LettresCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset. Tome X (p. 292-293).


XI

À SON FRÈRE, AU CHÂTEAU DE LOREY, PRÈS PACY-SUR-EURE.


Homme plus rusé que Gribouille, est-ce que tu crois que je ne vois pas où tu veux en venir avec ton délicieux paysage que tu regardes par ta croisée ? Sous tes fleurs de rhétorique, il y a un sermon pour m’attirer à la campagne. Eh bien, je l’ai quitté, cet ennuyeux Paris que j’adore. J’ai été à Bury ; j’ai revu les bois que j’aimais tant il y a deux ans. Je me suis abreuvé de verdure. Nous avons pris le café en plein air et joué au loto ; qu’est-ce que tu veux de plus innocent ? Parce que mes dettes vont être payées, tu en conclus que je dois éprouver le besoin de faire ma malle. Ce raisonnement est trop fort pour moi. Je connais beaucoup de gens qui ont payé leurs dettes et qui n’iront jamais de leur vie à Pacy.

Je finirai mes vers à la sœur Marceline[1] un de ces jours, l’année prochaine, dans dix ans, quand il me plaira et si cela me plaît ; mais je ne les publierai jamais et je ne veux pas même les écrire. C’est déjà trop de te les avoir récités. J’ai dit tant de choses aux badauds et je leur en dirai encore tant d’autres, que j’ai bien le droit, une fois en ma vie, de faire quelques strophes pour mon usage particulier. Mon admiration et ma reconnaissance pour cette sainte fille ne seront jamais barbouillées d’encre par le tampon de l’imprimeur. C’est décidé, ainsi ne m’en parle plus. Madame de Castries m’approuve ; elle dit qu’il est bon d’avoir dans l’âme un tiroir secret, pourvu qu’on n’y mette que des choses saines.

Dis à nos cousins que j’irai peut-être les voir à l’automne. Ma mère a dû t’envoyer deux lettres hier. Il y en a une de Barre, qui est venu encore passer quelques soirées avec nous à dessiner. Adieu, mon cher ami ; ne reste pas trop longtemps à Lorey.

Ton frère qui t’aime,
Alf. M.
Lundi (juin 1840).
  1. La sœur de Bon-Secours qui l’avait soigné pendant sa maladie.