Colomba et autres contes et nouvelles/Les Mécontents

LES MÉCONTENTS.

1830

PERSONNAGES

LE COMTE DES TOURNELLES.

LA COMTESSE DES TOURNELLES.

ÉDOUARD DE NANGIS, cousin de la comtesse, lieutenant de chasseurs à cheval.

LE BARON DE MACHICOULIS.

LE COMTE DE FIERDONJON.

LE MARQUIS DE MALESPINE.

LE CHEVALIER DE THIMBRAY.

BERTRAND dit SANS-PEUR, ancien officier vendéen.

JULIETTE, femme de chambre de la comtesse des Tournelles.

FRANÇOIS, domestique de confiance du comte.

UN GENDARME.


(La scène est au château des Tournelles, dans un département voisin de la Vendée, en 1810.)


Une salle à manger : au milieu, une table couverte d’un tapis vert, avec des encriers, des plumes, etc.

Scène I.

FRANÇOIS, JULIETTE. (Ils disposent des sièges autour de la table.)

François. Quand je vous dis, Juliette, que c’est comme dans la révolution. Ils veulent refaire le comité de salut public. Le comité de salut public avait un tapis vert comme cela.

Juliette. Bah ! vous ne savez ce que vous dites. Madame a la révolution en horreur ; moi, je crois qu’ils veulent faire des bouts-rimés, comme on en a fait l’année dernière.

François. Qu’est-ce que c’est que des bouts-rimés ?

Juliette. C’est un jeu ; mais il faut avoir de l’esprit pour y jouer… Chacun écrit quelque chose sur un morceau de papier, et puis il y en a un qui lit, et tous les autres rient comme des fous. — Mais voici madame. Allez vite chercher le fauteuil qu’elle vous a dit.


Scène II.

FRANÇOIS, JULIETTE, LA COMTESSE DES TOURNELLES.

La comtesse. Juliette, approchez ici la sonnette de bronze de mon boudoir.

Juliette. La sonnette ?… Mais si madame veut m’appeler, j’entendrai bien mieux la sonnette de cette salle. — Celle-ci.

La comtesse. Je vous demande la sonnette de mon boudoir, et je ne vous dis pas que ce soit pour vous appeler… Allez.

Juliette. Je ne dis pas… J’y vais, madame. (À part.) Pourquoi tous ces apprêts ?

(Elle sort. François rentre portant un fauteuil de bureau.)

La comtesse. François, mettez ce fauteuil au milieu de la table… Imbécile, ne le mettez pas dessus, mais à côté. — Bien comme cela. Retirez-vous. (Il sort.) Cette salle à manger a l’air d’avoir été faite exprès pour notre réunion. Toute réflexion faite, elle vaut bien mieux que le souterrain de la vieille tour… Le souterrain serait plus poétique, mais il est trop humide, et nous y aurions gagné quelque fluxion de poitrine… — Cette sonnette fera un bon effet. D’ailleurs, peut-être la discussion sera-t-elle orageuse, et le président en aura besoin. Cela sera charmant.

Juliette, rentrant avec la sonnette. La voici, madame ; où faut-il la mettre ?

La comtesse. Posez-la sur la table auprès du grand fauteuil. — Juliette, hier vous m’avez demandé la permission d’aller voir votre sœur ; vous pouvez sortir aujourd’hui, je n’aurai pas besoin de vous.

Juliette. Mais, madame, ma sœur ne m’attend pas aujourd’hui. D’ailleurs madame a permis de sortir à son cocher, et monsieur à son valet de chambre… Si madame, par hasard, recevait du monde… elle n’aurait personne.

La comtesse, à part. Voudrait-elle rester pour nous espionner ? (Haut.) Je n’attends personne. Au reste, Juliette, vous ferez comme il vous plaira. En tout cas, il faudra que vous portiez le livre qui est sur mon somno à madame de Sainte-Denize ; c’est tout près de votre sœur, à moins d’une demi-lieue d’ici. Vous la remercierez de ma part, et vous lui direz…

Juliette. Plaît-il, madame ?

La comtesse. Que… la… réunion…

Juliette. La réunion ?

La comtesse. Que ce qu’elle sait bien… Attendez, je vais lui écrire un mot ; car vous avez si peu de mémoire ! — Ah ! Juliette, allez me chercher un des vases de porcelaine de ma cheminée. (Juliette sort.) J’oubliais l’urne pour les scrutins… le plus important. (Elle écrit :) « Ma chère amie, enfin ces messieurs se réunissent chez moi, et nous organisons aujourd’hui cette société secrète que… » — Doucement ! n’est-ce pas trop clair ? De la prudence. (Elle déchire le billet commencé ; elle écrit :) « Nos amis viennent me voir aujourd’hui ; nous… » Excellente idée ! « Nous nous occuperons de remettre en honneur cette ancienne mode… » souligné… « dont je vous ai parlé, et que vous aimez autant que moi. P. S. Retenez Juliette aussi longtemps que vous le pourrez. » À bon entendeur… (Entre Juliette.) Eh bien ! pourquoi ces deux vases ? je ne vous en avais demandé qu’un.

Juliette. C’est pour la symétrie, madame.

La comtesse. La symétrie !… Remportez celui-là. Posez celui-ci à côté de la sonnette. Tenez, vous remettrez ce billet, avec ce livre, à madame de Sainte-Denize… Ha !… en rentrant, vous passerez chez Pitou, le libraire, et vous lui demanderez le Prince, de Machiavel ; retenez bien : le Prince, de Machiavel.

Juliette. Le Prince, de Machiavel ! Dame, madame, si c’est un roman nouveau, M. Pitou ne l’aura peut-être pas encore fait venir.

La comtesse. Il n’y a pas de bibliothèque où ce livre ne se trouve. Tenez, j’écris le titre : le Prince, de Machiavel, la meilleure traduction. (Juliette sort.) Enfin m’en voilà débarrassée. Pour François, il est sûr. — Que l’heure tarde à sonner ! — Je ne me sens pas de joie. Il me semble que je suis dans mon élément. Ah ! qu’une conspiration est une occupation agréable !

(Entre le comte des Tournelles.)

Scène III.

LA COMTESSE, LE COMTE.

La comtesse. Eh bien ! monsieur des Tournelles, l’instant approche ; vos terreurs se dissipent-elles ?

Le comte. Mes terreurs !… dites mes inquiétudes ; et, franchement, la circonstance les autorise. Conspirer dans ce temps-ci !… car nous conspirons. Je ne sais si vous comprenez ce qu’il y a de danger à conspirer dans un temps comme le nôtre, et sous une police aussi soupçonneuse que celle de l’empereur. Savez-vous qu’elle est brutale au dernier point ? et si nous étions découverts, nous serions heureux d’en être quittes pour passer toute notre vie dans le château de Ham ou à Vincennes.

La comtesse. Et la gloire, si nous réussissons !

Le comte. C’est un grand mot, voilà tout. Au reste, puisque nous nous sommes engagés… un peu légèrement dans cette affaire, tâchons de la conduire avec prudence. Conspirons, à la bonne heure, puisque vous le voulez, mais ne nous compromettons pas. Et, tenez, voulez-vous connaître toute ma façon de penser ? je crains que vous ne fassiez du tort à notre cause par votre zèle même, qui va souvent jusqu’à la témérité. Par exemple, l’autre jour, chez M. le préfet, pourquoi dire devant vingt personnes au moins que vous n’aimiez pas la guerre d’Espagne, et que vous seriez très-fâchée que votre cousin fût envoyé là ?

La comtesse. N’est-ce pas une guerre abominable… commencée par une trahison odieuse ? Et qui sont les victimes de cette noire perfidie ? Des princes que nous devons chérir, puisqu’ils appartiennent à l’auguste famille qui nous gouvernait autrefois… et que, Dieu aidant, nous reverrons un jour sur le trône.

Le comte. Ne parlez pas si haut. François pourrait nous entendre de l’antichambre. — Oui je conviens avec vous que cette guerre est abominable ; mais chez le préfet !… Il l’a bien remarqué ; car, après dîner, sa femme a offert du café à tout le monde, excepté à moi.

La comtesse. Belle vengeance et bien digne de cette créature, qui fait la fière dans sa calèche, comme si l’on ne savait pas qu’elle est la fille d’un passementier. Patience ! dans quelque temps nous ferons rentrer dans la poussière tous ces champignons que la révolution a fait pousser sur les ruines du trône.

Le comte. Et nous rétablirons l’ordre légal. J’ai hâte qu’il revienne. Avec ces nouvelles lois, on ne peut envoyer aux galères ces misérables braconniers qui ne nous laissent pas un perdreau à tirer, passé le 1er octobre.

La comtesse. Rappelez-vous les glorieux privilèges dont jouissaient vos ancêtres. N’est-ce pas une chose qui crie vengeance que le comte des Tournelles ne soit pas le gouverneur de sa province, lui dont les aïeux entretenaient des hommes d’armes et se faisaient payer un droit de chaque personne qui passait ce vilain petit pont à une lieue d’ici ?

Le comte. J’ai des parchemins qui le prouvent.

La comtesse. Enfin, n’est-ce pas une horreur que vous, monsieur des Tournelles… dans un moment de désespoir… ayant demandé une place de chambellan à l’usurpateur, vous n’ayez pu l’obtenir ? Cet outrage ne doit-il point vous faire passer par-dessus toutes les considérations que peut vous suggérer la prudence ?

Le comte. Je m’étais oublié un moment… il est vrai… cet homme éblouit… Mais n’allez pas au moins parler de cette demande à ces messieurs.

La comtesse. Soyez tranquille ! je ne vous en parle que pour vous faire voir à quel point le désordre est venu, et pour vous prouver que le moment est arrivé où tous les Français doivent secouer un joug humiliant.

Le comte. Vous avez raison. Tous les Français devraient s’entendre pour secouer le joug. Morbleu ! si tous les Français se levaient en masse contre l’usurpateur, je ne serais pas un des derniers à marcher. — Mais, diable ! nous ne sommes que cinq ou six à conspirer contre un homme tout-puissant. — Notre entreprise est hasardeuse. Toute la nuit j’y ai pensé sans pouvoir fermer l’œil un instant. Il est vrai que je venais de relire les Conjurations de Saint-Réal, et cela m’avait troublé. Elles sont toujours découvertes. — J’ai le pressentiment…

La comtesse. Ah ! faites-moi grâce, je vous prie, de vos inquiétudes et de vos pressentiments. Quoi ! vous êtes homme — gentilhomme — vous avez été militaire, et vous êtes effrayé de tout ! Moi, qui ne suis qu’une femme, je contemple d’un œil calme toutes les conséquences de l’entreprise où je me suis engagée. Eh bien ! que l’on découvre notre conjuration — que l’on m’arrête — qu’on me traîne en prison ! — j’aurai un certain plaisir à paraître devant mes juges, à plaider ma cause. — Oui, j’ai conspiré, leur dirai-je, j’ai conspiré la perte de votre empereur ; et si c’est un crime d’avoir voulu délivrer sa patrie d’un tyran, je suis coupable ! Je m’habillerai très-simplement, tout en noir, mes cheveux en bandeaux, pas de bijoux… une croix d’or pourtant… Je parlerai, je produirai de l’impression, je vous assure… Une femme jeune, élégante, accusée de conspiration… Tous les cœurs seront favorablement disposés pour elle ; et s’il fallait marcher au supplice…

Le comte. Miséricorde ! à la manière dont vous parlez, vous me faites craindre que vous ne vous dénonciez vous-même pour avoir le plaisir de faire l’héroïne de roman. Mélanie, Mélanie, les romans que vous lisez toujours vous feront tourner la tête ! je vous le prédis.

La comtesse. Si ce sont les ouvrages que je lis qui m’inspirent des sentiments nobles et généreux, il me semble, monsieur, que vous ne feriez pas mal de les lire plus souvent. Mais le temps se passe, l’heure du rendez-vous approche, et vous n’êtes pas encore habillé. Il serait à propos aussi que vous lussiez tout seul encore une fois mon… votre discours, avant de le lire à ces messieurs. Surtout appliquez-vous à bien déclamer la fin, la péroraison.

Le comte. La péroraison… moi, je la trouve trop hardie ; et puis il y a des phrases qui n’en finissent pas… ce sera le diable pour retenir son haleine.

La comtesse. Dépêchez, je vous en prie, monsieur des Tournelles ; surtout prenez un front plus serein. La vie est un tapis vert où l’on ne s’amuse qu’autant que l’on joue gros jeu.

Le comte. Ah ! Napoléon ! si vous saviez à quels dangers vous vous exposez !… vous ne m’auriez pas refusé la clef de chambellan.

La comtesse. Allez vite… j’entends quelqu’un qui entre à cheval dans la cour.

Le comte, regardant par la fenêtre. Ciel ! un militaire ! un officier ! nous sommes perdus ! Tout est découvert, voilà les satellites de l’empereur qui viennent nous arrêter !

La comtesse. De la présence d’esprit ! remettez-vous. (Elle s’assied, prend une plume et écrit en parlant très-haut.) Vous dites donc qu’il faut inviter à ce bal M. le préfet, le commandant de la gendarmerie, le…


Scène IV.

ÉDOUARD DE NANGIS, LE COMTE, LA COMTESSE.

Édouard. Bonjour, ma cousine ! Me reconnaissez-vous ?

La comtesse. Édouard !

Édouard. Embrassez-moi, ma cousine, si mes moustaches ne nous font pas peur. Parbleu ! vous êtes charmante, le diable m’emporte ; vous êtes encore embellie. Vous avez pris…

Le comte. Monsieur de Nangis, j’éprouve un vif plaisir…

Édouard. Monsieur de Nangis ? allez au diable avec votre M. de Nangis ! appelez-moi cousin Édouard tout court. Allons, embrassez-moi aussi, cousin, car je vous aime bien. Morbleu ! il y a longtemps que nous ne nous sommes vus. Vous avez vieilli.

La comtesse. Vous trouvez ?

Édouard. Vous, cousine, quand je suis parti pour l’Allemagne, je vous avais laissée mince comme un fuseau ; maintenant, mille bombes !… Vous avez encore la taille fine… mais le reste… Diantre ! il paraît que l’air est bon chez vous, et les vivres aussi !

La comtesse, à part. Il est singulier avec ses manières brusques… mais c’est toujours un charmant jeune homme…

Le comte, bas. Comment nous débarrasser de lui ?

Édouard. Ah ça, cousin, j’ai un congé d’un mois ; je viens le passer avec vous, en famille, car je grillais d’envie de vous voir. Nous allons faire des bamboches, n’est-ce pas ? La chasse, la pêche, le diable et son train… Je veux faire les cent dix-neuf coups ; et vous ne reculez pas, n’est-ce pas, quand il s’agit de faire des farces ? Je vous ai vu autrefois, compère !… je dirai à votre femme ce que je sais…

Le comte. Si je lui disais ce que je sais de vous, mauvais sujet !…

Édouard. Je vous le permets. — Dites donc, j’amène deux chiens d’arrêt avec moi, deux véritables épagneuls anglais pure race. Ils viennent d’Allemagne ; ils appartenaient à un prince dont nous avons mis les États sens dessus dessous. Vous verrez. — Ah ! et puis après-demain mes chevaux viendront. J’ai une jument arabe que je veux faire monter à la cousine. — Vous avez des sangliers par ici, n’est-ce pas ? J’ai aussi un chien pour le sanglier ; il vient de Bohême. Oh ! quel chien ! — Mais, cousine, il faudra enfermer vos chats, — autrement il vous les étranglera tous d’un coup de gueule. — Morbleu ! nous allons mener ici joyeuse vie. Vous avez des voisins, n’est-ce pas ? Plus on est de fous, plus on rit. Nous chasserons le matin, nous boirons le champagne de la cousine ; le soir nous ferons de la musique, nous chanterons des duos ; j’ai une voix de chantre de cathédrale maintenant… la, la, la, la… Nous danserons ; je ferai la cour à la cousine, si le cousin n’est pas jaloux. Pas vrai que vous n’êtes pas jaloux, cousin ? Sacrament ! comme disent les Allemands, il faut s’amuser dans ce monde.

Le comte, bas à la comtesse Tâchez donc de l’éloigner.

La comtesse, de même. J’ai des projets sur lui.

Édouard. Cousin, à quelle heure dînez-vous ? Savez-vous que j’ai une faim de corsaire ? jamais je ne pourrai attendre le dîner.

Le comte. On va vous monter quelque chose dans votre chambre.

Édouard. Non, non, ici, en causant, je mangerai un morceau sur le pouce. Parbleu ! j’ai appris au régiment à parler en mangeant, sans perdre pour cela une seule bouchée. (Il appelle.) Holà ! hohé ! ici, hé !… Comment se nomment vos domestiques ? Allons ! hé !

La comtesse, après avoir sonné, à François qui entre. Donnez le pâté de gibier à monsieur. Quel vin voulez-vous ?

Édouard. Bourgogne, morbleu ! Avez-vous toujours de ce vin de Pomard que vous me disiez que vous vouliez garder pour mon retour d’Allemagne ?

La comtesse. Vous avez bonne mémoire. — Donnez une bouteille de vin de Pomard à monsieur. Vous vous dépêcherez, Édouard, n’est-ce pas ? Nous aurons besoin de la table tout à l’heure. — Monsieur des Tournelles, allez vous habiller ; Édouard vous excusera.

Édouard. Parbleu ! il serait joliment bête de faire des façons avec moi. — J’aurai bientôt fait, cousine ; je ne fais que tordre et avaler.

Le comte, bas à la comtesse. Comment pourrez-vous ?…

La comtesse. Laissez-moi faire.

Le comte, de même. Il serait peut-être convenable de remettre tout après son départ…

La comtesse. Allez, vous dis-je, je réponds de lui.

(Le comte sort.)

Scène V.

ÉDOUARD, LA COMTESSE.

Édouard, assis et mangeant. Que diable avez-vous à vous dire tout bas ? Avez-vous des secrets pour moi, ou bien est-ce que je vous gêne ?

La comtesse. Au contraire, Édouard, nous sommes enchantés de vous revoir. Je vous expliquerai plus tard ce que disait M. des Tournelles. Il paraît que vous avez toujours bon appétit.

Édouard. Au régiment, j’ai appris à manger vite ; en garnison, en Allemagne, j’ai appris à manger longtemps ; de sorte que maintenant je mange vite et longtemps. Et puis, savez-vous que j’ai fait douze lieues ce matin, sur un bidet de poste, pour vous voir plus tôt… Mais j’oubliais qu’il est impoli d’avoir de l’appétit quand on est auprès d’une jolie femme… (Il éloigne le pâté en soupirant.) J’ai fini.

La comtesse. Eh bien ! vous feriez des façons avec nous ! Continuez donc ; seulement arrangez-vous pour faire honneur au dîner. (Elle lui verse à boire.) Comment trouvez-vous ce vin ?

Édouard. Délicieux ! surtout parce que c’est vous qui me l’avez versé.

La comtesse. C’est au régiment que vous avez appris à dire ces jolies choses-là ?

Édouard. Tenez, cousine, versez encore. Au régiment, voyez-vous, nous apprenons à dire la vérité toute crue et sans phrases. Et, à propos de cela, vous êtes charmante, tenez-vous cela pour dit, parce que c’est vrai. Vous êtes dix fois, vingt fois plus jolie qu’il y a quatre ans, quand vous vous êtes mariée, et que j’étais amoureux de vous comme un conscrit, sans oser vous le dire.

La comtesse. Qu’il est original !

Édouard. Oui, parbleu ! je suis original, et plus que vous ne pensez. Il ne tient qu’à vous que je ne vous montre combien je suis original quelquefois quand je m’y mets. (Il se lève.)

La comtesse. Je le crois sans peine. Mais asseyez-vous, et parlons de choses sérieuses. (Elle lui verse à boire.) Contez-moi vos campagnes et vos amours, car l’un ne va pas sans l’autre. — Je ne vous vois qu’une épaulette comme vous aviez en partant. Moi qui espérais vous voir colonel pour le moins !

Édouard. Ah ! la graine d’épinards ! n’en a pas qui veut. Que voulez-vous ! Je suis lieutenant, toujours lieutenant. La croix aussi m’a passé sous le nez. Mais patience ; si un boulet ne m’arrête pas en route…

La comtesse. Sous ce gouvernement, les gens comme il faut n’ont rien à espérer : tout est pour la canaille.

Édouard. Bah ! j’ai eu du malheur aussi. Dans ce maudit régiment de chasseurs on ne meurt pas !… Les drôles sont invulnérables, je crois. Ah ! si j’avais pu mordre aux mathématiques, je serais entré dans l’artillerie légère. L’avancement est rapide dans ce corps-là. Tenez, la batterie d’artillerie légère qui était embrigadée avec nous a été renouvelée trois fois dans la dernière campagne. Un de mes amis, qui était lieutenant l’année derrière, va passer chef d’escadron, s’il ne meurt pas d’un coup de fusil qu’il a emboursé au milieu de l’estomac.

La comtesse. Sans la révolution, Édouard, avec votre naissance, vous seriez colonel à l’heure qu’il est.

Édouard. Oh ! bien oui ; mais colonel dans ce temps-là ce n’était pas le Pérou. Porter un chapeau en lampion, l’épée horizontale, et monter la garde à la porte de madame de Pompadour, la maîtresse de Louis XVI, le beau plaisir ! C’est bien glorieux !

La comtesse. Que vous êtes ignorant, Édouard, ou combien vous êtes déjà perverti ! Si la révolution n’avait pas tout désorganisé, vous seriez l’un des gentilshommes les plus à la mode de ce temps. Vous feriez l’ornement de la cour ; vous seriez marquis…

Édouard. Oh ! pour mon marquisat, cousine, ne m’en parlez pas. Au régiment, quand ils veulent me faire enrager, ils m’appellent monsieur le marquis. C’est si ridicule d’être marquis ! Le marquis de Mascarille ! Saute, marquis ! Parbleu ! j’ai reçu un bon coup d’épée de Simoneau, un lieutenant du dixième, et je lui en ai donné un tout aussi bon, parce qu’il m’avait appelé marquis. D’abord, cousine, comme je ne puis pas vous donner des coups d’épée si vous m’appelez marquis, je vous embrasse.

La comtesse. Quel corrupteur que ce Bonaparte ! Un jeune homme d’une si noble famille devenir le séide d’un Corse ! — Ainsi vous êtes enthousiaste de votre empereur ? C’est votre idole, votre dieu ; il est tout pour vous ; vous l’adorez.

Édouard. Ma foi, si je l’adore, je ne l’adore guère : mon colonel lui a demandé la croix pour moi, il a répondu, en me toisant comme un cheval de remonte : — Il est trop jeune. — Il n’est pas tendre, allez, le bourgeois.

La comtesse. Parce qu’il était trop jeune !… Quelle odieuse injustice !

Édouard. Pour cela vous avez raison. À la dernière affaire, nous avons chargé avec les lanciers de la garde ; ces messieurs de la garde sont les Benjamins de l’empereur : ils ont eu une trentaine d’hommes hors de combat ; nous, au moins autant. Le général qui nous commandait, pour faire sa cour au patron, lui dit : « Vos lanciers se sont couverts de gloire ; les hussards ennemis sont anéantis, mais vos braves lanciers ont beaucoup souffert ; la perte des chasseurs du 10e est légère ; » de sorte que les croix sont tombées sur les lanciers, et pour nous les coups, la boue, les mauvais quartiers, tout le tonnerre !…

La comtesse, lui versant à boire. Je vous le disais bien, c’est le plus injuste des hommes. Vous refuser la croix ! Édouard, vous sortez d’un sang trop noble pour ne pas ressentir profondément cette injure.

Édouard. Ce n’est pas le tout de la ressentir.

La comtesse. Sans doute, il faut s’en venger.

Édouard. Oui ! l’empereur sera bien attrapé quand je lui aurai flanqué ma démission. Et puis donner sa démission en temps de guerre ! Cela ne se peut pas. Notre régiment va partir pour l’Espagne.

La comtesse. Pour l’Espagne ! Vous allez prendre part à cette guerre affreuse, criminelle ? Avez-vous donc si tôt oublié la trahison de Bayonne ?

Édouard. Bah ! bah ! ces canailles d’Espagnols seront trop heureux que nous voulions bien les débarrasser de leurs moines.

La comtesse. Ah ! que vous m’affligez, Édouard, et qu’il est triste de vous voir avec ces principes politiques !

Édouard. Moi ? Diable emporte si je me mêle de politique !

La comtesse. Moi qui ne suis guère plus âgée que vous, j’ai conservé des souvenirs qui déjà ne parlent plus à votre cœur.

Édouard. Comment, ma cousine !… il serait possible ?… Oh ! moi aussi, je n’ai pas oublié un certain temps… Quand vous vous êtes mariée, si vous saviez tout ce que j’ai souffert !

La comtesse. Édouard, vous ne me comprenez pas. Je parle du temps où votre père et le mien étaient comptés parmi les plus fermes soutiens du trône légitime… de ce temps où l’on donnait volontiers sa vie pour défendre son roi… Ah ! si le vertueux marquis de Nangis savait que son fils brigue l’honneur de servir un tyran, un usurpateur plébéien, il sortirait de son tombeau et vous reprocherait de démentir votre illustre origine.

Édouard. Cousine… vraiment vous me parlez là de choses… dont jamais je n’avais entendu dire le plus petit mot… Je croyais que votre mari voulait être préfet, chambellan, je ne sais quoi… Nous autres militaires, voyez-vous, nous obéissons à l’empereur… parce que c’est l’empereur… Nous ne sommes pas forcés de savoir s’il est usurpateur ou non…

La comtesse. C’est-à-dire que vous renoncez à votre cœur d’homme pour vous faire esclaves. Vous ne voulez voir que par ses yeux, entendre que par ses oreilles.

Édouard. Au fait, c’est un usurpateur… mais il est reconnu par tout le monde.

La comtesse. Excepté par tous les cœurs généreux, qui ne reconnaîtront jamais d’autres souverains que nos princes exilés.

Édouard. Les enfants de Louis XVI ! je croyais qu’ils étaient morts dans la révolution.

La comtesse. Hélas ! les barbares, ils ont fait mourir son fils dans un cachot ; mais ses frères sont en exil, et un Nangis a pu les oublier !

Édouard. Ma foi, c’est que… Je n’ai rien lu, moi.

La comtesse. Je l’avoue, j’avais fondé sur vous de grandes espérances. Je me flattais que la fausse gloire de l’usurpateur n’aurait pu vous séduire ; j’espérais vous trouver fidèle au parti du malheur.

Édouard. Mais, ma cousine… c’est bien ma manière de voir… mais seulement je ne sais pas trop comment on pourrait s’y prendre…

La comtesse. Édouard, Édouard, votre discrétion, je le sais, est au-dessus de votre âge. Je me fie à vous ; vos sentiments politiques sont opposés aux miens, il est vrai ; mais vous êtes rempli d’honneur, et vous ne me trahirez point.

Édouard. Oh ! ma cousine… Mais je vous répète que je n’ai pas d’opinions politiques ; et, si j’en prends, je prendrai les vôtres.

La comtesse. Un petit nombre d’hommes courageux ont formé le projet d’affranchir leur pays d’un joug honteux ; et mon mari et moi-même nous allons travailler dans ce but. Peut-être, avec l’aide de Dieu, parviendrons-nous à rappeler en France nos princes légitimes… peut-être succomberons-nous… et…

Édouard. Ah çà ! mais c’est donc une conspiration que vous faites ?… Malepeste ! cousine, comme vous y allez !

La comtesse. Oui, Édouard, une conspiration ; et jamais il n’en fut plus digne de succès. M’imaginant que vous gémissiez comme moi sous la tyrannie du Corse, je voulais vous offrir de partager nos périls et notre gloire…

Édouard. Quoi ! vous conspirez !… sérieusement ? sans farce ?

La comtesse. Oui, Édouard ; et, faible femme que je suis, c’est moi qui ai conçu l’idée de ce complot. — Édouard, je vous ai parlé à cœur ouvert. — Si vous aimez mieux votre empereur que votre famille, vous pouvez lui révéler nos projets, vous pouvez nous perdre ; je saurai subir mon sort.

Édouard. Ah ! morbleu !… pour qui me prenez-vous ?… Vous ne pensez pas ce que vous dites ; autrement… Ma foi, puisque vous en êtes, le diable m’emporte ! j’ai envie de m’en mêler.

La comtesse. Il serait vrai ?

Édouard. Pourquoi pas ? je vois que cela vous fait plaisir ; et, pour vous faire plaisir, je passerais au travers du feu.

La comtesse. Charmant jeune homme !

Édouard. Une conspiration !… cela doit être divertissant. Moi, les conspirations, c’est mon fort. J’ai été chassé du lycée parce que j’étais à la tête d’une conspiration pour rosser un de nos maîtres de quartier ; c’est pour cela que je suis un ignorant. On m’a campé dans une école militaire ; puis on m’a mis une épaulette sur l’épaule, un sabre au côté, et en avant la théorie !

La comtesse. Je gage que ce maître de quartier était quelque jacobin qui voulait abuser de son autorité pour opprimer un jeune gentilhomme.

Édouard. Il s’appelait Ragoulard.

La comtesse. Oh ! quel nom jacobin ! — Allons, mon ami, vous êtes des nôtres ?

Édouard. En vérité, cousine… je ne sais si c’est votre bon vin et la fatigue de la route… ou bien si ce sont vos beaux yeux, ce qui est bien plus probable… mais je me sens tout près de dire et de faire des bêtises… Je ne puis mettre deux idées l’une devant l’autre… D’honneur, vous m’avez ensorcelé !

La comtesse. Dites, Édouard, que j’ai rallumé dans votre cœur les sentiments d’amour pour nos rois ; ils sont aussi naturels que la bravoure et la beauté à ceux de notre race.

Édouard. Eh bien ! oui, c’est décidé, je m’en bats l’œil… j’aurai de l’amour pour nos rois… surtout pour vous, cousine… Ma foi, le mot m’est échappé… mais j’ai dit ce que je pense… tant pis si cela vous fâche.

La comtesse. Vous êtes un étrange enfant, Édouard ; mais le naturel est bon, je veux vous convertir.

Édouard. Ah ! c’est ce que me disait cette chanoinesse bavaroise que… (À part.) Qu’est-ce que j’allais donc dire !

La comtesse. Nous attendons aujourd’hui même ces amis, ces fidèles dont je vous ai parlé. Ce sont les hommes les plus influents du pays. Le but de notre réunion, c’est de former une association dont l’objet… oui, une association qui s’occupera… comme cela… une association en opposition avec le gouvernement impérial, et qui saisira la première occasion de le renverser.

Édouard. Quand on renversera ce gouvernement-là, il faudra donner un fier coup d’épaule.

La comtesse. Soyez persuadé que nous avons de puissants moyens à notre disposition. Je vous expliquerai tout cela plus en détail pendant le séjour que vous allez faire au château. Aujourd’hui nous ne nous occuperons qu’à former, qu’à constituer notre association, notre société secrète…

Édouard. Oh ! dites notre conjuration ; ce mot est bien plus joli.

La comtesse. Nous réglerons certaines formalités indispensables ; enfin vous verrez…

Édouard. Suffit que vous y soyez, cousine, pour que je m’y amuse.

La comtesse. Vous m’avez donné votre foi, Édouard, je compte sur vous. Voyons, mettez votre main dans la mienne… Édouard, Édouard, finissez ; ce que nous faisons est très-sérieux… N’est-ce pas que vous jurez d’être fidèle à notre belle cause ?

Édouard. Oui, ma cousine, je vous le jure.

La comtesse. Bien, bon jeune homme ! — Répétez avec moi ce cri avec lequel vos aïeux marchaient autrefois à la victoire : Vive le roi !

Édouard. Vive le roi !

La comtesse, battant des mains. Il est à nous ! il est à nous !


Scène VI.

ÉDOUARD, LA COMTESSE, LE COMTE.

La comtesse. Arrivez, monsieur des Tournelles, embrassez un nouveau défenseur de la bonne cause.

Édouard, à part. Le mari ! Que le diable l’emporte !

Le comte, l’embrassant. Je suis charmé, cousin… (Bas à la comtesse.) Comment diable avez-vous fait ?…

Édouard. Ah çà, cousine, vous n’avez pas embrassé le nouveau défenseur de la bonne cause. — Vous permettez, cousin ?

(Il embrasse la comtesse.)

La comtesse, bas à Édouard. Édouard, c’est mal, vous n’êtes pas sage.


Scène VII.

Les précédents ; FRANÇOIS, LE BARON DE MACHICOULIS, LE CHEVALIER DE THIMBRAY.

François, annonçant. M. le baron de Machicoulis, le chevalier de Thimbray.

(Il sort.)

Le baron de Machicoulis. Belle dame, voici deux fidèles chevaliers qui viennent jurer à vos pieds… (Apercevant Édouard. Bas.) Un militaire ! quel est ce jeune homme ?

La comtesse. Baron de Machicoulis, je suis enchantée de vous voir en si bonnes dispositions. — Bonjour, chevalier ; comment se porte madame de Thimbray ? — Messieurs, je vous présente mon cousin le marquis Édouard de Nangis, qui est des nôtres. Vous trouverez en lui tout le courage de ses aïeux, ainsi que leur attachement à leurs rois légitimes. — Édouard, le baron de Machicoulis, le chevalier de Thimbray.

Édouard, à part. Quelles figures à mettre sous verre !

Le baron de Machicoulis. J’aurais reconnu monsieur pour un Nangis rien qu’à sa grande ressemblance avec feu monsieur le marquis de Nangis son père, que j’ai fort connu de son vivant. Nous avons servi ensemble autrefois, monsieur.

Édouard. Ah ! monsieur a servi ?… (Bas à la comtesse.) À quoi ?

Le baron de Machicoulis. Nous nous sommes trouvés ensemble au siège de Gibraltar. Il y faisait un peu chaud, sur ma foi.

Édouard. Je le crois bien… en Espagne et dans l’Andalousie.

Le baron de Machicoulis, bas au comte. Ce jeune homme est-il sûr ? Ses manières sentent un peu le régiment.

Le comte. Ma femme dit qu’elle répond de lui.

Édouard, bas à la comtesse. Cousine, si je lui coupais sa queue pour vous faire un cordon de sonnette ?

La comtesse, bas. Édouard, vous me mettez au supplice.

Le chevalier de Thimbray, regardant à sa montre. Ces messieurs sont en retard, si je vais bien.

Le comte. Fierdonjon me disait hier encore qu’il serait le premier arrivé.

Le baron de Machicoulis, à Edouard. Monsieur le marquis.

Édouard. Je m’appelle monsieur de Nangis, ou le lieutenant Nangis, comme vous voudrez. Ne me donnez pas du marquisat, s’il vous plaît.

La comtesse. Mon cousin est si modeste !… (Bas.) Il a certaines idées…

Le baron de Machicoulis. Monsieur de Nangis, donc, vous arrivez de l’armée probablement ?

Édouard. Aujourd’hui même.

Le baron de Machicoulis. D’Allemagne ?

Édouard. D’Allemagne.

Le baron de Machicoulis. Vous avez probablement vu l’affaire de Wagram ?

Édouard. Un peu.

La comtesse. Son cheval a été tué sous lui, et il a été blessé lui-même. Pauvre garçon ! Que cette guerre est affreuse !

Le baron de Machicoulis. Je m’étonne que le prince Charles se soit laissé battre. C’est pourtant le premier tacticien de l’Europe. Pour la stratégie, n’est-ce pas, on s’accorde toujours à donner la palme au feld-maréchal Kalkreuth ?

Édouard. Je n’ai jamais entendu parler de cet olibrius-là.

Le baron de Machicoulis. Et… monsieur, oserai-je vous demander dans quel état vous avez laissé l’armée ? On dit qu’il y règne un grand mécontentement.

Édouard. Oui, le soldat est mécontent du pain de munition et des haricots ; il aimerait mieux du pain blanc et du poulet…

Le baron de Machicoulis. On m’a dit que les officiers de l’armée…

Édouard. Tenez, monsieur, j’étais malade… blessé… j’ai passé trois mois à l’hôpital avant de venir ici. Je n’ai rien vu, je ne sais rien. (Bas à la comtesse.) Délivrez-moi de ce questionneur enragé, ou je vais lui faire quelque avanie.


Scène VIII.

FRANÇOIS, LE COMTE DE FIERDONJON, LE MARQUIS DE MALESPINE.

François, annonçant. Monsieur le comte de Fierdonjon, monsieur le marquis de Malespine. (Il sort.)

Édouard, bas à la comtesse. Où diable avez-vous pêché tous ces originaux-là ? C’est une mystification. Il n’y en a pas un seul qui ait une tournure de conspirateur. On dirait des figures de paravent. — Laissez-moi les faire aller.

La comtesse, bas à Édouard. Édouard, vous me désespérez. (Haut.) Monsieur de Fierdonjon, votre servante.(Bas à Édouard.) Si vous continuez ainsi… (Haut.) Comment vous portez-vous, monsieur de Malespine ? Charmée de vous voir. (Bas à Édouard.) Nous nous brouillerons. — Ce sont mes amis. Promettez-moi de ne pas faire de folies. — N’est-ce pas, vous n’en ferez pas… si vous m’aimez… (Haut.) Messieurs, je vous présente mon cousin.

Édouard, de même. Je serai sage, cousine, puisque vous me défendez les farces.

Le comte. Il ne nous manque plus que Bertrand.

Le chevalier de Thimbray. C’est fort extraordinaire qu’il ne soit pas encore ici. Ce drôle-là nous faire attendre !

Le marquis de Malespine. Pourvu qu’il ne nous manque pas de parole.

Le comte de Fierdonjon. Des Tournelles, savez-vous que vous avez fait preuve d’un peu de légèreté en nous donnant pour associé cet homme-là ? Qui sait si l’on peut compter sur lui ? C’est un paysan, voilà tout.

La comtesse. Il a été major dans l’armée royale.

Le comte de Fierdonjon. Dans l’armée de la Vendée, faute de gentilshommes pour faire des officiers, on était obligé de prendre des manants. Cet homme-là ne me revient nullement ; il chasse sur mes terres sans m’en demander la permission, et je ne puis obtenir de mes gardes de lui déclarer procès-verbal.

Le comte. Vieille habitude de sa part. M. de Kermorgant, dont vous avez acheté les terres à votre retour de l’émigration, lui permettait de chasser chez lui.

Le chevalier de Thimbray. C’est une bonne affaire que vous avez faite là, monsieur de Fierdonjon. Ah ! si j’avais eu des espèces dans ce temps-là, j’aurais acheté aussi des propriétés nationales. Elles étaient pour rien… Ce n’est pas que j’approuve au moins ces infâmes spoliations… Mais le mal est fait, tâchons que nos ennemis n’en profitent pas.

La comtesse. Bertrand a de l’influence parmi les paysans. Si l’on avait besoin d’un coup de main, ce serait un homme précieux. D’ailleurs il a des certificats très-honorables de ses anciens chefs.

Le baron de Machicoulis. On dit que les gendarmes le craignent, et qu’ils n’osent lui demander son port d’armes.

Le comte de Fierdonjon. Allons, messieurs, il n’est pas décent que nous attendions cet homme… commençons.

La comtesse. Tenez, le voici.


Scène IX.

Les précédents, BERTRAND.
(Il tient un fusil à deux coups, et il est suivi d’un gros chien de chasse.)

La comtesse. Bonjour, monsieur Bertrand, camarade Sanspeur, comme vous appelait M. de Bonchamps… vous vous êtes fait attendre.

Bertrand. Excusez, madame ; c’est que j’ai rencontré sur mon chemin une compagnie de perdrix qui m’a fait trotter, trotter… Pourtant en voilà deux… Si madame veut les accepter, cela lui fera un gentil salmis.

Le comte de Fierdonjon Je parie que c’est chez moi qu’il les a tuées.

La comtesse. Merci, je les accepte de grand cœur.

Édouard, à Bertrand. Vous avez là un beau chien, il est au poil et à la plume.

Bertrand. Oui, monsieur. Outre cela qu’il colletterait bien un homme au besoin, si je lui disais : Défends-moi ! Il m’a été utile dans le temps.

Édouard. Vous devriez me le vendre.

Bertrand. Excusez, monsieur, mon chien n’est pas à vendre. — N’est-ce pas que tu n’es pas à vendre, Médor ? Tu es un bon chien.

Le comte. Allons, messieurs, ne perdons pas de temps : asseyons-nous.

La comtesse, avant de s’asseoir. Édouard, mettez-vous auprès de moi. — Messieurs, je me flatte que vous voudrez bien me permettre d’assister à vos délibérations. Je ne suis qu’une femme, il est vrai, mais je me sens le courage de m’associer a vos dangers. D’ailleurs ce n’est pas la première fois qu’on verrait une femme prendre part à une conjuration. S’il me souvient de mon vieux Plutarque, la fameuse Lœena partagea la gloire d’Harmodius et d’Aristogiton. Elle se coupa la langue plutôt que de révéler les noms de ses amis.

Le chevalier de Thimbray. Ma femme devrait bien en faire autant.

Le baron de Machicoulis. Madame, nous ne vous souhaitons pas le sort de cette Lœena ; ce serait une trop grande perte pour nous. — Mais nous ne doutons pas que vous n’ayez le même courage et le même amour pour vos rois légitimes.

La comtesse. Sans me vanter, je suis assez sûre de moi pour affirmer que la vue même de la mort ne pourrait m’effrayer. Que n’oserait-on pas pour une aussi belle cause ! (Elle va pour s’asseoir et pousse un cri perçant.) Ha !

Édouard. Qu’y a-t-il ?

Le comte, effrayé. Qu’est-ce ? — Auriez-vous vu quelqu’un sous la table ?…

La comtesse. Une araignée — sur ma chaise ! (Tout le monde rit.)

Bertrand, écrasant l’araignée. Araignée du matin, chagrin ; araignée du soir, espoir. Il est plus de midi.

Le baron de Machicoulis. Respirez ce flacon, madame. Je comprends parfaitement votre effroi. C’est un effet purement nerveux. Moi qui vous parle, je me suis trouvé plusieurs fois dans des circonstances assez hasardeuses… hai… et la vue d’une souris produit sur moi une impression que je ne puis surmonter.

Le marquis de Malespine. Moi, c’est un crapaud qui me fait de l’effet ; mais c’est très-venimeux.

Le chevalier de Thimbray. On dit que Ladislas, roi de Pologne, prenait la fuite quand il voyait des pommes.

Le comte de Fierdonjon. J’ai ouï raconter…

Édouard. Ah ça ! conspirons-nous, oui ou non ?

Le comte. Mon cousin a raison… Messieurs, pour régulariser nos réunions, et surtout pour leur donner ce caractère de gravité qu’elles doivent avoir, il me semble qu’il serait à propos d’élire un président ; et, si personne ne réclame, je me chargerai d’en remplir les fonctions.

Le baron de Machicoulis. Ah ! monsieur le comte, cela n’est pas régulier. Un président exerçant une influence considérable sur toute assemblée, il convient que ce même président soit élu par l’assemblée, afin qu’il en représente les sentiments, qu’il en soit comme l’expression.

Le chevalier de Thimbray. Sans doute. Il faut aller aux voix.

Le comte de Fierdonjon. Pourquoi donc aller aux voix ? Je vous ferai observer, messieurs, que, dans toutes les assemblées de la noblesse de cette province, nos ancêtres, les comtes de Fierdonjon, occupaient le fauteuil. Or, puisque notre but est de rétablir les anciennes coutumes, il me semble…

Le baron de Machicoulis. Monsieur, je vous demanderai la permission de douter de l’exactitude du fait dont vous venez de nous faire part. Je possède dans mes papiers un titre authentique duquel résulte que, lors de la naissance du grand dauphin, il se tint une assemblée de la noblesse de la province à l’effet d’ordonner un feu d’artifice et un bal pour célébrer cet heureux événement, et que ce fut Pierre-Ponce de Machicoulis qui fut chargé par cette assemblée de la présider et de tout diriger.

Le comte. Et les des Tournelles, messieurs, que vous paraissez oublier ! Pour l’antiquité de la noblesse, certes, je ne pense pas qu’on puisse nous la contester.

Le comte de Fierdonjon. Je vous demande un million de pardons, monsieur ; mais dans les archives de la province je ne trouve votre nom que quatre-vingt-cinq ans après le mien.

Le comte. Ma généalogie peut faire foi…

Le marquis de Malespine. En 1452, les Malespine…

La comtesse. Messieurs, la proposition que M. de Thimbray vient de faire nous évitera une discussion pénible. Allons aux voix. Que chacun écrive un nom sur un morceau de papier et le dépose dans cette urne.

Le comte de Fierdonjon. D’abord, moi, je ne tiens aucun compte des généalogies ; on peut en fabriquer. Quant aux archives, on peut s’y fier…

Le baron de Machicoulis. Et les monuments… Vous connaissez tous cette pierre sculptée…

Le comte. Comment ! une généalogie écrite sur peau de cerf en caractères gothiques !…

le marquis de malespine. Pépin le Bref a concédé…

(Ils parlent tous à la fois ; Édouard agite violemment la sonnette.)

Scène X.

Les précédents, FRANÇOIS entrant.

Le comte. Que nous veut cet imbécile ?

François. Madame a sonné ?

La comtesse. Non, retirez-vous.

François. Alors c’est qu’on a sonné à la grande porte… Je vas y voir.

Le comte. Non, coquin, on n’a pas sonné. Laissez-nous. (François sort.)


Scène XI.

Les précédents, excepté FRANÇOIS.

La comtesse. Cessons, de grâce, ce débat. Quel que soit le choix que nous fassions, il ne peut qu’être excellent. Voici du papier, messieurs, écrivez.

Le chevalier de Thimbray. Il faudrait choisir, pour lire les bulletins, quelqu’un… qui ne connût pas nos écritures.

Le baron de Machicoulis. Bien pensé. M. de Nangis veut-il s’en charger ?

Édouard. Volontiers. (À part.) Aimable confiance !

La comtesse Bertrand, approchez-vous. Pourquoi vous tenez-vous à l’écart ? Écrivez.

Bertrand. Madame est bien honnête.

La comtesse. Écrivez un nom, (bas) le nom de mon mari.

Bertrand. Ah ! madame, c’est que je ne sais pas écrire, moi. Je suis un pauvre paysan. Je n’entends rien à toutes ces cérémonies-là.

(Tous, excepté Bertrand, déposent leur bulletin dans l’urne.)

Édouard. Est-ce fini ? Voyons. — M. de Machicoulis, une voix.

Le baron de Machicoulis. Monsieur, brûlez le bulletin aussitôt, je vous prie.

Le comte de Fierdonjon, bas au marquis de Malespine. Je parie qu’il a écrit son propre nom.

Édouard. M. de Fierdonjon, une voix.

Le baron de Machicoulis, bas au marquis de Malespine. Voulez-vous parier qu’il s’est donné sa voix à lui-même ?

Le comte de Fierdonjon, à Édouard. Brûlez, monsieur, s’il vous plaît.

Édouard. M. des Tournelles, une voix  ; madame des Tournelles, une voix ; M. de Thimbray, une voix. Diable ! voilà qui est curieux ; chacun a une voix seulement.

La comtesse. Quelqu’un m’a donné sa voix. Il s’est trompé ; il voulait la donner sans doute à mon mari…

Édouard. Point du tout, car c’est moi qui voulais vous nommer présidente.

Le comte de Fierdonjon. Mais cela est extravagant !… Une femme ne peut nous présider.

Édouard. Vous dites, monsieur, que cela est extravagant ? L’expression me semble si extraordinaire, que je vous prierai de la répéter.

Le comte de Fierdonjon. Je disais, monsieur, que ce n’est pas l’usage d’appeler une femme au fauteuil.

Édouard. Mon usage, monsieur, est de ne jamais laisser passer une impertinence… et…

La comtesse, (bas). Édouard ! Édouard !… (Haut.) Vite, vite ! un second tour de scrutin. (Bas.) Édouard, votez pour mon mari ; il fera un excellent président. — Allons, Sanspeur, votez aussi, mon brave. J’écrirai pour vous, mon ami. C’est M. des Tournelles que vous préférez, n’est-ce pas ?

Bertrand. Tout ce qui peut vous être agréable.

Édouard, dépouillant le scrutin. M. des Tournelles, une voix ; M. de Fierdonjon, M. des Tournelles, M. des Tournelles, M. de Malespine, M. de Machicoulis, M. des Tournelles. — M. des Tournelles a quatre voix. — Allons, cousin, au fauteuil.

Le comte de Fierdonjon, bas au marquis de Malespine. Déjà de la cabale ! Oh ! je ne resterai pas dans cette galère-là.

Le baron de Machicoulis, bas au marquis de Malespine. Elle veut tout gouverner.

Le comte. Messieurs, avant de commencer nos délibérations, que votre bienveillance m’autorise à présider, je vous demanderai la permission de vous présenter quelques considérations générales sur l’état actuel des affaires de l’Europe. Je me flatte que vous ne les trouverez pas tout à fait dénuées d’intérêt.

(Il tire de sa poche un discours écrit sur un assez grand nombre de petites feuilles de papier à lettres ; ces feuilles ne sont point attachées les unes aux autres.)

Édouard. Comment ! vous allez nous lire tout cela ? Diable !

Le comte. Ce n’est écrit que d’un côté, et à mi-marge encore.

Le comte de Fierdonjon, à part. C’est pour parler tout seul qu’il s’est fait nommer président.

(Le comte des Tournelles tousse, crache, met ses lunettes, et lit son discours d’une voix monotone et sans observer exactement la ponctuation, comme quelqu’un qui lit l’ouvrage d’un autre. Édouard cependant parle à l’oreille de la comtesse, qui lui fait signe d’écouter. Il n’en tient compte ; et elle, impatientée, lui tourne le dos. Il appelle alors le chien de Bertrand, le caresse, lui fait donner la patte, etc. ; puis, pendant que le comte tient dans sa main une des feuilles volantes de son discours, Édouard en prend deux ou trois sur la table sans qu’il s’en aperçoive, les chiffonne en boule, et les fait apporter au chien, qui les met en pièces. Personne ne remarque l’accident arrivé au discours.)

Le comte, lisant. « Messieurs, les voies de la Providence sont sublimes dans leur impé-né-trabili-té. Point de mal dans la nature qui n’ait son correctif. Quel poison si terrible par sa violence qui ne soit combattu avec avantage par les remèdes que nous offre sa bienfaisante main ? Et, par une prévoyance que l’on ne saurait assez bénir, nous voyons ces remèdes accumulés avec une tendre profusion dans les climats où l’homme semble exposé aux plus grands dangers. Les voyageurs qui ont pénétré dans ces contrées toujours desséchées par un soleil de plomb nous parlent de ces serpents affreux dont une mort inévitable semble devoir suivre les plus petites morsures. Ah ! qu’ils n’oublient pas de nous dire que ces reptiles dangereux cherchent ordinairement leur refuge sous les larges feuilles de plantes dont les sucs, distillés dans la blessure, raniment aussitôt la malheureuse victime, et la rendent bientôt à la santé. Le mancenillier, dont l’ombre seule donne la mort, ne croît, par un ordre divin, que sur le bord des flots ; et l’eau de mer, tout le monde le sait, est un sûr contre-poison au venin qu’il exhale. Ainsi, messieurs, quand nous voyons un peuple livré à de funestes dissensions ou gémissant sous la verge de fer d’un tyran, ne nous livrons pas à un désespoir stérile, mais cherchons plutôt autour de nous le remède ou le médecin que la Providence a sans doute en réserve. »

Le chevalier de Thimbray, à part. Tout cela sent trop la pharmacie.

Le comte, lisant. « Oui, messieurs, la lecture de l’histoire, qui n’est que trop souvent un amusement pour l’homme du monde, serait, par les crimes dont elle trace le hideux tableau, un sujet de dégoût et d’horreur pour le philosophe ami de l’humanité, si la pensée consolante qu’une Providence cachée préside aux destinées des empires ne venait soutenir le livre prêt à échapper de sa main, et lui montrer que, si trop souvent quelques hommes, oublieux des préceptes divins, et s’abandonnant en proie à leurs passions effrénées, ouvrent pour leurs concitoyens et pour eux-mêmes un abîme de maux, souvent aussi, et, pour ainsi dire, comme par un enchaînement forcé, d’autres hommes, mais vertueux, mais inspirés du ciel, font de leur courage une digue au torrent dévastateur des révolutions, et referment de leurs puissantes mains le gouffre prêt à engloutir leur patrie !!! » (À part.) Ouf ! (Lisant.) « Un homme s’est trouvé…, infirme, mutilé, condamné à passer dans les souffrances… »

La comtesse, le soufflant. Non : « A dit un orateur chrétien… »

Le comte. C’est juste. « Un homme s’est trouvé… » Pardon, messieurs ; c’est une page qui aura été transposée… Eh bien ! je ne la trouve pas… Aurait-elle glissé ?… Bonne amie, pourtant quand vous m’avez copié le manuscrit, il était complet… Ah ! n’est-ce pas cela : Un homme s’est trouvé, a dit l’usurpateur… » Non… Je ne sais ce que sera devenu…

Le chevalier de Thimbray. Un homme s’est trouvé, mais une feuille s’est perdue.

La comtesse. Mon ami, n’avez-vous point là le brouillon ?

Le comte. Eh non ! je l’ai brûlé. C’est inconcevable !

Le baron de Machicoulis. Pendant que M. des Tournelles cherchera son discours, voulez-vous, pour ne point perdre de temps, écouter quelques courtes réflexions que les derniers événements politiques m’ont inspirées…

Le marquis de Malespine, en même temps. J’avais préparé un petit discours, et si ces messieurs veulent bien m’accorder une demi-heure d’attention…

(Le comte de Fierdonjon tire son portefeuille, et le chevalier de Thimbray fouille dans ses poches.)

Édouard. Miséricorde ! chacun a son discours ! Cousine, nous sommes perdus ; nous ne dînerons jamais. Et vous, monsieur Bertrand, n’auriez-vous point aussi votre discours ?

Bertrand. Monsieur, non. Pourtant, si j’osais, j’aurais bien deux petits mots à dire ; mais je crains de dire des bêtises, car moi je ne suis qu’un pauvre paysan…

Édouard. Parlez ! parlez ! je suis sûr que ce que vous direz sera très-amusant. Silence, messieurs, silence ! Écoutez M. Bertrand. (Il frappe sur la table.)

Bertrand. Ce que je voulais dire, c’est bien simple. Je voulais dire que, sauf le respect de toute la compagnie, nous nous amusons à la moutarde. Laissons aux curés à faire des sermons. Nous autres, nous n’avons pas besoin de tant de beaux dictons pour convenir de nos faits. Quand j’étais avec Jean Chouan, il ne nous en disait jamais bien long. Il disait : « Si nous allions surprendre les Bleus à la ferme des Herbages ? » Nous disions : « Oui. » Il disait : « Avez-vous des cartouches ? y a-t-il des pierres neuves à vos fusils ? » Nous disions : « Oui. » Il disait : « Buvons un coup, marche, et vive le roi ! » Nous trinquions, et nous partions.

Édouard. Bravo ! morbleu ! c’est M. Bertrand qui remportera le prix de l’éloquence !

Bertrand. Moi, en venant ici, je m’imaginais que vous n’aviez pas besoin de toutes ces belles harangues pour vous animer à bien faire. Je croyais tout bonnement que nous allions commencer le branle ; je croyais, une supposition, qu’on m’aurait dit : Sanspeur, vous allez surprendre le poste de gendarmerie de ***. — Vous, monsieur de Machicoulis, révérence parler, vous ferez sonner le tocsin chez vous. — Vous, vous tâcherez de mettre la main sur le préfet… Comme cela, sans plus de façon. J’avais apporté des cartouches, et j’avais empli ma gourde de bataille.

Le baron de Machicoulis. Diable ! comme il y va !

Le comte. Nous n’en sommes pas encore là, Dieu merci.

Le comte de Fierdonjon, à Bertrand. Mon ami, vous n’êtes pas ici avec les hommes de Jean Chouan, vous êtes avec des gentilshommes instruits, c’est bien différent. Écoutez avec respect et en silence ce que vous ne pouvez comprendre.

Bertrand. Je ne dis pas, mais…

Le marquis de Malespine. Nous ne vous demandons pas votre avis.

La comtesse. Messieurs, si nous gardions nos discours pour un autre moment ?… Maintenant nous avons tant de choses importantes à régler ! Vous venez d’élire un président, nous avons bien des points importants à fixer. Par exemple, quel nom portera notre société ? Il nous faut un nom. Dans l’histoire, quand on parlera de nous, il faudra nous nommer.

Le comte de Fierdonjon. Eh bien ! l’histoire dira : Le comte de Fierdonjon, … monsieur des Tournelles…

Le comte. Ma femme veut dire qu’il serait bon que toutes les personnes qui coopèrent à cette entreprise portassent un nom générique, un nom collectif.

Édouard. Ah ! les noms collectifs ; cela me rappelle mon latin : Turba ruit ou ruunt.

Le comte de Fierdonjon. Fort bien ; et pourquoi ne nous appellerions-nous pas les vrais gentilshommes ?

Édouard. Non, il faudrait un nom qui sonnât bien à l’oreille, comme dans les mélodrames : Les chevaliers du Cygne… Les Francs Juges. Si nous nous appelions les chevaliers de la Mort ! cela est beau et harmonieux.

Le chevalier de Thimbray. Pourquoi pas ? Dans le fait, c’est un assez beau nom.

Le comte. Oh ! c’est un peu trop terrible ; j’aimerais mieux…

La comtesse. Prenons plutôt un nom qui rappelle le but de notre conjuration : les amis du malheur. Ce nom vous plaît-il ? N’est-ce pas la cause du malheur que nous défendons ? Ce nom nous ralliera tous les cœurs généreux.

Édouard. Bonne invention ! Adopté.

Bertrand. Les amis du malheur ! Comme cela, si on crie qui vive, et si on ne répond pas : Amis du malheur… vlan ! un coup de fusil…

Édouard. Le compère va lestement en besogne. Vous avez fait la guerre, hein ?

Bertrand. Mais, monsieur, pendant longtemps je n’ai pas fait d’autre métier.

La comtesse. Monsieur a fait la guerre de la Vendée. Il était major dans l’armée royale.

Édouard. Oui, oui, la guerre des chouans… guerre d’escarmouches… derrière des haies… des coups de fusil aux traînards… Peste ! jolie guerre ! On vivait longtemps dans ce temps-là.

Bertrand. C’est selon. Il y en a bien des jeunes et des vieux qui se porteraient peut-être bien aujourd’hui s’ils n’étaient pas morts dans celle jolie guerre-là. Il y en a qui s’étonnent de voir leur blé pousser si haut dans des endroits que je connais… c’est rapport aux gens qu’on y a enterrés. Moi qui vous parle, monsieur, j’ai vu plus d’une affaire où ceux qui s’en tiraient devaient une fière chandelle à la bonne Vierge. Un jour, dans les landes du Gros-Sablon, nous étions deux cents qui eurent affaire à environ autant de Bleus. Nous les défîmes ; mais le soir nous n’étions que quarante-cinq à manger la soupe.

Édouard. Pas mal. L’affaire a dû être disputée. Et des vaincus, combien en resta-t-il ?

Bertrand. Pas un.

Édouard. Pas mal, en vérité.

Le comte. Si ces messieurs parlent guerre, nous n’aurons jamais fini…

La comtesse. Il faudrait que les amis du malheur portassent quelque signe au moyen duquel ils pourraient se reconnaître…

Le baron de Machicoulis. De la police ? diable ! non.

La comtesse. J’entends un signe caché… Par exemple, chacun de nous, chacun de vous, messieurs, porterait un poignard d’une certaine forme…

Édouard. Ah oui ! un poignard ! d’abord il n’y a pas de conspiration sans poignards. Le poignard de la vengeance… le glaive mystérieux… Avez-vous vu le mélodrame des Francs Juges ?

Le comte de Fierdonjon. Oui… un poignard ; je n’y vois pas d’inconvénients… et puis cela peut être utile.

Bertrand. C’est une bonne arme, tout de même, sans que ça paraisse. Faut donner le coup de haut en bas. (Faisant le geste de frapper.) Pardon, monsieur, comme cela… afin que le sang ne se répande pas, et vous étouffe tout de suite.

Le baron de Machicoulis. Quelle horreur ! nous ne voulons assassiner personne, nous n’avons pas besoin de vos leçons.

Bertrand. Alors, pourquoi donc… ?

Le chevalier de Thimbray. C’est une marque de distinction ; mais des gentilshommes français ne se servent point de ces armes-là.

Le comte. Il y a une ordonnance de police qui les défend… Il serait dangereux…

Bertrand. Pourtant Lescure, Charette, La Rochejacquelein, tous ces messieurs en avaient dans le temps… et celui qui leur aurait mis la main sur le collet aurait vu s’ils savaient en jouer.

La comtesse, à part. Les propos de cet homme font frémir. (Haut.) Il faudrait que le manche du poignard fût blanc… c’est notre couleur… en ivoire ou en nacre, avec des enjolivements d’argent. J’en dessinerai un modèle. Et sur la lame il faudrait graver le mot fidélité en latin. Cela serait de bon goût, n’est-ce pas ?

Édouard. Ma foi, vive ma cousine pour les conspirations ! Elle y est divine. Ne vous inquiétez pas de vos poignards, mes chers collègues ; je vais en Espagne, c’est le pays où se fabrique tout ce qu’il y a de plus soigné dans ce genre-là. Même les femmes en ont dans leurs corsets et dans leurs jarretières. Un officier de dragons qui en revient me l’a dit. Vrai, sans farce, il faut y prendre garde, elles sont traîtresses en diable.

Le chevalier de Thimbray. Votre ami, monsieur, a donc visité ces parages-là, puisqu’il y faisait de si belles découvertes ?

Bertrand. Bah ! tenez, vos poignards en nacre ou en ivoire, c’est bon pour la montre ; mais parlez-moi, pour saigner un Bleu, d’un bon gros outil comme celui-ci. (Il tire un grand couteau.) C’est grossier, mais cela ne coûte pas cher. Un jour, je me heurte contre un caillou, me voilà à bas. Un officier des Bleus me met le genou sur l’estomac, et, sabre levé, il me disait de me rendre. Moi je lui dis, comme disait Jean Chouan : « Il n’y a pas de danger ! » et je lui plante mon couteau dans la bouche. Vrai Dieu ! il l’a avalé comme il aurait fait une cuillerée de soupe. Tenez, on voit encore la marque de ses dents sur la lame.

La comtesse. Oh ! retirez cet affreux poignard ! il me semble le voir tout couvert de sang.

Le comte. Laissons cela, mon ami. Il ne s’agit pas de cela. Occupons-nous de nos affaires.

Bertrand. Eh bien, donc ! quand faudra-t-il sonner le tocsin ?

Le baron de Machicoulis. Le tocsin ! y pensez-vous ? et la gendarmerie, et la garnison de *** ?

Le marquis de Malespine. Et le préfet qui nous enverrait tous en prison ?

Le chevalier de Thimbray. Il a le diable au corps.

Le comte de Fierdonjon. La poire n’est pas mûre, bonhomme.

Bertrand. Elle serait pourrie, morbleu ! que vous n’oseriez pas la cueillir !

Le comte. Voilà notre société à peu près organisée ; quels seront ses premiers travaux ?… (Grand silence.)

Le baron de Machicoulis. Le mieux serait de travailler sourdement les esprits pour les détacher de l’usurpateur. Si l’on pouvait trouver le moyen d’imprimer clandestinement les courtes réflexions…

Le marquis de Malespine. On pourrait imprimer en même temps mon discours…

Le comte. Oui, et le mien quand je l’aurai trouvé. Je ne puis croire qu’il soit perdu.

Le chevalier de Thimbray. L’embarras serait de trouver un imprimeur honnête homme.

Le marquis de Malespine. À la rigueur on pourrait faire circuler des copies manuscrites.

Le comte de Fierdonjon. Oui, mais on connaît nos écritures.

Le marquis de Malespine. Si madame voulait se donner la peine… Une écriture de femme, cela n’est pas suspect.

Le comte. Gardez-vous-en bien. Tout le monde ici connaît l’écriture de ma femme.

Le chevalier de Thimbray. Un autre inconvénient, c’est que peu de gens dans ce pays savent lire.

(Un silence.)

Bertrand. Voulez-vous m’écouter un instant ? Je vois que l’affaire tourne mal, et que parmi nous il y en a peu qui soient disposés à risquer leur cou pour la bonne cause. Une idée me vient. Quand je dis qu’elle me vient, je veux dire qu’elle me revient, car j’y ai pensé bien souvent. Moi, je suis un pauvre paysan. Je me fais vieux, je ne suis plus bon à grand’chose… pourtant…

Le comte de Fierdonjon. Pourtant, vous savez encore fort bien tuer des perdrix partout où vous en trouvez.

Bertrand. Je ne dis pas non. Je tire encore assez bien. — Or donc, je me disais : Faut faire quelque chose pour la bonne cause. Ce qui empêche notre roi de revenir, c’est cet autre qui a pris sa place. Cet autre-là pourtant, ce n’est pas le diable. Sa peau n’est pas si dure qu’une planche de chêne, et j’en ai vu, des lurons, qui traversaient d’un coup de couteau une planche de chêne épaisse de deux pouces.

Le comte. Où voulez-vous en venir ?

Bertrand. Voici. Je me disais donc : Je suis vieux, oui, mais je nourris quoique cela ma femme et mon gars. Si je meurs, les voilà qui sont à demander leur pain. Si ces messieurs veulent me signer un écrit comme quoi ils leur feront une pension de douze cents livres après ma mort, voici ce que je leur promets de faire. Je pars pour Paris ; je tâche de voir l’empereur ; si je puis l’approcher à longueur de bras, j’en réponds, il est mort… Si je le manque, eh bien ! un autre pourra faire ce que j’aurais voulu faire. On me fusille, bien ; mais je me dirai : Au moins la bonne femme et mon gars auront du pain.

Le comte de Fierdonjon. Morbleu ! il y aurait là de quoi nous faire fusiller tous !

Édouard. Il a le diable au corps. Assassiner l’empereur ! il est pire qu’un moine espagnol !

Le baron de Machicoulis, bas au comte des Tournelles. Ne serait-ce pas un espion que ce coquin-là ?

Bertrand. L’écrit, bien entendu, serait mis en lieu sûr. On ne le montrerait qu’après ma mort.

La comtesse. Cet homme m’effraye au dernier point. C’est un brigand affreux.

Le comte. Mon ami, votre proposition est des plus étranges, et il faudrait que nous eussions en vous une confiance…

Bertrand. Parbleu ! vous ne risquez que douze cents francs à vous tous, et moi je risque mon cou !

Le comte de Fierdonjon. Oui ; mais, mon brave, une fois arrivé à Paris, si vous vous laissiez graisser la patte par la police pour tout dire ?…

Le marquis de Malespine. Et la promesse de pension qui témoignerait contre nous !

Bertrand. Est-ce que vous me croyez capable de vous dénoncer ? Morbleu ! messieurs, vous allez voir quel homme je suis. (Il déboutonne son habit, et tire d’un sac de cuir pendu sur sa poitrine une lettre qu’il jette sur la table.) Lisez ce papier, vous qui savez lire, lisez !

Édouard. Il est un peu gras, le papier ; n’importe. (Lisant.) « Nous, lieutenant général des armées du roi, certifions à tous qu’il appartiendra que Joseph Bertrand, dit Sanspeur, major dans notre armée, s’est toujours comporté loyalement et bravement dans toutes les occasions où il s’est trouvé. Son courage et son dévouement sont au-dessus de tout éloge. En foi de quoi nous lui avons délivré le présent certificat, espérant qu’il pourra lui être utile un jour.

Signé Henri de La Rochejacquelein.

» Du quartier général de S… y 179… »

Bertrand. Qui de vous peut montrer un papier signé d’un honnête homme qui réponde de son honneur et de sa fidélité ?

La comtesse, regardant du côté de la cour. Que vois-je ? grand Dieu !

Le comte. Qu’est-ce encore ?… une araignée ?

Édouard. Un gendarme à cheval entre dans la cour.

Tous, se levant. Un gendarme !

Le comte. Nous sommes découverts, c’est fait de nous.

Le baron de Machicoulis. Des Tournelles… madame… cachez-nous… faites-nous échapper… vous répondez de nous ! Nous sommes chez vous !

La comtesse. Que faire ?

Le comte de Fierdonjon. Au moins vous attesterez que je ne suis venu ici que contre mon gré, et ignorant absolument ce qu’on allait y faire.

Le baron de Machicoulis, le marquis de Malespine, et le chevalier de Thimbray. Et moi de même.

Le comte. Au contraire, c’est vous qui m’avez séduit, entraîné ! vos discours en font foi.

Tous. Ah ! nos malheureux discours ! (Ils les déchirent et les jettent au feu.)

La comtesse. Édouard, ne m’abandonnez pas !

Bertrand. Il n’y a pas de danger. Il n’y a qu’un gendarme, dites-vous ?

Le comte. J’en vois un autre à la grande porte ! La maison est cernée.

Tous. Cernée !

Édouard. Et qui vous dit que ce gendarme vient pour vous arrêter ? C’est une ordonnance…

Le baron de Machicoulis. Oui, une ordonnance du préfet pour nous arrêter.

Bertrand. J’ai un fusil à deux coups. Il n’y a pas de danger, comme disait Jean Chouan.

La comtesse. Sortez par cette petite porte, et gagnez le jardin. Voici la clef de la porte de derrière ; pourvu qu’elle ne soit pas gardée ! Au moins jurons-nous les uns aux autres de ne jamais nous trahir !

Le comte de Fierdonjon. Donnez, donnez la clef. (Il sort avec le baron de Machicoulis et le chevalier de Thimbray.)

La comtesse, au comte qui veut s’enfuir aussi.allez-vous ? Restez, vous ne pouvez, vous ne devez pas sortir.

Édouard. Vous prenez la chèvre bien aisément…

La comtesse, à Édouard. Parlez à ce soldat, vos épaulettes lui imposeront.

Bertrand, examinant l’amorce de son fusil. À son chien. Tout beau, Médor ! tout beau, mon fils !

La comtesse. Sanspeur ! pour Dieu ! qu’il n’y ait pas de sang répandu ici. J’en mourrais.

Bertrand, froidement. J’attendrai, pour tirer, que vous me fassiez signe.


Scène XII.

Les précédents, UN GENDARME.

Le gendarme. M. des Tournelles ? Est-ce ici ? Une lettre de la part du préfet.

Édouard. Donnez. Tenez, cousine.

Le gendarme. Voulez-vous me signer mon reçu ? Mettez l’heure.

La comtesse, au comte. Mon ami, signez. Édouard, offrez un verre de vin à monsieur, il doit être altéré. Il est sans doute venu vite.

Édouard, lui versant à boire. Tenez, vous n’avez pas de ce vin-là à la cantine.

Le gendarme. Oh ! non, mon lieutenant. (Il boit.) Monsieur, madame, toute la compagnie… — Eh bien ! père Sanspeur, vous voilà. Prenez garde, le brigadier a dit que, s’il vous attrape encore à chasser sans port d’armes, il vous mettra dedans.

Bertrand. Il n’y a pas de danger.

Le comte, au gendarme. Voici le reçu.

Le gendarme. Bien des remerciements, madame, de votre honnêteté. (Il sort.)


Scène XIII.

LE COMTE, LA COMTESSE, ÉDOUARD, BERTRAND.

Le comte, à la comtesse. Ouvrez cette lettre — je n’ose pas la lire.

La comtesse, ouvre la lettre et la parcourt des yeux. Ô ciel !

Le comte, tremblant. Hélas !

La comtesse. Est-il possible !… Vous êtes nommé chambellan de l’impératrice.

Le comte. Il serait vrai ? Ô bonheur !

La comtesse, froidement. C’est sans l’avoir demandé. (Édouard rit aux éclats.)

Le comte, bas. Qu’avons-nous fait, et quel égarement coupable ?…

La comtesse. Chut ! oublions cette journée. — Bertrand, mon ami, venez nous voir de temps en temps… Ne vous gênez jamais pour chasser sur nos terres… et… tenez, voici pour acheter un bonnet neuf à votre femme. (Elle lui offre de l’argent.)

Bertrand, refusant. Ma femme n’a pas besoin de bonnet.

La comtesse. Vous pouvez compter sur notre discrétion.

Bertrand, avec un sourire de mépris. Je vois que vous comptez sur la mienne.

La comtesse. Oui, mon cher Bertrand, j’y compte… Voudriez-vous…

Bertrand. Vous faites bien… Toute réflexion faite, il vaut mieux chasser aux perdrix. Madame et messieurs, serviteur. — Ici, Médor !

(Il sort.)

Édouard, appelant par la fenêtre. Holà ! hé, messieurs, bonnes nouvelles ! c’était une fausse alerte !… revenez… Ha ! ha ! ha ! en voilà un qui est tombé dans la mare… il est couvert de boue !… Revenez ! revenez ! — Ma cousine, vous me protégerez à la cour ; vous parlerez à l’empereur des sentiments d’amour et de respect que je lui ai voués.

La comtesse. Édouard !

Le comte. Que leur dire ?

La comtesse. Laissez-moi faire.


Scène XIV.

LE COMTE, LA COMTESSE, ÉDOUARD, LE BARON DE MACHICOULIS, LE COMTE DE FIERDONJON, LE MARQUIS DE MALESPINE, LE CHEVALIER DE THIMBRAY.

(Le comte de Fierdonjon est tout mouillé et couvert de boue.)

Le comte de Fierdonjon. Ah ! maudite maison ! j’en serai perclus pour le reste de mes jours ! — Vous dites donc qu’il n’y a pas de danger ?

La comtesse, au comte de Fierdonjon. Qu’est-ce donc, monsieur ?…

Le baron de Machicoulis. En courant il est tombé dans l’étang, et la clef qu’il tenait à la main est au fond de l’eau. Sans cela, nous serions déjà en rase campagne. Mais est-ce que les gendarmes ont arrêté Bertrand, que je ne le vois point ?

La comtesse. Non ; mais la nouvelle que nous venons de recevoir est bien triste, en ce qu’elle rompt absolument nos projets.

Le comte de Fierdonjon. Si ce n’est que cela !…

La comtesse. Un coup imprévu vient de nous frapper ; nous sommes obligés de partir sur-le-champ pour Paris. Mon mari vient d’être nommé chambellan de l’impératrice ; et comme s’il refusait il se compromettrait ainsi que ses amis…

Édouard. Il accepte, il se dévoue ! Vous le voyez tout accablé, ce pauvre cousin.

Fierdonjon, à part. Chambellan de l’impératrice ! c’est une belle place… (Haut.) Pourriez-vous me faire donner de quoi changer ?

(Il sort.)

Le baron de Machicoulis. Je vois que je n’ai plus rien à faire ici.

(Il sort.)

La comtesse, le reconduisant. Adieu, baron, réservons-nous pour des temps plus heureux.

Le chevalier de Thimbray, au comte. Monsieur, mon fils va bientôt tirer pour la conscription. Il étudie à Paris, c’est un excellent sujet ; ne pourrait-il pas, au moyen de votre crédit…

(Il lui parle bas.)

Le marquis de Malespine. Puisque vous allez à Paris, puis-je espérer que vous voudrez bien me recommander au grand-juge pour ce maudit procès qui… (Il lui parle bas.)

Le comte. Soyez-en sûrs, mes chers amis, je ne vous oublierai jamais… et si jamais quelque jour… Hélas !… Adieu, mes bons amis ! (Le marquis et le chevalier sortent.)

Édouard. Eh bien ! cousine, à quand ma conversion ?

La comtesse. Laissez-moi faire : je veux qu’avant deux mois vous soyez capitaine dans la garde. (Au comte.) Mon ami, il faut partir dès demain pour Paris, et remercier Sa Majesté de la faveur qu’elle vous accorde… Je vous suivrai de près aussitôt que mes parures de cour seront prêtes. Édouard me ramènera à Paris.

Édouard. Oui, ma cousine, je vous mènerai à Paris… (à part) tambour battant.


Fin des Mécontents