’accablait d’injures. — « Monsieur Maïquez, » lui dit le matador, « voyez-vous, ce ne sont pas ici des menteries comme sur vos planches. »

Les applaudissements et l’envie de se faire une renommée ou de conserver celle qu’ils ont acquise obligent les toreadors à renchérir sur les dangers auxquels ils sont naturellement exposés. Pepe Illo, et Romero après lui, se présentaient au taureau avec des fers aux pieds. Le sang-froid de ces hommes dans les dangers les plus pressants a quelque chose de miraculeux. Dernièrement un picador nommé Francisco Sevilla fut renversé et son cheval éventré par un taureau andalous d’une force et d’une agilité prodigieuses. Ce taureau, au lieu de se laisser distraire par les chulos, s’acharna sur l’homme, le piétina et lui donna un grand nombre de coups de corne dans les jambes ; mais, s’apercevant qu’elles étaient trop bien défendues par le pantalon de cuir garni de fer, il se retourna et baissa la tête pour lui enfoncer sa corne dans la poitrine. Alors Sevilla, se soulevant d’un effort désespéré, saisit d’une main le taureau par l’oreille, de l’autre il lui enfonça les doigts dans les naseaux, pendant qu’il tenait sa tête collée sous celle de cette bête furieuse. En vain le taureau le secoua, le foula aux pieds, le heurta contre terre ; jamais il ne put lui faire lâcher prise. Nous regardions avec un serrement de cœur cette lutte inégale. C’était l’agonie d’un brave ; on regrettait presque qu’elle se prolongeât ; on ne pouvait ni crier, ni respirer, ni détourner les yeux de cette scène horrible : elle dura près de deux minutes. Enfin le taureau, vaincu par l’homme dans ce combat corps à corps, l’abandonna pour poursuivre des chulos. Tout le monde s’attendait à voir Sevilla emporté à bras hors de l’enceinte. On le relève ; à peine est-il sur ses pieds, qu’il saisit une cape et veut attirer le taureau, malgré ses grosses bottes et son incommode armure de jambes. Il fallut lui arracher la cape, autrement il se faisait tuer à cette fois. On lui amène un cheval ; il s’élance dessus, bouillant de colère, et attaque le taureau au milieu de la place. Le choc de ces deux vaillants adversaires fut si terrible, que cheval et taureau tombèrent sur les genoux. Oh ! si vous aviez entendu les viva, si vous aviez vu la joie frénétique, l’espèce d’enivrement de la foule en voyant tant de courage et tant de bonheur, vous eussiez envié comme moi le sort de Sevilla ! Cet homme est devenu immortel à Madrid…

Juin 1842.

P. S. Hélas ! que vient-on de m’apprendre ! Francisco Sevilla est mort l’année dernière. Il est mort, non dans le cirque, où il devait finir, mais emporté par une maladie de foie. C’est à Caravanchel, près de ces beaux arbres que j’aime tant, qu’il est mort loin d’un public pour lequel il avait tant de fois risqué sa vie.

Je le revis en 1840, à Madrid, aussi brave, aussi téméraire qu’à l’époque où j’écrivais la lettre qu’on vient de lire. Je l’ai vu encore plus de vingt fois rouler dans la poussière sous son cheval éventré ; je lui ai vu casser maintes lances, et faire assaut de force avec les terribles taureaux de Gaviria. « Si Francisco Sevilla avait des cornes, » disait-on dans le cirque, « il n’y aurait pas un toréador qui osât se mettre devant lui. » L’habitude de la victoire lui avait inspiré une audace inouïe. Quand il se présentait devant un taureau, il s’indignait que la bête n’eût pas peur de lui. « Tu ne me connais donc pas ? » lui criait-il avec fureur. Certes, il leur montrait bien vite à qui ils avaient affaire.

Mes amis me procurèrent le plaisir de dîner avec Sevilla ; il mangeait et buvait comme un héros d’Homère, et c’était le plus gai compagnon qui se pût rencontrer. Ses façons andalouses, son humeur joviale, et son patois rempli de métaphores pittoresques, avaient un agrément tout particulier dans ce colosse, qui semblait n’avoir été créé par la nature que pour tout exterminer.

Une dame espagnole, fuyant de Madrid au moment où le choléra y exerçait ses ravages, se rendait à Barcelone dans une diligence où se trouvait Sevilla, qui allait dans la même ville pour une course annoncée longtemps à l’avance. Pendant la route, la politesse, la galanterie, les petits soins de Sevilla ne se démentirent pas un instant. Arrivés devant Barcelone, la junte de santé, bête comme elles le sont toutes, annonça aux voyageurs qu’ils feraient une quarantaine de dix jours, excepté Sevilla, dont la présence était trop désirée pour que les lois sanitaires lui fussent applicables ; mais le généreux picador rejeta bien loin cette exception si avantageuse pour lui. « Si madame et mes compagnons n’ont pas libre pratique, » dit-il résolument, « je ne piquerai pas !  »

Entre la crainte de la contagion et celle de manquer une belle course on ne pouvait hésiter. La junte céda, et fit bien, car, si elle s’était obstinée, le peuple eût brûlé le lazaret et les gens de la quarantaine.

Après avoir payé mon tribut de louanges et de regrets aux mânes de Sevilla, je dois parler d’une autre illustration qui règne aujourd’hui sans rivale dans le cirque. On connaît si mal en France ce qui se passe en Espagne, qu’il y a peut-être en deçà des Pyrénées des gens à qui le nom de Montès est encore inconnu.

Tout ce que la renommée a publié de vrai ou de faux au sujet des matadors classiques, Pepe Illo et Pablo Romero, Montès le fait voir tous les lundis dans le cirque national, comme on dit aujourd’hui. Courage, grâce, sang-froid, adresse merveilleuse, il réunit tout. Sa présence dans le cirque anime, transporte acteurs et spectateurs. Il n’y a plus de mauvais taureaux, plus de chulos timides ; chacun se surpasse. Les toréadors d’un courage douteux deviennent des héros lorsque Montès les guide, car ils savent qu’avec lui personne ne court de danger. Un geste de lui suffit pour détourner le taureau le plus furieux, au moment où il va percer un picador renversé. Jamais on n’a vu de media luna dans une place où Montès a combattu. Clairs, obscurs, tous les taureaux lui sont bons ; il les fascine, il les transforme, il les tue quand et comme il lui plaît. C’est le premier matador que j’aie vu gallear el toro, c’est-à-dire se présenter de dos à l’animal en fureur pour le faire passer sous son bras. À peine daigne-t-il tourner la tête quand le taureau se précipite sur lui. Quelquefois, jetant un manteau sur ses épaules, il traverse le cirque suivi par le taureau ; la bête, enragée, le poursuit sans pouvoir l’atteindre, et cependant elle est si près de Montès que chaque coup de corne relève le bas du manteau. Telle est la confiance que Montès inspire, que pour les spectateurs l’idée de danger a disparu ; ils n’ont plus d’autre sentiment que l’admiration.

Montès passe pour avoir des opinions peu favorables à l’ordre de choses actuel. On dit qu’il a été volontaire royaliste, et qu’il est écrevisse, cangrejo, c’est-à-dire modéré. Si les bons patriotes s’en affligent, ils ne peuvent se soustraire à l’enthousiasme général. J’ai vu des descalzos (sans-culottes) lui jeter leurs chapeaux avec transport et le supplier de les mettre un instant sur sa tête : voilà les mœurs du seizième siècle. — Brantôme dit quelque part : « J’ai connu force gentilshommes qui, premier que porter leurs bas de soie, prioient leurs dames et maîtresses de les essayer et porter devant eux quelque huit ou dix jours, du plus que du moins ; et puis les portoient en très-grande vénération et contentement d’esprit et de corps. »

Montés a la tournure d’un homme comme il faut. Il vit noblement, et se consacre à sa famille, dont il a par son talent assuré l’avenir. Ses manières aristocratiques déplaisent à quelques toréadors qui le jalousent. Je me souviens qu’il refusa de dîner avec nous lorsque nous engageâmes Sevilla. À cette occasion, Sevilla nous donna son opinion sur le compte de Montès avec sa franchise ordinaire. — « Montes no fue realista ; es buen companero, luciente matador, atiende a los picadores, pero es un p… » Cela veut dire qu’il porte un frac hors du cirque, qu’il ne va pas au cabaret, et qu’il a de trop bonnes façons.

Sevilla est le Marius de la tauromachie, Montès en est le César.


II.
1831.

Valence, 15 novembre 1830.
Monsieur,

Après vous avoir décrit les combats de taureaux, je ne vois, pour suivre l’admirable règle du théâtre des marionnettes, « toujours de plus fort en plus fort, » je ne vois, dis-je, d’autre moyen que de vous parler d’une exécution. Je viens d’en voir une, et je vous en rendrai compte, si vous avez le courage de me lire.

D’abord il faut que je vous explique pourquoi j’ai assisté à une exécution. En pays étranger on est obligé de tout voir, et l’on craint toujours qu’un moment de paresse ou de dégoût ne vous fasse perdre un trait de mœurs curieux. D’ailleurs l’histoire du malheureux qu’on a pendu m’avait intéressé : je voulais voir sa physionomie ; enfin j’étais bien aise de faire une expérience sur mes nerfs.

Voici l’histoire de mon pendu. (J’ai oublié de m’informer de son nom.) C’était un paysan des environs de Valence, estimé et redouté pour son caractère hardi et entreprenant. C’était le coq de son village. Personne ne dansait mieux, ne jetait plus loin la barre, ne savait plus de vieilles romances. Il n’était pas querelleur, mais on savait qu’il fallait peu de chose pour lui échauffer les oreilles. S’il accompagnait des voyageurs son escopette sur l’épaule, pas un voleur n’eût osé les arrêter, leurs valises eussent-elles été remplies de doublons. Aussi c’était un plaisir de voir ce jeune homme, sa veste de velours sur l’épaule, se prélassant par les chemins et se dandinant d’un air de supériorité. En un mot, c’était un majo dans toute la force du terme. Un majo, c’est tout à la fois un dandy de la classe inférieure et un homme excessivement délicat sur le point d’honneur.

Les Castillans ont un proverbe contre les Valenciens, proverbe, suivant moi, de toute fausseté. Le voici : « À Valence, la viande, c’est de l’herbe ; l’herbe, de l’eau. Les hommes sont des femmes, et les femmes — rien. » Je vous certifie que la cuisine de Valence est excellente, et que les femmes y sont extrêmement jolies et plus blanches qu’en presque aucun autre royaume de l’Espagne. Vous allez voir ce que sont les hommes de ce pays-là.

On donnait un combat de taureaux. Le majo veut le voir ; mais il n’avait pas un réal dans sa ceinture. Il comptait qu’un volontaire royaliste son ami, de garde ce jour-là, le laisserait entrer. Point. Le volontaire était inflexible sur sa consigne. Le majo insiste, le volontaire persiste : injures de part et d’autre. Bref, le volontaire le repousse rudement avec un coup de crosse dans l’estomac. Le majo se retira ; mais ceux qui remarquèrent la pâleur répandue sur sa figure, qui observèrent ses poings fermés avec violence, ses narines gonflées et l’expression de ses yeux, ces gens-là pensèrent bien qu’il arriverait bientôt quelque malheur.

À quinze jours de là, le volontaire brutal fut envoyé avec un détachement à la poursuite de quelques contrebandiers. Il coucha dans une auberge isolée (venta). La nuit une voix se fait entendre qui appelle le volontaire : « Ouvrez, c’est de la part de votre femme. » Le volontaire descend à demi vêtu. À peine avait-il ouvert la porte, qu’un coup d’espingole met le feu à sa chemise et lui envoie une douzaine de balles dans la poitrine. Le meurtrier disparait. Qui a fait le coup ? Personne ne peut le deviner. Certainement ce n’est pas le majo qui l’a tué ; car il se trouvera une douzaine de femmes dévotes et bonnes royalistes qui jureront par le nom de leur saint et en baisant leur pouce qu’elles ont vu le susdit chacune dans son village, exactement à l’heure et à la minute où le crime a été commis.

Et le majo se montrait en public avec un front ouvert et l’air serein d’un homme qui vient de se débarrasser d’un souci importun. C’est ainsi qu’à Paris on se montre chez Tortoni le soir d’un duel où l’on a bravement cassé le bras à un impertinent. Remarquez en passant que l’assassinat est ici le duel des pauvres gens ; duel bien autrement sérieux que le nôtre, puisque généralement il est suivi de deux morts, tandis que les gens de la bonne compagnie s’égratignent plus souvent qu’ils ne se tuent.

Tout alla bien jusqu’à ce qu’un certain alguazil, outrant le zèle (suivant les uns, parce qu’il était nouvellement en fonctions, — suivant d’autres, parce qu’il était amoureux d’une femme qui lui préférait le majo), s’avisa de vouloir arrêter cet homme aimable. Tant qu’il se borna à des menaces, son rival ne fit qu’en rire ; mais, quand enfin il voulut le saisir au collet, il lui fit avaler une langue de bœuf. C’est une expression du pays pour un coup de couteau. La légitime défense permettait-elle de rendre ainsi vacante une place d’alguazil ?

On respecte beaucoup les algazils en Espagne, presque autant que les constables en Angleterre. En maltraiter un est un cas pendable. Aussi le majo fut-il appréhendé au corps, mis en prison, jugé, et condamné après un procès fort long ; car les formes de la justice sont encore plus lentes ici que chez nous.

Avec un peu de bonne volonté, vous conviendrez ainsi que moi que cet homme ne méritait pas son sort, qu’il a été victime d’une fatalité malheureuse, et que, sans se trop charger la conscience, les juges pouvaient le rendre à la société, dont il devait faire l’ornement (style d’avocat). Mais les juges n’ont guère de ces considérations poétiques et élevées : ils l’ont condamné à mort à l’unanimité.

Un soir, passant par hasard sur la place du Marché, j’avais vu des ouvriers occupés à élever aux flambeaux des solives bizarrement agencées, formant à peu près un Π. Des soldats en cercle autour d’eux repoussaient les curieux. Voici pour quelle raison. La potence (car c’en était une) est élevée par corvée, et les ouvriers mis en réquisition ne peuvent, sans se rendre coupables de rébellion, se refuser à ce service. Par une espèce de compensation, l’autorité prend soin qu’ils remplissent leur tâche, que l’opinion publique rend presque déshonorante, à peu près en secret. Pour cela on les entoure de soldats qui écartent la foule, et ils ne travaillent que la nuit : de manière qu’il n’est pas possible de les reconnaître, et qu’ils ne risquent pas, le lendemain, d’être appelés charpentiers de potence.

À Valence, c’est une vieille tour gothique qui sert de prison. Son architecture est assez belle, surtout la façade, qui donne sur la rivière. Elle est située a l’une des extrémités de la ville, et c’est une de ses principales portes. On l’appelle la Puerta de los Serranos. Du haut de la plate-forme on découvre le cours du Guadalaviar, les cinq ponts qui le traversent, les promenades de Valence et la riante campagne qui l’entoure. C’est un assez triste plaisir que de voir les champs quand on est enfermé entre quatre murailles ; mais enfin c’est un plaisir, et il faut savoir gré au geôlier qui permet aux détenus de monter sur cette plate-forme. Pour des prisonniers la plus petite jouissance a du prix.

C’est de cette prison que devait sortir le condamné pour se rendre, à travers les rues les plus fréquentées de la ville, monté sur un âne, à la place du Marché, où il quitterait ce monde.

Je me suis trouvé de bonne heure devant la Puerta de los Serranos, avec un de mes amis espagnols qui avait la bonté de m’accompagner. Je m’attendais à trouver une foule considérable rassemblée dès le matin ; mais je m’étais trompé. Les artisans travaillaient tranquillement dans leurs boutiques, les paysans sortaient de la ville après avoir vendu leurs légumes. Rien n’annonçait que quelque chose d’extraordinaire allait se passer, si ce n’est une douzaine de dragons rangés auprès de la porte de la prison. Le peu d’empressement des Valenciens à voir des exécutions ne doit pas être attribué, je crois, à un excès de sensibilité. Je ne sais pas non plus si je dois penser, comme mon guide, qu’ils sont tellement blasés sur ce spectacle, qu’il n’a plus d’attrait pour eux. Peut-être cette indifférence vient-elle des habitudes laborieuses du peuple de Valence. L’amour du travail et du gain le distingue non-seulement parmi toutes les populations de l’Espagne, mais encore parmi celles de l’Europe.

À onze heures la porte de la prison s’est ouverte. Aussitôt s’est présentée une assez nombreuse procession de franciscains. Elle était précédée d’un grand crucifix porté par un pénitent escorté de deux acolytes, chacun avec une lanterne emmanchée au bout d’un grand bâton. Le crucifix, de grandeur naturelle, était de carton peint avec un talent d’imitation extraordinaire. Les Espagnols, qui cherchent à faire la religion terrible, excellent à rendre les blessures, les contusions, les traces des tortures endurées par leurs martyrs. Sur ce crucifix, qui devait figurer à un supplice, on n’avait pas épargné le sang, la sanie, les tumeurs livides. C’était la plus hideuse pièce d’anatomie qu’on pût voir. Le porteur de cette horrible figure s’est arrêté devant la porte. Les soldats s’étaient un peu rapprochés. Une centaine de curieux à peu près étaient groupés derrière, assez près pour ne rien perdre de ce qui allait se faire et se dire, lorsque le condamné a paru accompagné de son confesseur.

Jamais je n’oublierai la figure de cet homme. Il était très-grand et très-maigre, et paraissait âgé de trente ans. Son front était élevé, ses cheveux épais, noirs comme du jais et droits comme les crins d’une brosse. Ses yeux, grands, mais enfoncés dans sa tête, semblaient flamboyants. Il était pieds nus, habillé d’une longue robe noire sur laquelle on avait cousu à la place du cœur une croix bleue et rouge. C’est l’insigne de la confrérie des Agonisants. Le collet de sa chemise, plissé comme une fraise, tombait sur ses épaules et sa poitrine. Une corde menue, blanchâtre, qui se distinguait parfaitement sur l’étoffe noire de sa robe, faisait plusieurs fois le tour de son corps, et par des nœuds compliqués lui attachait les bras et les mains dans la position qu’on prend en priant. Entre ses mains il tenait un petit crucifix et une image de la Vierge. Son confesseur était gros, court, replet, haut en couleur, ayant l’air d’un bon homme, mais d’un homme qui depuis longtemps fait ce métier-là, et qui en a vu bien d’autres.

Derrière le condamné se tenait un homme pâle, faible et grêle, d’une physionomie douce et timide. Il avait une veste brune avec la culotte et les bas noirs. Je l’aurais pris pour un notaire ou un alguazil en négligé, s’il n’avait eu sur la tête un chapeau gris à grands bords, comme en portent les picadors aux combats de taureaux. À la vue du crucifix il ôta ce chapeau avec respect, et je remarquai alors une petite échelle en ivoire fixée sur la forme comme une cocarde. C’était l’exécuteur des hautes-œuvres.

En mettant la tête hors de la porte, le condamné, qui avait été obligé de se courber pour passer sous le guichet, se redressa de toute sa hauteur, ouvrit les yeux d’une grandeur démesurée, embrassa la foule d’un regard rapide, et respira profondément. Il me sembla qu’il humait l’air avec plaisir, comme celui qui a été longtemps renfermé dans un cachot étroit et étouffant. Son expression était étrange : ce n’était point de la peur, mais de l’inquiétude. Il paraissait résigné. Point de morgue ni d’affectation de courage. Je me dis qu’en pareille occasion je voudrais faire une aussi bonne contenance.

Son confesseur lui dit de se mettre à genoux devant le crucifix ; il obéit et baisa les pieds de cette hideuse image. En ce moment tous les assistants étaient émus et gardaient un profond silence. Le confesseur, s’en apercevant, leva les mains pour les dégager de ses longues manches qui l’auraient gêné dans ses mouvements oratoires, et commença à débiter un discours, qui lui avait probablement servi plus d’une fois, d’une voix forte et accentuée, mais pourtant monotone par la répétition périodique des mêmes intonations. Il prononçait chaque mot clairement ; son accent était pur, et il s’exprimait en bon castillan, que le condamné n’entendait peut-être que très-imparfaitement. Il commençait chaque phrase d’un ton de voix glapissant, et s’élevait au fausset, mais il finissait sur un ton grave et bas.

En substance, il disait au condamné, qu’il appelait son frère : « Vous avez bien mérité la mort ; on a même été indulgent pour vous en ne vous condamnant qu’à la potence, car vos crimes sont énormes. » Ici il dit un mot des meurtres commis, mais il s’étendit longuement sur l’irréligion dans laquelle le pénitent avait passé sa jeunesse, et qui seule l’avait poussé à sa perte. Puis, s’animant par degrés : « Mais qu’est-ce que le supplice justement mérité que vous allez endurer, comparé avec les souffrances inouïes que votre divin Sauveur a endurées pour vous ? Regardez ce sang, ces plaies, etc. » Détail très-long de toutes les douleurs de la Passion, décrites avec toute l’exagération que comporte la langue espagnole, et commentées au moyen de la vilaine statue dont je vous ai parlé. La péroraison valait mieux que l’exorde. Il disait, mais trop longuement, que la miséricorde de Dieu était infinie, et qu’un repentir véritable pouvait désarmer sa juste colère.

Le condamné se leva, regarda le prêtre d’un air un peu farouche et lui dit : « Mon père, il suffisait de me dire que je vais à la gloire ; marchons. »

Le confesseur rentra dans la prison fort satisfait de son discours. Deux franciscains prirent sa place auprès du condamné, et ne devaient l’abandonner qu’au dernier moment.

D’abord on l’étendit sur une natte que le bourreau tira à lui quelque peu, mais sans violence, et comme d’un accord tacite entre le patient et l’exécuteur. C’est une pure cérémonie, afin de paraître exécuter à la lettre la sentence qui porte : « Pendu après avoir été traîné sur la claie. »

Cela fait, le malheureux fut guindé sur un âne que le bourreau conduisait par le licou. À ses côtés marchaient les deux franciscains, précédés de deux longues files de moines de cet ordre et de laïques faisant partie de la confrérie des Desamparados. Les bannières, les croix n’étaient pas oubliées. Derrière l’âne venaient un notaire et deux alguazils en habit noir à la française, culottes et bas de soie, l’épée au côté, et montés sur de mauvais bidets très-mal harnachés. Un piquet de cavalerie fermait la marche. Pendant que la procession s’avançait fort lentement, les moines chantaient des litanies d’une voix sourde, et des hommes en manteau circulaient autour du cortège, tendant des plats d’argent aux spectateurs, et demandant une aumône pour le pauvre malheureux (por el pobre). Cet argent sert à dire des messes pour le repos de son âme ; et, pour un bon catholique qu’on va pendre, ce doit être une consolation de voir les plats s’emplir assez rapidement de gros sous. Tout le monde donne. Impie comme je suis, je donnai mon offrande avec un sentiment de respect.

En vérité j’aime ces cérémonies catholiques, et je voudrais y croire. Dans cette occasion, elles ont l’avantage de frapper la foule infiniment plus que notre charrette, nos gendarmes, et ce cortège mesquin et ignoble qui accompagne en France les exécutions. Ensuite, et c’est pour cela surtout que j’aime ces croix et ces processions, elles doivent contribuer puissamment à adoucir les derniers moments d’un condamné. Cette pompe lugubre flatte d’abord sa vanité, ce sentiment qui meurt en nous le dernier. Puis ces moines qu’il révère depuis son enfance et qui prient pour lui, les chants, la voix des hommes qui quêtent pour qu’on lui dise des messes, tout cela doit l’étourdir, le distraire, l’empêcher de réfléchir sur le sort qui l’attend. Tourne-t-il la tête à droite, le franciscain de ce côté lui parle de l’infinie miséricorde de Dieu. À gauche, un autre franciscain est tout prêt à lui vanter la puissante intercession de monseigneur saint François. Il marche au supplice comme un conscrit entre deux officiers qui le surveillent et l’exhortent. Il n’a pas un instant de repos, s’écriera le philosophe. Tant mieux. L’agitation continuelle où on le tient l’empêche de se livrer à ses pensées, qui le tourmenteraient bien davantage.

J’ai compris alors pourquoi les moines, et surtout ceux des ordres mendiants, exercent tant d’influence sur le bas peuple. N’en déplaise aux libéraux intolérants, ils sont en réalité l’appui et la consolation des malheureux, depuis leur naissance jusqu’à leur mort. Quelle horrible corvée, par exemple, que celle-ci, entretenir pendant trois jours un homme qu’on va faire mourir ! Je crois que, si j’avais le malheur d’être pendu, je ne serais pas fâché d’avoir deux franciscains pour causer avec moi.

La route que suivait la procession était très-tortueuse, afin de passer par les rues les plus larges. Je pris avec mon guide un chemin plus direct, afin de me trouver encore une fois sur le passage du condamné. Je remarquai que dans l’intervalle de temps qui s’était écoulé entre sa sortie de la prison et son arrivée dans la rue où je le revoyais, sa taille s’était courbée considérablement. Il s’affaissait peu à peu ; sa tête tombait sur sa poitrine, comme si elle n’eût été soutenue que par la peau du cou. Pourtant je n’observais pas sur ses traits l’expression de la peur. Il regardait fixement l’image qu’il avait entre les mains ; et, s’il détournait les yeux, c’était pour les reporter sur les deux franciscains, qu’il paraissait écouter avec intérêt.

J’aurais dû me retirer alors ; mais on me pressa d’aller sur la grande place, de monter chez un marchand, où j’aurais toute liberté de regarder le supplice du haut d’un balcon, ou bien de me soustraire à ce spectacle en rentrant dans l’intérieur de l’appartement. J’allai donc.

La place était loin d’être remplie. Les marchandes de fruits et d’herbes ne s’étaient pas dérangées. On circulait partout facilement. La potence, surmontée des armes d’Aragon, était placée en face d’un élégant bâtiment moresque, la Bourse de la Soie (la Lonja de Seda). La place du Marché est longue. Les maisons qui la bordent sont petites quoique surchargées d’étages, et chaque rang de fenêtres a son balcon en fer. De loin on dirait de grandes cages. Un assez bon nombre de ces balcons n’étaient point garnis de spectateurs.

Sur celui où je devais prendre place je trouvai deux jeunes demoiselles de seize à dix-huit ans, commodément établies sur des chaises, et s’éventant de l’air du monde le plus dégagé. Toutes les deux étaient fort jolies, et à leurs robes de soie noire fort propres, à leurs souliers de satin et à leurs mantilles garnies de dentelles, je jugeai qu’elles devaient être les filles de quelque bourgeois aisé. Je fus confirmé dans cette opinion, parce que, bien qu’elles se servissent entre elles du dialecte valencien, elles entendaient et parlaient correctement l’espagnol.

Dans un coin de la place on avait élevé une petite chapelle. Cette chapelle et la potence, qui n’en était pas fort éloignée, étaient enfermées dans un grand carré formé par des volontaires royalistes et des troupes de ligne.

Les soldats ayant ouvert leurs rangs pour recevoir la procession, le condamné fut descendu de son âne et mené devant l’autel dont je viens de vous parler. Les moines l’entouraient ; il était à genoux, baisait souvent les marches de l’autel. J’ignore ce qu’on lui disait. Cependant le bourreau examinait sa corde, son échelle, et, cet examen fait, il s’approcha du patient toujours prosterné, lui mit la main sur l’épaule, et lui dit, suivant l’usage : « Frère, il est temps. »

Tous les moines, un seul excepté, l’avaient abandonné, et le bourreau était, à ce qu’il paraissait, mis en possession de sa victime. En le conduisant vers l’échelle (ou plutôt l’escalier de planches), il avait soin, avec son grand chapeau qu’il lui mettait devant les yeux, de lui cacher la vue de la potence ; mais le condamné semblait chercher à repousser le chapeau avec des coups de tête, voulant montrer qu’il avait bien le courage d’envisager l’instrument de son supplice.

Midi sonnait quand le bourreau montait à l’escalier fatal, tirant après lui le patient, qui ne montait qu’avec difficulté, parce qu’il allait à reculons. L’escalier est large, et n’a de rampe que d’un côté. Le moine était du côté de la rampe, le bourreau et le condamné montaient de l’autre. Le moine parlait continuellement et en faisant beaucoup de gestes. Arrivé au haut de l’escalier en même temps que l’exécuteur passait la corde autour du coup du patient avec une promptitude extraordinaire, on me dit que le moine lui faisait réciter le Credo. Puis, élevant la voix, il s’écria : « Mes frères, joignez vos prières à celles du pauvre pécheur. » J’entendis une voix douce prononcer à côté de moi avec émotion : Amen ! Je tournai la tête, et je vis une de mes jolies Valenciennes dont les joues étaient un peu plus colorées, et qui agitait son éventail précipitamment. Elle regardait avec beaucoup d’attention du côté de la potence. Je dirigeai mes yeux de ce côté : le moine descendait l’escalier, et le condamné était suspendu en l’air, le bourreau sur ses épaules, et son valet lui tirait les pieds.


P. S. Je ne sais si votre patriotisme me pardonnera ma partialité pour l’Espagne. Puisque nous en sommes sur le chapitre des supplices, je vous dirai que si j’aime mieux les exécutions espagnoles que les nôtres, je préfère aussi de beaucoup leurs galères à celles où nous envoyons chaque année environ douze cents coquins. Remarquez que je ne parle pas des presidios d’Afrique, que je n’ai pas vus. À Tolède, à Séville, à Grenade, à Cadix, j’ai vu un grand nombre de presidiarios (galériens) qui ne m’ont pas paru trop malheureux. Ils travaillaient à faire ou à réparer des routes. Ils étaient assez mal vêtus, mais leurs physionomies n’exprimaient point ce sombre désespoir que j’ai remarqué chez nos galériens. Ils mangeaient dans de grandes marmites un puchero semblable à celui des soldats qui les gardaient, et fumaient ensuite leur cigare à l’ombre. Mais surtout ce qui m’a plu, c’est que le peuple ici ne les repousse pas comme il fait en France. La raison en est simple : en France, tout homme qui a été aux galères a volé ou fait pis ; en Espagne, au contraire, de très-honnêtes gens, à différentes époques, ont été condamnés à y passer leur vie pour n’avoir pas eu des opinions conformes à celles de leurs gouvernants. Quoique le nombre de ces victimes politiques soit infiniment petit, cela suffit pourtant pour changer l’opinion à l’égard de tous les galériens. Il vaut mieux bien traiter un coquin que de manquer d’égards à un galant homme. Aussi on leur donne du feu pour allumer leurs cigares ; on les appelle mon ami, camarade. Leurs gardiens ne leur font pas sentir qu’ils sont des hommes d’une autre espèce.

Si cette lettre ne vous paraît pas énormément longue, je vous conterai une rencontre que j’ai faite il y a peu de temps, et qui vous montrera quelles sont les manières du peuple avec les presidiarios.

En quittant Grenade pour aller à Baylen, je rencontrai par le chemin un grand homme chaussé d’alpargates qui marchait d’un bon pas militaire. Il était suivi par un petit chien barbet. Ses habits étaient d’une forme singulière, et différents de ceux des paysans que j’avais rencontrés. Bien que mon cheval fût au trot, il me suivait sans peine, et il lia conversation avec moi. Nous devînmes bientôt bons amis. Mon guide lui disait Monsieur, Votre Grâce (Usted). Ils parlaient entre eux de monsieur un tel de Grenade, commandant le presidio, qu’ils connaissaient tous deux. L’heure du déjeuner venue, nous nous arrêtâmes devant une maison où nous trouvâmes du vin. L’homme au chien tira d’un sac un morceau de morue salée et me l’offrit. Je lui dis de joindre son déjeuner au mien, et nous mangeâmes tous les trois de bon appétit. Je dois vous avouer que nous buvions à la même bouteille, par la raison qu’il n’y avait pas de verre à une lieue aux environs. Je lui demandai pourquoi il s’était embarrassé d’un chien si jeune en voyage. Il me dit qu’il voyageait seulement pour ce chien, et que son commandant l’envoyait à Jaen le remettre à un de ses amis. Le voyant sans uniforme et l’entendant parler de commandant : « Vous êtes donc miquelet ? » lui dis-je. — « Non ; presidiario. » Je fus un peu surpris. « Comment ne l’avez-vous pas vu à son habit ? » demanda mon guide.

Au reste, les manières de cet homme, qui était un honnête muletier, ne changèrent pas le moins du monde. Il me donnait la bouteille d’abord, en ma qualité de caballero ; puis l’offrait au galérien, et buvait après lui ; enfin il le traitait avec toute la politesse que les gens du peuple ont entre eux en Espagne.

— « Pourquoi donc avez-vous été aux galères ? » demandai-je à mon compagnon de voyage.

— « Oh ! monsieur, pour un malheur. Je me suis trouvé à quelques morts. (Fue por una desgracia. Me hallé en unas muertes.) »

— « Comment diable ? »

— « Voici comment la chose se passa. J’étais miquelet. Avec une vingtaine de mes camarades, j’escortais un convoi de presidiarios de Valence. Sur le chemin, leurs amis voulurent les délivrer, et en même temps nos prisonniers se révoltèrent. Notre capitaine était bien embarrassé. Si les prisonniers étaient lâchés, il était responsable de tous les désordres qu’ils commettraient. Il prit son parti, et nous cria : « Feu sur les prisonniers ! » Nous tirâmes, et nous en tuâmes quinze, après quoi nous repoussâmes leurs camarades. Cela se passait du temps de cette fameuse constitution. Quand les Français sont revenus et qu’ils l’ont ôtée, on nous fit notre procès à nous autres miquelets, parce que parmi les presidiarios morts il y avait plusieurs messieurs (caballeros) royalistes que les constitutionnels avaient mis là. Notre capitaine était mort, et on s’en prit à nous. Mon temps va bientôt finir ; et comme mon commandant a confiance en moi parce que je me conduis bien, il m’envoie à Jaen pour remettre cette lettre et ce chien au commandant du presidio. »

Mon guide était royaliste, et il était évident que le galérien était constitutionnel ; cependant ils demeurèrent dans la meilleure intelligence. Quand nous nous remîmes en route, le barbet était si fatigué, que le galérien fut obligé de le porter sur son dos enveloppé dans sa veste. La conversation de cet homme m’amusait extrêmement ; de son côté, les cigares que je lui donnais, et le déjeuner qu’il avait partagé avec moi, me l’avaient tellement attaché, qu’il voulait me suivre jusqu’à Baylen. « La route n’est pas sûre, me disait-il ; je trouverai un fusil à Jaen chez un de mes amis ; et quand bien même nous rencontrerions une demi-douzaine de brigands, ils ne vous prendraient pas un mouchoir. » — « Mais, lui dis-je, si vous ne rentrez pas au presidio, vous risquez d’avoir une augmentation de temps, d’une année peut-être ? » — « Bah ! qu’importe ? Et puis vous me donnerez un certificat attestant que je vous ai accompagné. D’ailleurs je ne serais pas tranquille si je vous laissais aller tout seul par celle route-là… »

J’aurais consenti qu’il m’accompagnât s’il ne s’était pas brouillé avec mon guide. Voici à quelle occasion. Après avoir suivi, pendant près de huit lieues d’Espagne, nos chevaux, qui allaient au trot toutes les fois que le chemin le permettait, il s’avisa de dire qu’il les suivrait encore quand même ils prendraient le galop. Mon guide se moqua de lui. Nos chevaux n’étaient pas tout à fait des rosses ; nous avions un quart de lieue de plaine devant nous, et le galérien portait son chien sur son dos. Il fut mis au défi. Nous partîmes, mais ce diable d’homme avait véritablement des jambes de miquelet, et nos chevaux ne purent le dépasser. L’amour-propre de leur maître ne put jamais pardonner au presidiario l’affront qu’il lui avait fait. Il cessa de lui parler ; et arrivés que nous fûmes à Campillo de Arenas, il fit si bien, que le galérien, avec la discrétion qui caractérise l’Espagnol, comprit que sa présence était importune, et se retira.


III.

Madrid, novembre 1830.
Monsieur,

Me voici de retour à Madrid, après avoir parcouru pendant plusieurs mois, et dans tous les sens, l’Andalousie, cette terre classique des voleurs, sans en rencontrer un seul. J’en suis presque honteux. Je m’étais arrangé pour une attaque de voleurs, non pas pour me défendre, mais pour causer avec eux et les questionner bien poliment sur leur genre de vie. En regardant mon habit usé aux coudes et mon mince bagage, je regrette d’avoir manqué ces messieurs. Le plaisir de les voir n’était pas payé trop cher par la perte d’un léger porte-manteau.

Mais si je n’ai pas vu de voleurs, en revanche je n’ai pas entendu parler d’autre chose. Les postillons, les aubergistes vous racontent des histoires lamentables de voyageurs assassinés, de femmes enlevées, à chaque halte que l’on fait pour changer de mules. L’événement qu’on raconte s’est toujours passé la veille et sur la partie de la route que vous allez parcourir. Le voyageur qui ne connaît point encore l’Espagne, et qui n’a point eu le temps d’acquérir la sublime insouciance castillane, la flema castellana, quelque incrédule qu’il soit d’ailleurs, ne laisse pas de recevoir une certaine impression de tous ces récits. Le jour tombe, et avec beaucoup plus de rapidité que dans nos climats du nord ; ici le crépuscule ne dure qu’un moment : survient alors, surtout dans le voisinage des montagnes, un vent qui serait sans doute chaud à Paris, mais qui, par la comparaison que l’on en fait avec la chaleur brûlante du jour, vous paraît froid et désagréable. Pendant que vous vous enveloppez dans votre manteau, que vous enfoncez sur vos yeux votre bonnet de voyage, vous remarquez que les hommes de votre escorte (escopeteros) jettent l’amorce de leurs fusils sans la renouveler. Étonné de cette singulière manœuvre, vous en demandez la raison, et les braves qui vous accompagnent répondent, du haut de l’impériale où ils sont perchés, qu’ils ont bien tout le courage possible, mais qu’ils ne peuvent pas résister seuls à toute une bande de voleurs. « Si l’on est attaqué, nous n’aurons de quartier qu’en prouvant que nous n’avons jamais eu l’intention de nous défendre. »

Alors, à quoi bon s’embarrasser de ces hommes et de leurs inutiles fusils ? — Oh ! ils sont excellents contre les rateros, c’est-à-dire les amateurs brigands qui détroussent les voyageurs quand l’occasion se présente ; on ne les rencontre jamais qu’au nombre de deux ou de trois.

Le voyageur se repent alors d’avoir pris tant d’argent sur lui. Il regarde l’heure à sa montre de Breguet, qu’il croit consulter pour la dernière fois. Il serait bien heureux de la savoir tranquillement pendue à sa cheminée de Paris. Il demande au mayoral (conducteur) si les voleurs prennent les habits des voyageurs.

— « Quelquefois, monsieur. Le mois passé, la diligence de Séville a été arrêtée auprès de la Carlota, et tous les voyageurs sont entrés a Ecija comme de petits anges. »

— « De petits anges ! Que voulez-vous dire ? »

— « Je veux dire que les bandits leur avaient pris tous leurs habits, et ne leur avaient pas même laissé la chemise. »

— « Diable ! » s’écrie le voyageur en boutonnant sa redingote : mais il se rassure un peu, et sourit même en remarquant une jeune Andalouse, sa compagne de voyage, qui baise dévotement son pouce en soupirant : « Jésus, Jésus !  » (On sait que ceux qui baisent leur pouce après avoir fait le signe de la croix ne manquent pas de s’en trouver bien.)

La nuit est tout à fait venue ; mais heureusement la lune se lève brillante sur un ciel sans nuages. On commence à découvrir de loin l’entrée d’une gorge affreuse qui n’a pas moins d’une demi-lieue de longueur. — « Mayoral, est-ce là l’endroit où l’on a déjà arrêté la diligence ? »

— « Oui, monsieur, et tué un voyageur. » — « Postillon, » poursuit le mayoral, « ne fais pas claquer ton fouet, de peur de les avertir. »

— « Qui ? » demande le voyageur.

— « Les voleurs, » répond le mayoral.

— « Diable ! » s’écrie le voyageur.

— « Monsieur, regardez donc là-bas, au tournant de la route… Ne sont-ce pas des hommes ? ils se cachent dans l’ombre de ce grand rocher. »

— « Oui, madame ; un, deux, trois, six hommes à cheval ! »

— « Ah ! Jésus, Jésus !… » (Signe de croix et baisement de pouce.)

— « Mayoral, voyez-vous là-bas ? »

— « Oui. »

— « En voici un qui tient un grand bâton, peut-être un fusil ? »

— « C’est un fusil. »

— « Croyez-vous que ce soient de bonnes gens (buena gente) ? » demande avec anxiété la jeune Andalouse.

— « Qui sait ! » répond le mayoral en haussant les épaules et abaissant les coins de sa bouche.

— « Alors, que Dieu nous pardonne à tous ! » et elle se cache la figure dans le gilet du voyageur, doublement ému.

La voiture va comme le vent : huit mules vigoureuses au grand trot. Les cavaliers s’arrêtent ; ils se forment sur une ligne, — c’est pour barrer le passage. — Non, ils s’ouvrent ; trois prennent à gauche, trois à droite de la route : c’est qu’ils veulent entourer la voiture de tous les côtés.

— « Postillon, arrêtez vos mules si ces gens-là vous le commandent ; n’allez pas nous attirer une volée de coups de fusil ! »

— « Soyez tranquille, monsieur, j’y suis plus intéressé que vous. »

Enfin l’on est si près, que déjà l’on distingue les grands chapeaux, les selles turques et les guêtres de cuir blanc des six cavaliers. Si l’on pouvait voir leurs traits, quels yeux, quelles barbes ! quelles cicatrices on apercevrait ! Il n’y a plus de doute, ce sont des voleurs, car ils ont tous des fusils.

Le premier voleur touche le bord de son grand chapeau, et dit d’un ton de voix grave et doux : « Vayan Vds. con Dios, allez avec Dieu ! » C’est le salut que les voyageurs échangent sur la route. « Vayan Vds. con Dios, » disent a leur tour les autres cavaliers s’écartant poliment pour que la voiture passe ; car ce sont d’honnêtes fermiers attardés au marché d’Ecija, qui retournent dans leur village et qui voyagent en troupe et armés, par suite de la grande préoccupation des voleurs dont j’ai déjà parlé.

Après quelques rencontres de cette espèce, on arrive promptement à ne plus croire du tout aux voleurs. On s’accoutume si bien à la mine un peu sauvage des paysans, que des brigands véritables ne vous paraîtraient plus que d’honnêtes laboureurs qui n’ont pas fait leur barbe depuis longtemps. Un jeune anglais, avec qui j’ai lié connaissance à Grenade, avait longtemps parcouru sans accident les plus mauvais chemins de l’Espagne ; il en était venu à nier opiniâtrement l’existence des voleurs. Un jour il est arrêté par deux hommes de mauvaise mine, armés de fusils. Il s’imagina aussitôt que c’étaient des paysans en gaîté qui voulaient s’amuser à lui faire peur. À toutes leurs injonctions de leur donner de l’argent, il répondait en riant et en disant qu’il n’était pas leur dupe. Il fallut, pour le tirer d’erreur, qu’un des véritables bandits lui donnât sur la tête un coup de crosse dont il montrait encore la cicatrice trois mois après.

Excepté quelques cas fort rares, les brigands espagnols ne maltraitent jamais les voyageurs. Souvent ils se contentent de leur enlever l’argent qu’ils ont sur eux, sans ouvrir leurs malles ou même sans les fouiller. Pourtant il ne faut pas s’y fier. — Un jeune élégant de Madrid se rendait à Cadix avec deux douzaines de belles chemises qu’il avait fait venir de Londres. Les brigands l’arrêtent auprès de la Carolina, et, après lui avoir pris toutes les onces qu’il avait dans sa bourse, sans compter les bagues, chaînes, souvenirs amoureux qu’un homme aussi répandu ne pouvait manquer d’avoir, le chef des voleurs lui fit remarquer poliment que le linge de sa bande, obligée qu’elle était d’éviter les endroits habités, avait grand besoin de blanchissage. Les chemises sont déployées, admirées, et le capitaine, disant, comme Hali du Sicilien : « Entre cavaliers telle liberté est permise, » en mit quelques-unes dans son bissac, puis ôta les noires guenilles qu’il portait depuis six semaines au moins, et se couvrit avec joie de la plus belle batiste de son prisonnier. Chaque voleur en fit autant, en sorte que l’infortuné voyageur se trouva en un instant dépouillé de toute sa garde-robe et en possession d’un tas de chiffons qu’il n’aurait pas osé toucher du bout de sa canne. Encore lui fallait-il endurer les plaisanteries des brigands. Le capitaine, avec ce sérieux goguenard que les Andalous affectent si bien, lui dit, en le congédiant, qu’il n’oublierait jamais le service qu’il venait de recevoir, qu’il s’empresserait de lui rendre les chemises qu’il avait bien voulu lui prêter, et qu’il reprendrait les siennes aussitôt qu’il aurait l’honneur de le revoir. « Surtout, » ajouta-t-il, « n’oubliez pas de faire blanchir les chemises de ces messieurs. Nous les reprendrons à votre retour à Madrid. » Le jeune homme qui me racontait ce vol, dont il avait été la victime, m’avouait qu’il avait plutôt pardonné aux voleurs l’enlèvement de ses chemises que leurs méchantes plaisanteries.

À différentes époques, le gouvernement espagnol s’est occupé sérieusement de purger les grandes routes des voleurs qui, depuis un temps immémorial, sont en possession de les parcourir. Ses efforts n’ont jamais pu avoir des résultats décisifs. Une bande a été détruite, mais une autre s’est formée aussitôt. Quelquefois un capitaine général est parvenu à force de soins à chasser tous les voleurs de son gouvernement, mais alors les provinces voisines en ont regorgé.

La nature du pays, hérissé de montagnes, sans routes frayées, rend bien difficile l’entière destruction des brigands. En Espagne, comme dans la Vendée, il y a un grand nombre de métairies isolées, aldeas, éloignées de plusieurs milles de tout endroit habité. En garnisonnant toutes ces métairies, tous les petits hameaux, on obligerait promptement les voleurs à se livrer à la justice, sous peine de mourir de faim ; mais où trouver assez d’argent, assez de soldats ?

Les propriétaires des aldeas sont intéressés, on le sent, à conserver de bons rapports avec les brigands, dont la vengeance est redoutable. D’un autre côté, ceux-ci, qui comptent sur eux pour leur subsistance, les ménagent, leur payent bien les objets dont ils ont besoin, et quelquefois même les associent au partage du butin. Il faut encore ajouter que la profession de voleur n’est point regardée généralement comme déshonorante. Voler sur les grandes routes, aux yeux de bien des gens, c’est faire de l’opposition, c’est protester contre des lois tyranniques. Or l’homme qui, n’ayant qu’un fusil, se sent assez de hardiesse pour jeter le défi à un gouvernement, c’est un héros que les hommes respectent et que les femmes admirent. Il est glorieux, certes, de pouvoir s’écrier, comme dans la vieille romance :

A todos los desafio,
Pues á nadie tengo miedo !

Un voleur commence en général par être contrebandier. Son commerce est troublé par les employés de la douane. C’est une injustice criante pour les neuf dixièmes de la population que l’on tourmente un galant homme qui vend à bon compte de meilleurs cigares que ceux du roi, qui rapporte aux femmes des soieries, des marchandises anglaises et tout le commérage de dix lieues à la ronde. Qu’un douanier vienne à tuer ou à prendre son cheval, voilà le contrebandier ruiné ; il a d’ailleurs une vengeance à exercer : il se fait voleur. — On demande ce qu’est devenu un beau garçon qu’on a remarqué quelques mois auparavant et qui était le coq de son village ? « Hélas ! » répond une femme, « on l’a obligé de se jeter dans la montagne. Ce n’est pas sa faute, pauvre garçon ! il était si doux ! Dieu le protège ! » Les bonnes âmes rendent le gouvernement responsable de tous les désordres commis par les voleurs. C’est lui, dit-on, qui pousse à bout les pauvres gens qui ne demandent qu’à rester tranquilles et à vivre de leur métier.

Le modèle du brigand espagnol, le prototype du héros de grand chemin, le Robin Hood, le Roque Guinar de notre temps, c’est le fameux Jose Maria, surnommé el Tempranito, le Matinal. C’est l’homme dont on parle le plus de Madrid à Séville et de Séville à Malaga. Beau, brave, courtois autant qu’un voleur peut l’être, tel est Jose Maria. S’il arrête une diligence, il donne la main aux dames pour descendre et prend soin qu’elles soient commodément assises à l’ombre, car c’est de jour que se font la plupart de ses exploits. Jamais un juron, jamais un mot grossier ; au contraire, des égards presque respectueux et une politesse naturelle qui ne se dément jamais. Ôte-t-il une bague de la main d’une femme : « Ah ! madame, » dit-il, « une aussi belle main n’a pas besoin d’ornements. » Et tout en faisant glisser la bague hors du doigt, il baise la main d’un air à faire croire, suivant l’expression d’une dame espagnole, que le baiser avait pour lui plus de prix que la bague. La bague, il la prenait comme par distraction ; mais le baiser, au contraire, il le faisait durer longtemps. On m’a assuré qu’il laisse toujours aux voyageurs assez d’argent pour arriver à la ville la plus proche, et que jamais il n’a refusé à personne la permission de garder un bijou que des souvenirs rendaient précieux.

On m’a dépeint Jose Maria comme un grand jeune homme de vingt-cinq à trente ans, bien fait, la physionomie ouverte et riante, des dents blanches comme des perles et des yeux remarquablement expressifs. Il porte ordinairement un costume de majo d’une très-grande richesse. Son linge est toujours éclatant de blancheur, et ses mains feraient honneur à un élégant de Paris ou de Londres.

Il n’y a guère que cinq ou six ans qu’il court les grands chemins. Il était destiné par ses parents à l’Église, et il étudiait la théologie à l’université de Grenade ; mais sa vocation n’était pas fort grande, comme on va le voir, car il s’introduisait la nuit chez une demoiselle de bonne famille… L’amour fait, dit-on, excuser bien des choses… ; mais on parle de violence, d’un domestique blessé…, je n’ai jamais pu tirer cette histoire au clair. Le père fit grand bruit, et un procès criminel fut commencé. Jose Maria fut obligé de prendre la fuite et de s’exiler à Gibraltar. Là, comme l’argent lui manquait, il fit marché avec un négociant anglais pour introduire en contrebande une forte partie de marchandises prohibées. Il fut trahi par un homme à qui il avait fait confidence de son projet. Les douaniers surent la route qu’il devait tenir et s’embusquèrent sur son passage. Tous les mulets qu’il conduisait furent pris, mais il ne les abandonna qu’après un combat acharné dans lequel il tua ou blessa plusieurs douaniers. Dès ce moment, il n’eut plus d’autre ressource que de rançonner les voyageurs.

Un bonheur extraordinaire l’a constamment accompagné jusqu’à ce jour. Sa tête est mise à prix, son signalement est affiché à la porte de toutes les villes, avec promesse de huit mille réaux à celui qui le livrera mort ou vif[6], fût-il un de ses complices. Pourtant Jose Maria continue impunément son dangereux métier, et ses courses s’étendent depuis les frontières du Portugal jusqu’au royaume de Murcie. Sa bande n’est pas nombreuse, mais elle est composée d’hommes dont la fidélité et la résolution sont depuis longtemps éprouvées. Un jour, à la tête d’une douzaine d’hommes de son choix, il surprit à la venta de Gazin soixante-dix volontaires royalistes envoyés à sa poursuite, et les désarma tous. On le vit ensuite regagner les montagnes à pas lents, chassant devant lui deux mulets chargés des soixante-dix escopettes qu’il emportait comme pour en faire un trophée.

On conte des merveilles de son adresse à tirer à balle. Sur un cheval lancé au galop, il touche un tronc d’olivier à cent cinquante pas. Le trait suivant fera connaître à la fois son adresse et sa générosité.

Un capitaine Castro, officier rempli de courage et d’activité, qui poursuit, dit-on, les voleurs, autant pour satisfaire une vengeance personnelle que pour remplir son devoir de militaire, apprit par un de ses espions que Jose Maria se trouverait tel jour dans une aldea écartée où il avait une maîtresse. Castro, au jour indiqué, monte à cheval, et, pour ne pas éveiller les soupçons en mettant trop de monde en campagne, il ne prend avec lui que quatre lanciers. Quelques précautions qu’il mît en usage pour cacher sa marche, il ne put si bien faire que Jose Maria n’en fût instruit. Au moment où Castro, après avoir passé une gorge profonde, entrait dans la vallée où était située l’aldea de la maîtresse de son ennemi, douze cavaliers bien montés paraissent tout à coup sur son flanc, et beaucoup plus près que lui de la gorge par où seulement il pouvait faire sa retraite. Les lanciers se crurent perdus. Un homme monté sur un cheval bai se détache au galop de la troupe des voleurs, et arrête son cheval tout court à cent pas de Castro. — « On ne surprend pas Jose Maria, » s’écrie-t-il. « Capitaine Castro, que vous ai-je fait pour que vous vouliez me livrer à la justice ? Je pourrais vous tuer ; mais les hommes de cœur sont devenus rares, et je vous donne la vie. Voici un souvenir qui vous apprendra à m’éviter. À votre schako ! » En parlant ainsi il l’ajuste, et d’une balle il traverse le haut du schako du capitaine. Aussitôt il tourna bride et disparut avec ses gens.

Voici un autre exemple de sa courtoisie.

On célébrait une noce dans une métairie des environs d’Andujar. Les mariés avaient déjà reçu les compliments de leurs amis, et l’on allait se mettre à table sous un grand figuier devant la porte de la maison ; chacun était en disposition de bien faire, et les émanations des jasmins et des orangers en fleur se mêlaient agréablement aux parfums plus substantiels s’exhalant de plusieurs plats qui faisaient plier la table sous leur poids. Tout d’un coup parut un homme à cheval, sortant d’un bouquet de bois à portée de pistolet de la maison. L’inconnu sauta lestement à terre, salua les convives de la main, et conduisit son cheval à l’écurie. On n’attendait personne, mais en Espagne tout passant est bien venu à partager un repas de fête. D’ailleurs l’étranger, par ses habillements, paraissait être un homme d’importance. Le marié se détacha aussitôt pour l’inviter à dîner.

Pendant qu’on se demandait tout bas quel était cet étranger, le notaire d’Andujar, qui assistait à la noce, était devenu pâle comme la mort. Il essayait de se lever de la chaise qu’il occupait auprès de la mariée ; mais ses genoux pliaient sous lui, et ses jambes ne pouvaient plus le supporter. Un des convives, soupçonné depuis longtemps de s’occuper de contrebande, s’approcha de la mariée : « C’est Jose Maria, » dit-il ; « je me trompe fort, ou il vient ici pour faire quelque malheur (para hacer una muerte). C’est au notaire qu’il en veut. — Mais que faire ? Le faire échapper ? — Impossible, Jose Maria l’aurait bientôt rejoint. — Arrêter le brigand ? — Mais sa bande est sans doute aux environs ; d’ailleurs il porte des pistolets à sa ceinture et son poignard ne le quitte jamais. — Mais, monsieur le notaire, que lui avez-vous donc fait ? — « Hélas ! rien, absolument rien ! » — Quelqu’un murmura tout bas que le notaire avait dit à son fermier, deux mois auparavant, que si Jose Maria venait jamais lui demander à boire, il devrait mettre un gros d’arsenic dans son vin.

On délibérait encore sans entamer la olla, quand l’inconnu reparut suivi du marié. Plus de doute, c’était Jose Maria. Il jeta en passant un coup d’œil de tigre au notaire, qui se mit à trembler comme s’il avait eu le frisson de la fièvre ; puis il salua la mariée avec grâce, et lui demanda la permission de danser à sa noce. — Elle n’eut garde de refuser ou de lui faire mauvaise mine. Jose Maria prit aussitôt un tabouret de liège, l’approcha de la table, et s’assit sans façon à côté de la mariée, entre elle et le notaire, qui paraissait à tout moment sur le point de s’évanouir.

On commença à manger. Jose Maria était rempli d’attentions et de petits soins pour sa voisine. Lorsqu’on servit du vin d’extra, la mariée, prenant un verre de Montilla (qui vaut mieux que le Xerez, selon moi), le toucha de ses lèvres, et le présenta ensuite au bandit. C’est une politesse que l’on fait à table aux personnes que l’on estime. Cela s’appelle una fineza. Malheureusement cet usage se perd dans la bonne compagnie, aussi empressée ici qu’ailleurs de se dépouiller de toutes les coutumes nationales.

Jose Maria prit le verre, remercia avec effusion, et déclara à la mariée qu’il la priait de le tenir pour son serviteur, et qu’il ferait avec joie tout ce qu’elle voudrait bien lui commander.

Alors celle-ci, toute tremblante et se penchant timidement à l’oreille de son terrible voisin : « Accordez-moi une grâce, » dit-elle. — « Mille ! » s’écria Jose Maria.

— « Oubliez, je vous en conjure, les mauvais vouloirs que vous avez peut-être apportés ici. Promettez-moi que pour l’amour de moi vous pardonnerez à vos ennemis, et qu’il n’y aura pas de scandale à ma noce.

— « Notaire ! » dit Jose Maria se tournant vers l’homme de loi tremblant, « remerciez madame ; sans elle, je vous aurais tué avant que vous eussiez digéré votre dîner. N’avez plus peur, je ne vous ferai plus de mal. » Et, lui versant un verre de vin, il ajouta avec un sourire un peu méchant : « Allons, notaire, à ma santé : ce vin est bon, il n’est pas empoisonné. » Le malheureux notaire croyait avaler un cent d’épingles. « Allons, enfants ! » s’écria le voleur, de la gaîté ! (vaya de broma) vive la mariée ! » Et, se levant avec vivacité, il courut chercher une guitare et se mit à improviser un couplet en l’honneur des nouveaux époux.

Bref, pendant le reste du dîner et le bal qui le suivit, il se rendit tellement aimable, que les femmes avaient les larmes aux yeux en pensant qu’un aussi charmant garçon finirait peut-être un jour à la potence. Il dansa, il chanta, il se fit tout à tous. Vers minuit, une petite fille de douze ans, à demi vêtue de mauvaises guenilles, s’approcha de Jose Maria, et lui dit quelques mots dans l’argot des bohémiens. Jose Maria tressaillit : il courut à l’écurie, d’où il revint bientôt emmenant son bon cheval. Puis s’avançant vers la mariée, un bras passé dans la bride : « Adieu, » dit-il, « enfant de mon âme (hija de mi alma), jamais je n’oublierai les moments que j’ai passés auprès de vous. Ce sont les plus heureux que j’aie vus depuis bien des années. Soyez assez bonne pour accepter cette bagatelle d’un pauvre diable qui voudrait avoir une mine à vous offrir. » Il lui présentait en même temps une jolie bague.

— « Jose Maria, » s’écria la mariée, « tant qu’il y aura un pain dans cette maison, la moitié vous appartiendra. »

Le voleur serra la main à tous les convives, celle même du notaire, embrassa toutes les femmes ; puis, sautant lestement en selle, il regagna ses montagnes. Alors seulement le notaire respira librement. Une demi-heure après arriva un détachement de miquelets, mais personne n’avait vu l’homme qu’ils cherchaient.

Le peuple espagnol, qui sait par cœur les romances des Douze Pairs, qui chante les exploits de Renaud de Montauban, doit nécessairement s’intéresser beaucoup au seul homme qui, dans un temps aussi prosaïque que le nôtre, fait revivre les vertus chevaleresques des anciens preux. Un autre motif contribue encore à augmenter la popularité de Jose Maria. Il est extrêmement généreux. L’argent ne lui coûte guère à gagner, et il le dépense facilement avec les malheureux. Jamais, dit-on, un pauvre ne s’est adressé à lui sans en recevoir une aumône abondante.

Un muletier me racontait qu’ayant perdu un mulet qui faisait toute sa fortune, il était sur le point de se jeter la tête la première dans le Guadalquivir, quand une boîte contenant six onces d’or fut remise à sa femme par un inconnu. Il ne doutait pas que ce ne fût un présent de Jose Maria, à qui il avait indiqué un gué un jour qu’il était poursuivi de près par les miquelets.

Je finirai cette longue lettre par un autre trait de la bienfaisance de mon héros.

Certain pauvre colporteur des environs de Campillo de Arenas conduisait à la ville une charge de vinaigre. Ce vinaigre était contenu dans des outres, suivant l’usage du pays, et porté par un âne maigre, tout pelé, à moitié mort de faim. Dans un étroit sentier, un étranger, qu’à son costume on aurait pris pour un chasseur, rencontre le vinaigrier ; et d’abord qu’il voit l’âne, il éclate de rire. « Quelle haridelle as-tu là, camarade ? » s’écrie-t-il. « Sommes-nous en carnaval pour la promener de la sorte ? » Et les rires ne cessaient pas.

— « Monsieur, » répondit tristement l’ânier piqué au vif, « cette bête, toute laide qu’elle est, me gagne encore mon pain. Je suis un malheureux, moi, et je n’ai pas d’argent pour en acheter une autre. »

— « Comment ! » s’écria le rieur, « c’est cette hideuse bourrique qui t’empêche de mourir de faim ? mais elle sera crevée avant une semaine. — Tiens, continua-t-il en lui présentant un sac assez lourd, il y a chez le vieux Herrera un beau mulet à vendre ; il en veut 1,500 réaux, les voici. Achète ce mulet dès aujourd’hui, pas plus tard, et ne marchande pas. Si demain je te trouve par les chemins avec cette effroyable bourrique, aussi vrai qu’on me nomme Jose Maria, je vous jetterai tous les deux dans un précipice. » L’ânier resté seul, le sac à la main, croyait rêver. Les 1,500 réaux étaient bien comptés. Il savait ce que valait un serment de Jose Maria, et se rendit aussitôt chez Herrera, où il se hâta d’échanger ses réaux contre un beau mulet.

La nuit suivante Herrera est éveillé en sursaut. Deux hommes lui présentaient un poignard et une lanterne sourde à la figure. — « Allons, vite ton argent ! » — « Hélas ! mes bons seigneurs, je n’ai pas un quarto chez moi. » — « Tu mens ; tu as vendu hier un mulet 1,500 réaux que t’a payés un tel de Campillo. » Ils avaient des arguments tellement irrésistibles, que les 1,500 réaux furent bientôt donnés, ou, si l’on veut, rendus.


P. S. Jose Maria est mort depuis plusieurs années. — En 1833, à l’occasion de la prestation de serment à la jeune reine Isabelle, le roi Ferdinand accorda une amnistie générale, dont le célèbre bandit voulut bien profiter. Le gouvernement lui fit même une pension de deux réaux par jour pour qu’il se tînt tranquille. Comme cette somme n’était pas suffisante pour les besoins d’un homme qui avait beaucoup de vices élégants, il fut obligé d’accepter une place que lui offrit l’administration des diligences. Il devint escopetero, et se chargea de faire respecter les voitures qu’il avait si souvent dévalisées. Tout alla bien pendant quelque temps : ses anciens camarades le craignaient ou le ménageaient. Mais un jour quelques bandits plus résolus arrêtèrent la diligence de Séville, bien qu’elle portât Jose Maria. Du haut de l’impériale il les harangua ; et l’ascendant qu’il avait sur ses anciens complices était tel, qu’ils paraissaient disposés à se retirer sans violence, lorsque le chef des voleurs, connu sous le nom du Bohémien (el Gitano), autrefois lieutenant de Jose Maria, lui tira un coup de fusil à bout portant et le tua sur la place.

1842.
Fin.



  1. Fashionable des basses classes.
  2. Depuis quelques années tous les gradins sont en pierre. 1840.
  3. Depuis le rétablissement de la constitution, on ne lit plus le ban du roi, notre seigneur.
  4. Je vis un jour un picador renversé qui allait être tué si son camarade ne l’eût dégagé et n’eût fait reculer le taureau en lui donnant un coup de lance sur le nez. La circonstance servait d’excuse. Cependant j’entendis de vieux amateurs s’écrier : « C’est une honte ! un coup de lance sur le nez ! on devrait chasser cet homme de la place. »
  5. Quelquefois, et dans des occasions solennelles, la hampe de la banderille est enveloppée d’un long filet de soie dans lequel sont renfermés de petits oiseaux en vie. La pointe de la banderille, en s’enfonçant dans le cou du taureau, coupe le nœud qui ferme le filet, et les oiseaux s’échappent après s’être longtemps débattus aux oreilles de l’animal.
  6. Lorsque j’étais à Séville, on trouva, un matin, sur la porte de Triana, au bas du signalement de Jose Maria, ces mots écrits au crayon : « Signature du susdit : Jose Maria. »