Lettres (Edgar Allan Poe - La Revue blanche)/1

Traduction par Félix Fénéon.
La Revue blancheTome VIII (p. 102-112).



Traduction de M. Félix Fénéon


Lettres de Poe


Ces lettres permettent de reconstituer deux années de la vie passionnelle de Poe : 1848-1849.

Voici, concernant cette période, quelques dates prises dans l'Edgar allan poe (London, John Hogg) de M. John H. Ingram :

Poe habitait Fordham (Westchester Country) depuis l’été de 1846 ; sa femme (Virginie Clemm, née le 13 août 1812 et qu’il avait épousée le 16 mai 1836) était morte le 30 janvier 1847.

Dans la tournée de conférences qu’il fit après la publication (été de 1848) d’Eureka, il rencontra à Lowell, Mass., « Annie » (qui était mariée) et, à Providence, R. I., Hélène Whitman, – et il s’éprit de toutes deux. Fiançailles avec Mme Whitman (octobre) ; rupture (décembre 1848).

Année 1849 : Départ pour le Sud (30 juin). Fin de l’été et commencement de l’automne à Richmond, où il renoue connaissance avec Mme Elmira Shelton ; projet de mariage. Mort à Baltimore, Maryland, le 7 octobre 1849. (Il était né à Boston, le 9 janvier 1809)

À sa femme

12 juin 1846.

Mon cher cœur – Ma chère Virginie – Notre mère vous expliquera pourquoi je reste loin de vous ce soir. J’espère que de l’entrevue promise résultera grand bien pour moi – pour vous, chère, et les vôtres – Maintenez votre cœur en belles dispositions, et sachez avoir confiance encore un peu. Lors de mon dernier grand désappointement j’aurais perdu courage si ce n’avait été de vous – ma chère petite femme. Vous êtes mon plus grand, mon seul stimulant aujourd’hui dans ma bataille avec cette incompatible, insupportable et ingrate vie.

Je serai avec vous demain, et soyez assurée jusqu’à ce que je vous voie que je garderai en tendre souvenir vos derniers mots, et votre fervente prière ! Dormez bien, et puisse Dieu vous accorder un paisible été avec votre dévoué

Edgar.



À Mme Shew

Fordham, 29 Janvier 47

Chère – très chère amie – Ma pauvre Virginie vit encore, mais elle décline vite et ses souffrances sont extrêmes. Puisse Dieu lui accorder vie jusqu’à ce qu’elle vous voie et vous remercie une fois encore. Son sein est plein à déborder – comme le mien – d’une infinie – inexprimable gratitude pour vous. De peur de ne vous voir jamais plus – elle me prie de dire qu’elle vous envoie ses plus doux baisers d’amitié et qu’elle mourra en vous bénissant. Mais venez – oh ! venez demain ! Oui, je veux être calme ! – et tel que vous désirez si noblement me voir. Ma mère vous envoie aussi ses amitiés et remerciements les plus chauds. Elle me prie de vous engager à prendre, si possible, vos mesures en vue de passer avec nous la nuit de demain. Ci-joint le mandat sur la poste

Le ciel vous bénisse. Adieu.

Edgar A. Poe.



À M. *

4 janvier 1848.

… Vous dites, « Pouvez-vous me laisser entrevoir quel était le terrible mal qui causa les « irrégularités » si profondément regrettées. » Oui, je peux faire plus que vous laisser entrevoir. Ce « mal » était le plus grand qui puisse accabler un homme. Il y a six ans, ma femme, que j’aimais comme nul homme n’aima jamais, se rompit un vaisseau en chantant. On désespérait de sa vie. Je lui dis adieu pour toujours, et subis toutes les agonies de sa mort. Elle se rétablit partiellement, et de nouveau j’espérai. Au bout d’une année, le vaisseau se rompit de nouveau. Je passai exactement par les mêmes scènes… Puis de nouveau – de nouveau – et, une fois encore, de nouveau, à divers intervalles. Chaque fois, je sentis toutes les agonies de sa mort – et à chaque rechute, je l’aimais plus chèrement et me cramponnais à sa vie avec une plus désespérée opiniâtreté. Mais je suis constitutionnellement sensitif – nerveux à un degré très inhabituel. Je devins fou, avec de longues périodes d’horrible lucidité. Durant ces moments d’inconscience absolue, je bus – Dieu seul sait si ce fut souvent et beaucoup. Comme il fallait s’y attendre, mes ennemis attribuèrent la démence à l’ivresse plutôt que l’ivresse à la démence. J’avais, en vérité, presque abandonné tout espoir d’une guérison définitive, quand je trouvai cette guérison dans la mort de ma femme. Cela je pouvais le supporter et le supportai comme un homme doit faire. C’est l’horrible oscillation sans fin entre l’espoir et le désespoir que je n’aurais pas pu supporter plus longtemps, sans perdre totalement la raison. En la mort de celle qui était ma vie, ainsi, je trouvai une nouvelle, mais – oh ! Dieu ! – combien mélancolique existence.



À M. **

10 juin 1848.

… Connaissez-vous Mme Whitman ? Je ressens un profond intérêt pour sa poésie et pour son caractère. Je ne l’ai jamais vue – jamais, sauf une fois. ***, pourtant, m’a dit beaucoup de choses sur son caractère qui singulièrement m’ont intéressé et ont avivé ma curiosité. Sa poésie est avant tout de la poésie – instinct et génie. Ne pouvez-vous pas me dire des choses à ce sujet – quelque chose – toute chose que vous sauriez – et garder mon secret – c’est-à-dire laisser ignorer à tout le monde que je vous aie rien demandé ? Puis-je me confier à vous ? Je le peux et veux. – Croyez-moi fidèlement votre ami.



À Mme Whitman

Automne 1848.

Et maintenant, en les plus simples termes dont je dispose, laissez-moi vous peindre l’impression faite sur moi par votre personnelle présence. Quand vous êtes entrée dans la chambre, pâle, hésitante et évidemment le cœur oppressé ; quand vos yeux restèrent, pour un bref moment, sur les miens, je sentis, pour la première fois de ma vie, et reconnus en tremblant l’existence d’influences spirituelles par delà les confins de la raison. Je vis que vous étiez Hélène – mon Hélène – l’Hélène de mille rêves. Celle que le grand Dispensateur de tout bien a prédestinée à être mienne – mienne seulement – si non maintenant, hélas ! alors dans le futur et pour toujours dans les cieux. – Vous parliez d’une voix vacillante et sembliez à peine consciente de ce que vous disiez. Je n’entendais pas les mots – seulement la douce voix qui m’était plus familière que la mienne…

Votre main restait dans ma main et mon âme tremblait toute d’une trémulante extase : et, sans la peur de vous déplaire, je serais tombé à vos pieds pour la plus pure, pour la plus réelle adoration qu’ait jamais reçue Idole ou Dieu.

Et quand, après, en ces soirées successives de toutes célestes délices, vous alliez ça et là par la chambre – tantôt assise près de moi, tantôt vous éloignant, tantôt la main posée sur le dossier de ma chaise, en un contact dont la surnaturelle vibration frémissait, à travers le bois insensible, dans, mon cœur – tandis que vous circuliez inquiètement par la chambre – comme si une profonde peine ou une joie plus profonde hantait votre sein – la tête me tournait sous le charme ensorcelant de votre présence, et ce n’était pas avec des sens simplement humains que je vous voyais et vous entendais. C’était mon âme seule qui vous discernait là…

Laissez-moi vous citer un passage de votre lettre : – « Quoique mon respect pour votre intelligence et mon admiration pour voire génie me rendent en votre présence semblable à un enfant, je suis, vous n’en êtes peut-être pas averti, votre aînée de plusieurs années… » Mais admettons que ce que vous dites là soit exact. Ne sentez-vous pas dans l’intime cœur de votre cœur que l' « amour des âmes », dont le monde parle si volontiers et si vainement, est, en notre cas du moins, la plus grande, la plus absolue des réalités ? Ne comprenez-vous pas – je le demande à votre raison, chère, non moins qu’à votre cœur – ne comprenez-vous pas que c’est ma nature divine – mon être spirituel qui brûle de s’unir au vôtre ? L’âme a-t-elle un âge, Hélène ? L’Immortalité peut-elle faire attention au Temps ? Ce qui ne commença jamais et jamais ne finira a-t-il à se soucier des quelques pauvres années de sa vie incarnée ? Ah ! je pourrais presque vous garder rancune de l’injustifiable atteinte que vous portez à la réalité sacrée de mon affection.




À Mme Whitman

18 octobre 1848.

Vous ne m’aimez pas, ou vous auriez été en trop complète sympathie avec la sensitivité de ma nature pour m’avoir blessé comme vous avez fait par ce terrible passage de votre lettre :

« Combien souvent j’ai entendu dire de vous : Il a une grande intelligence, mais nuls principes, nul sens moral. »

Est-il possible que de telles expressions m’aient été répétées – à moi – par une que j’aimais – ah ! que j’aime !..

Par le Dieu qui règne dans les Cieux, je vous jure que mon âme est incapable de forfaiture – que, à l’exception d’occasionnels excès que je déplore amèrement, mais auxquels je fus provoqué par d’intolérables peines, et que tant d’autres commettent tous les jours sans attirer l’attention, – je ne trouve dans ma vie aucun acte qui puisse faire rougir ma joue – ou la vôtre. Si j’ai erré à quelque égard, ce fut par un sens donquichottesque, comme dirait le monde, de l’honneur – ou de la chevalerie. La satisfaction de ce sens a été la vraie volupté de ma vie. C’est pour cette espèce de volupté que', dans ma première jeunesse, j’ai repoussé délibérément une grande fortune plutôt que d’endurer une injustice vulgaire. Ah ! combien est profond mon amour pour vous, puisqu’il me force à tous ces égotismes pour lesquels vous allez inévitablement me mépriser.

Pendant près de trois ans j’ai été malade, pauvre, vivant hors du monde ; et de la sorte, comme je le vois maintenant, avec peine, j’ai laissé à mes ennemis toute facilité de me vilipender dans le monde, à mon insu, et ainsi avec impunité. Quoique beaucoup de choses puissent (et, je le vois maintenant, doivent) avoir été dites, à mon discrédit, pendant ma retraite, les quelques personnes qui, me connaissant bien, me sont fervemment restées fidèles, ne laissèrent rien venir à mes oreilles – sauf dans un cas d’un tel caractère que je dus m’adresser aux tribunaux pour réparation.

Je répondis pleinement à l’accusation dans un journal – puis poursuivis le Mirror (qui avait lancé la calomnie) et obtins un jugement qui m’accordait, à titre de dommages et intérêts, une somme assez forte pour que ce journal ait dû, momentanément, interrompre sa publication. Et vous me demandez pourquoi les hommes me jugent défavorablement pourquoi j’ai des ennemis. Si votre connaissance de mon caractère et de ma carrière ne vous met pas en mesure de répondre à la question, du moins ne me convient-il pas de vous souffler la réponse. Qu’il me suffise de dire que j’ai eu l’audace de rester pauvre, soucieux avant tout de garantir mon indépendance – que, néanmoins, dans les lettres, qu’à un certain point et à certains égards, j’ai été un auteur « à succès » – que j’ai été un critique – un critique honnête avec intransigeance et, sans doute, en maints cas, amer – que j’ai exclusivement attaqué – lorsque j’ai attaqué – les plus hauts personnages – et que – tant dans la littérature que dans le monde, je me suis rarement interdit d’exprimer, soit directement, soit indirectement, le parfait mépris que les prétentions de l’ignorance, de l’arrogance et de l’imbécillité m’inspirent. Et vous qui savez tout cela – vous me demandez pourquoi j’ai des ennemis. Ah ! j’ai cent amis pour un ennemi, mais, ne l’avez-vous donc jamais remarqué ? vous ne vivez pas parmi mes amis.

Si d’ordinaire vous lisiez mes critiques, vous verriez pourquoi les gens que vous connaissez si bien me connaissent si mal et sont mes ennemis. Vous rappelez-vous avec quel profond soupir je vous ai dit : « Mon cœur est lourd, car je vois que vos amis ne sont pas les miens ?… »

Mais la cruelle phrase de votre lettre ne m’aurait pas blessé

— n’aurait pas pu me blesser aussi profondément si mon âme n’ayait reçu ces assurances de votre amour que si sauvagement – si orgueilleusement – et, je le sens aujourd’hui ; si présomptueusement j’entretenais. Que nos âmes soient une, chaque ligne que vous ayez jamais écrite l’atteste – mais nos cœurs ne battent pas à l’unisson.

Que nombre de gens m’aient, devant vous, déclaré un homme sans honneur, cela irrésistiblement met en jeu un instinct de ma nature – un instinct que je sens être l’honneur, quoi qu’en disent des gens sans honneur, et qui me défend de vous insulter désormais de mon amour.

Pardonnez-moi, Hélène excellente et uniquement aimée, s’il y a quelque amertume dans mes paroles. Nulle place n’est en mon âme pour un autre sentiment que l’adoration envers vous. C’est mon Destin que j’accuse. C’est ma malheureuse nature…

À Mme Whitman

14 novembre 1848.

Ma très chère Hélène mienne, – Si bonne, si fidèle, si généreuse – si introublée parmi tout ce qui eût troublé quelqu’un qui eût été moins qu’un ange : – adorée de mon cœur, de mon imagination, de mon esprit – vie de ma vie – âme de mon âme, chère, très chère Hélène, de quelle façon vous remercierais-je comme je le dois.

Je suis calme et tranquille, et, sauf la hantise, d’une ombre étrange de malheur en route, je serais heureux. Que je ne sois pas suprêmement heureux, même quand je me sens au cœur votre cher amour, me terrifie. Que peut signifier cela ?

Peut-être, toutefois, n’est-ce que la nécessaire réaction de telles émotions terribles.

Il est cinq heures, et le bateau arrive avec vitesse à la jetée. Je partirai par le train qui quitte New-York à 7 heures pour Fordham. Je vous écris pour vous montrer que je n’ai pas osé enfreindre la promesse que je vous ai faite. Et maintenant, chère, très chère Hélène, soyez-moi fidèle…




À « Annie »

Fordham, 16 nov. 1848.

Ah ! Annie, Annie ! mon Annie ! Quelles cruelles pensées ont dû vous torturer le cœur, pendant ces quinze derniers jours, quinze jours sans nouvelles de moi, sans même un mot vous disant que je vivais encore… Comment vous expliquer l’amère, amère angoisse qui m’a torturé depuis que je vous ai quittée ?

Vous avez vu, vous avez senti dans quelle agonie de douleur je vous ai dit adieu – vous vous rappelez mon air de noire détresse – et tout ce désastreux présage de malheur. En vérité – en vérité, il me semblait que la Mort approchait et que j’étais investi par l’ombre qui la précède… Je vous disais : « C’est pour la dernière fois, jusqu’à ce que nous nous rencontrions dans les cieux. »

Je ne me rappelle rien distinctement à partir de ce moment-là… enfin je me trouvai à Providence. J’allai me coucher et pleurai durant une longue, longue, hideuse nuit de désespoir. – Quand le jour parut, je me levai et tentai de calmer mon esprit par une marche rapide dans l’air froid et vif, – mais tout était en vain – le Démon me tourmentait encore. Finalement, je me procurai deux onces de laudanum, et, sans retourner à mon hôtel, je pris le train pour Boston. Dès mon arrivée, je vous écrivis une lettre, où je vous ouvrais tout mon cœur… Je vous disais combien mes luttes dépassaient mes forces… Je vous rappelais cette sainte promesse qui fut la dernière que j’obtins de vous en partant – la promesse sans restriction de venir à mon lit de mort. Je vous suppliai donc de venir, vous indiquant où me trouver à Boston. Cette lettre écrite, j’avalai à peu près la moitié du laudanum, et courus à la poste, me proposant de ne pas boire le reste avant de vous avoir vue – car je ne doutais pas un instant qu’Annie accomplît sa promesse sacrée. Mais j’avais compté sans la puissance du laudanum, et, avant que je fusse arrivé à la poste, ma raison était entièrement partie ; et la lettre ne fut pas expédiée. Laissez-moi taire – ma chère sœur – la lugubre horreur de ce qui suivit. Un ami était là, qui m’aida et (si cela peut être ainsi nommé) me sauva ; mais c’est seulement depuis trois jours que j’ai pu me rappeler les incidents de cette triste période. Il faut croire qu’une fois le laudanum expulsé de l’estomac, je devins calme, et, pour un observateur superficiel, suffisamment bien portant, car je pus retourner à Providence… Ce n’est pas beaucoup que je demande, douce sœur Annie – ma mère et moi voudrions prendre un petit cottage – oh, si petit – si vraiment humble – je serais loin du tumulte du monde – loin de l’ambition, que j’abhorre — je travaillerais jour et nuit et avec industrie, je pourrais accomplir tant de choses. Annie ! ce serait un Paradis, par delà mes plus sauvages espoirs. – Je pourrais voir quelque personne de votre bien aimée famille chaque jour, et vous souvent. Ces peintures n’émeuvent-elles pas le plus secret de votre cœur ?… Je suis à la maison maintenant avec ma chère mère, qui s’efforce de me réconforter – mais les seuls mots qui me charment sont ceux par lesquels elle me parle d’Annie. – Elle me dit qu’elle vous a écrit pour vous prier de venir à Fordham. Ah ! Annie, n’est-ce pas possible ? Je suis si malade – si-terriblement, désespérément malade de corps et d’esprit, que je sens que je ne peux pas vivre… Ne vous est-il pas possible de venir – fût-ce pour une courte semaine ? — que je mate cette redoutable agitation, qui, si elle persiste, détruira ma vie ou me rendra inévitablement fou. Adieu – ici ou ailleurs – pour toujours votre

Eddy.




À Mme Whitman

22 novembre 1848.

… Je vous ai écrit hier, douce Hélène, mais dans ma peur d’arriver trop tard pour le départ du courrier, j’ai omis des choses que je désirais vous dire. J’ai grand'peur que ma lettre vous ait semblé froide — peut-être même dure ou égoïste — car je n’ai guère parlé que de mes propres peines. Pardonnez-moi, mon Hélène, sinon pour l’amour que je vous porte, du moins pour les peines que j’ai endurées – plus nombreuses, je crois, qu’il n’en est jamais échu à aucun homme. Combien n’ont-elles pas été aggravées par ma conscience que, dans beaucoup de cas, elles naissaient de ma coupable faiblesse ou de ma puérile folie ! Mon seul espoir maintenant est en vous, Hélène. Selon que vous me serez fidèle ou décevante, je vivrai ou mourrai…

Ma première impression, très chère Hélène, a-t-elle été juste ? – Vous savez que j’ai une foi aveugle en les premières impressions – a-t-elle été juste, oui, n’êtes-vous pas ambitieuse ? Alors, et si vous avez foi en moi, je peux satisfaire, et le veux, vos plus vastes désirs. Ce serait un glorieux triomphe, Hélène, pour nous – pour vous et moi.

Je n’ose pas confier mes projets à une lettre — ni, à la vérité, n’ai même le temps de vous les indiquer. Quand je vous verrai, je vous expliquerai tout – autant, du moins, que j’oserai expliquer tous mes espoirs même à vous.

Ne serait-ce pas « glorieux », chère, d’établir, en Amérique, la seule incontestable aristocratie – celle de l’intelligence – d’assurer sa suprématie – de la conduire et delà régler ? Tout cela je peux, Hélène, et veux le faire – si vous me l’ordonnez – et m’aidez…



À « Annie »

11 janvier 1849.

Il me semble qu’il y a si longtemps que je vous ai envoyé ma dernière lettre que je me sens condamné et que je tremble presque que vous ayez mal pensé d’Eddy… Mais ; non, vous ne douterez jamais de moi en quelque circonstance que ce soit, n’est-ce pas ? Il me semble que le Destin ne veut pas que nous nous rencontrions bientôt… Ô Annie, malgré toutes les peines du monde – malgré les tourments et l’injuste décri (si dur à porter) que m’a valu la Pauvreté depuis si longtemps — malgré tout cela – je suis si, si heureux… Je n’ai pas besoin de vous dire, Annie, de quel fardeau mon cœur a été allégé par ma rupture avec Mme W[hitman] ; car je me suis pleinement résolu a rompre l’engagement. Rien ne m’aurait détourné de ces fiançailles, sauf ce que je vous ai dit.

Écrivez-moi chaque lois que vous pourrez en trouver le temps, ne fût-ce qu’une ligne… Je commence à me tirer d’embarras au point de vue financier, et prochainement – très prochainement, j’espère que je serai hors d’affaire. Vous ne croiriez pas combien je suis industrieux. Je suis résolu à devenir riche – à triompher.




À Mme Maria Clemm [1]

Richmond, septembre 1849.

… Chacun dit que si je lecture de nouveau et mets les billets à cinquante cents, je gagnerai 100 dollars. Je n’ai jamais été reçu avec tant d’enthousiasme. Les journaux n’ont rien fait que me louer avant la lecture et depuis. Ci-joint un des articles, le seul où se soit glissé un mot de désapprobation. Il est écrit par Daniel, l’homme avec qui j’ai eu une altercation quand j’étais ici, l’année dernière. J’ai reçu force invitations, dont j’ai décliné la plupart, faute d’avoir un habit. Aujourd’hui, ma sœur, Rosé et moi irons passer la soirée chez Elmira [Madame Shelton]. Hier soir je suis allé chez les Poitiaux ; la soirée précédente, chez les Strobia, où j’ai vu ma chère amie Elisa Lambert, la sœur du général Lambert. Elle était malade dans sa chambre, mais elle insista pour nous voir, et nous sommes restés près d’elle jusqu’à près d’une heure du matin. En un mot, je n’ai reçu que des amabilités depuis que je suis ici, et j’aurais été complètement heureux sans une terrible anxiété à votre sujet. Depuis qu’ils ont appris mon projet de mariage [avec Mme Shelton], les McKenzie m’accablent de leurs attentions. Leur maison est si encombrée qu’ils ne peuvent me demander d’y demeurer. Et maintenant, ma précieuse Muddy, dès que je saurai quelque chose de définitif, je vous écrirai de nouveau et vous dirai ce qu’il y a à faire. Elmira parle d’aller visiter Fordham, mais je ne sais pas si cela se fera. Peut-être vaudrait-il mieux, pour vous, tout abandonner là-bas et venir ici par le bateau. Écrivez immédiatement et donnez-moi votre avis à ce sujet, car toujours vous savez mieux que personne ce qu’il convient de faire. Serons-nous plus heureux à Richmond où à Lowell ? car nous ne serions, je crois, jamais heureux à Fordham, et, Muddy, il faut que je sois quelque part où je puisse voir Annie. Mme L[ewis] s’est-elle procuré la Western Quarterly Review ? Thompson me presse d’écrire pour le « Messenger », mais je suis si anxieux que je ne puis. M. Loud, le mari de Mme St-Léon Loud, la poétesse de Philadelphie, est venu me voir l’autre jour et m’a offert 100 dollars pour éditer les poèmes de sa femme. Naturellement, j’ai accepté la proposition. Ce travail ne m’occupera pas en tout trois jours. Il faut que j’aie fini pour Noël. J’ai vu souvent Bernard. Elisa est attendue, mais n’est pas venue. Quand j’aurai donné de nouveau mes lectures ici, j’irai à Petersburg et à Norfolk. Un M. Taverner a lecturé ici sur Shakespeare peu de jours après moi, et a eu huit personnes, y compris moi-même et le portier. Je pense, après tout, chère Muddy, qu’il vaudra mieux pour vous, dire que je suis malade ou quelque chose de ce genre, et quitter Fordham, de manière à pouvoir venir ici. Faites-moi savoir immédiatement ce qui, d’après vous, vaut le mieux. Vous savez que nous pouvons aisément payer ce que nous devons à Fordham, et le lieu est agréable, mais j’ai besoin de vivre près d’Annie. Et maintenant, chère Muddy, il y a une chose sur laquelle j’attire votre attention toute particulière. J’ai dit à Elmira, à mon arrivée ici, que je possédais encore un de ses dessins que j’avais pris, il y a longtemps, à Richmond, et que je vous écrivais à ce sujet. Ainsi, quand vous m’écrirez, copiez exactement les mots suivants dans votre lettre :

« J’ai cherché de nouveau le dessin de Mme S…, mais « ne peux le trouver nulle part. J’ai jeté bas tous les cartons et les ai fouillés, feuille à feuille, et, si Elisa White ne l’a pas, je ne saurais dire ce qu’il est devenu. Elle le regardait encore récemment. Celui que vous avez gâté avec de l’encre indienne doit être quelque part dans la maison. Je ferai de mon mieux pour le trouver. »

J’ai reçu aujourd’hui une lettre bien vile de ***. Ne me dites rien d’Annie. Je ne pourrais supporter d’en entendre parler en ce moment – sauf si vous aviez à me dire que son mari est mort. Je me suis procuré l’anneau de mariage, et n’aurai pas de difficulté, je pense, à me procurer un habit.

Mercredi soir.
  1. Une partie de cette lettre d’Edgar Poe à sa belle-mère est déjà connue en France par la traduction qu’en a donnée M. Teodor de Wyzewa. Elle est, semble-t-il, la dernière lettre que l’on ait d’Edgar Poe. Peu de jours après l’avoir écrite, il quittait précipitamment Richmond, laissant en suspens son projet de mariage avec Mme Shelton, et, le 7 octobre, à l’aube, des gens le ramassaient dans une rue de Baltimore pour le conduire à l’hôpital où il succombait au delirium tremens.