LettresCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset. Tome X (p. 294-296).


XII

À SA MARRAINE.


Voilà comme vous êtes, vous autres femmes : vous vous imaginez, parce qu’on n’écrit pas, qu’on est amoureux, c’est-à-dire heureux ; il me semble qu’on pourrait en conclure le contraire.

Si je m’appuyais sur mon coude gauche, et si je vous disais : « Je suis allé mardi dernier chez madame de C. Il y avait madame G. d’abord, et ensuite madame S. — On a assez coqueté, et le poète fut reconduit en calèche découverte[1]. »

Mais ce n’est rien. L’autre jour, il y a eu, vers l’heure du clair de lune, une promenade à la Lamartine, avec lac, ombrage, marronniers, travestissements, etc.

— Bah ! avec les mêmes initiales ?

— Non, madame, avec d’autres initiales.

Mais ce n’est rien du tout. Si je vous disais quelle taille ronde, quelles manches plates, quelle pudeur, quelle mélancolie, quelles dentelles, quel singulier hasard ! Douteriez-vous du chapitre de roman que je pourrais vous faire ? et tout cela dans un escalier, la sonnette à la main !

Mais ce n’est rien de rien. Si je vous disais que cette fière jeune fille a braqué ses yeux sur le filleul, et de peur qu’il n’en ignorât, le lui a fait savoir !

Mais c’est moins que rien. Si je me penchais sur l’autre coude, et si j’ajoutais : « Ma foi, elle était bien gentille sur le sofa bleu, avec ses cheveux blonds et ses yeux noirs. »

— Eh ! qui donc !

— Qu’est-ce que cela vous fait ? Et la preuve que, c’est que le mari m’aime. Oui, il m’a pris en affection, et il m’a arrêté sur le boulevard, moi étant très pressé, lui m’ayant parlé trois fois au plus auparavant, et le bon Dieu nous envoyant de la pluie sur la tête pendant ce temps-là. Et poignées de main, et invitations tombant des nues, etc. Ne vous seriez-vous pas dit comme moi, en pareil cas : « Voilà un homme que je ne connais pas beaucoup, mais qui m’aime véritablement, et dont la femme est fort aimable ? »

Mais ne vous figurez pas que tout cela soit quelque chose.

Eh bien, qui sait si toutes ces folies, ces fatuités, ces cancans ne vous amuseraient pas, et si vous ne me trouveriez pas excusable d’avoir laissé mon encre sécher pendant que tous ces vents soufflaient ?

Et si je vous disais tout bonnement, ou pour mieux dire, fort bêtement : « Je suis seul, et triste. Ces rêves ne sont rien que des rêves, et après tout, je ne vis que quand un cœur bat sur le mien ? »

Je vous envoie une drôle de lettre. Il me souvient, en la relisant, d’un élève du collège Henri IV qui, pour se moquer du professeur, avait fait une amplification de rhétorique dont tous les paragraphes commençaient ainsi : « Je ne vous dirai pas que, etc. — Je pourrais vous dire que, etc. » — L’élève s’appelait Évrard ; il fut chassé de la classe[2]. Je puis vous dire pourtant que je suis votre très honoré filleul.

Yours for ever and something more.


Jeudi soir (juillet 1840).
  1. Dans l’autographe, le mot poète est entouré d’une guirlande calligraphique.
  2. Alfred de Musset aurait dû ajouter que le jeune Évrard n’avait fait que singer, dans son amplification, la rhétorique habituelle du professeur, ce qui avait fort égayé les élèves aux dépens de leur maître.