Lettres écrites du sud de l’Inde
Revue des Deux Mondes5e période, tome 43 (p. 602-634).
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LETTRES ÉCRITES
DU
SUD DE L’INDE

VI.[1]
LE CARNATIC : Les trois forts de Genji. — La famine.


Genji, 6 septembre 1901.

… Ce qui frappe, à première vue, dans l’ensemble de Genji, c’est la quantité d’ajoutés successifs à l’œuvre première des architectes hindous. Où que l’on pénètre, l’œil est surpris par le désaccord des parties tant dans la structure que dans le tracé. Les grosses tours crénelées de la première enceinte ont un autre caractère que les courtines. Les murs intérieurs, doublés, terrassés, coupent en tous sens les mandapams dravidiens dont les matériaux disloqués fournirent à ces grossiers ouvrages des élémens de leur appareil irrégulier. On sent là un travail hâtif exécuté par des Barbares, orientaux ou occidentaux, chez qui la seule préoccupation fut d’augmenter la force de la défense. Les piliers des péristyles ont été brisés, les fûts ciselés par les bons artistes de Tanjore ont été martelés, débités, assemblés sans art. La moitié d’un éléphant est encastrée dans une façade. Ce que les musulmans ont osé à Vellore, ils l’ont osé à Genji. Et, après eux, les Français, puis les Anglais. Hyder-Ali et ses pareils peuvent se suivre à la trace du Malabar au Carnate.

Leur fureur iconoclaste est écrite au marteau sur les statues mutilées. Leur prudence s’affirme davantage par les chicanes multiples, par les dédales de murs enchevêtrés, reliant les blocs abrupts en une chaîne sans fin, divisant à l’extrême les réduits jugés trop vastes pour être sûrement gardés. Dans cette place imprenable et qui fut prise une dizaine de fois, les derniers occupans cherchèrent toujours à corriger les défauts du système, ou ce qu’ils y tenaient pour défauts. Nourrissant une confiance plus robuste dans la solidité de la pierre que dans le courage des hommes, ils entassèrent les couverts à commandemens étages, au lieu de s’attacher à l’organisation, à la discipline, et à l’établissement de ce service d’espionnage qui est, pour qui sait payer à propos, la ruine assurée de l’ennemi, en Inde comme ailleurs.

La confusion des styles, si l’on ne craignait pas de ranger dans quelque catégorie esthétique ces travaux appropriés aux besoins de l’heure, condamnerait à l’arbitraire une classification chronologique de ces amoncellemens de débris. Rendre justice aux divers profanateurs de Genji en établissant la part qui revient à chacun d’eux dans ces remaniemens, serait les condamner chacun, avec une pareille sévérité, pour des raisons différentes. Aux Hindouistes et aux Djaïnas seuls doit revenir un tribut d’éloges. Les premiers occupans musulmans méritent l’indulgence pour leurs bâtimens sans caractère, et la honte pour leurs dégâts. A partir de la fin du XVIIe siècle, sinon plus tôt, le vandalisme, d’où qu’il vienne, doit être flétri, sans mesure. Partout il a régné, sûr de l’impunité. Les sveltes kiosques, les élégans pagotins en clochetons, les majestueux mandapams des portes, la pagode aux mille colonnes, deviennent des carrières à ciel ouvert où la pierre équarrie s’offre à pied d’œuvre. Les maîtres successifs de Genji, dignes précurseurs des temps modernes, ne sacrifient plus qu’à l’utile. Si les enceintes doubles et triples, à, grand appareil, sommées des merlons amygdaloïdes du type sarrasin, sont épargnées, elles le doivent aux services qu’on en attend. Ces vieilles courtines crénelées n’avaient certainement pas été construites en un temps où le mousquet et l’artillerie prévalaient. Les vides des créneaux ne mesurent que dix-huit centimètres en largeur ; ce sont de véritables archères. Plus tard, lorsque les armes à feu devinrent d’usage courant, on perça une petite meurtrière carrée dans chaque merlon, et aussi dans chacun des massifs de solide maçonnerie dont on aveugla leurs intervalles. C’est là, ou je me trompe fort, la manière des musulmans, comme aussi de dresser ces tours rondes, surbaissées, qui couronnent en tant de points les rochers détachés. Telles je les ai vues naguère autour de Mascate, — si ma mémoire me sert, — telles je les retrouve à Genji. Depuis le XIIIe siècle, en Occident aussi bien qu’en Orient, l’ouvrage cylindrique prévalait contre l’ouvrage quadrangulaire ; encore celui-ci se défendit-il longtemps, notamment dans les châteaux des portes.

Mais, au contraire de ce que j’ai vu à Vellore, Genji ne présente, sur le pourtour de son enceinte, aucun château de ce type à mâchicoulis si commun dans l’architecture arabe, et dont les puits fortifiés de l’Oman et du Bélouchistan m’ont déjà fourni de bons exemples. Les refaits musulmans se prouvent d’abondance à Genji par la disposition des créneaux. Les merlons hindous étaient rectangulaires. Ils portent maintenant un chef ogival rapporté, soit d’une seule pierre, soit de deux horizontalement superposées. Au reste, rien ne s’observe d’uniforme. Tantôt le corps du merlon est de briques, voire de blocage, tantôt de pierres carrées assez régulièrement assemblées. Encore faut-il ici compter avec les réparations exécutées sans l’aide des tailleurs de pierre. Partout l’épaisseur est faible : vingt centimètres pour une hauteur de près d’un mètre, et une largeur d’environ moitié. Enfin, ces merlons se dressent en surplomb de la muraille, laissant derrière eux une étroite banquette de tir. Pour remédier à ce défaut de largeur, on établissait un plancher mobile posant sur des corbeaux. De ces poutres volantes, la place se marque encore par les alvéoles carrés pratiqués dans la face intérieure du mur.

De celui-ci les deux faces soigneusement appareillées cachent un vide comblé avec du blocage. Les boutisses posées sur les parpaings ne sont point de règle. Souvent des pierres minces y suppléent, cachant le rempli. Une pareille disposition se remarque dans nombre d’autres édifices, mandapams et pagotins. De ceux-là mêmes le toit monumental se compose de briques recouvertes d’un épais enduit où se trouvent pris les ornemens et les figures, souvent en haut relief, de telle manière que le tout paraît avoir été modelé, assemblé et cuit sur place, quand, à la vérité, c’est à la bonne façon des joints et à la qualité du crépi qu’est dû cet aspect. Si l’on détache quelqu’une de ces sculptures, on a vite fait de reconnaître, qu’elle est de terre cuite, toujours creuse, certainement estampée dans un moule, et qu’elle ne diffère en rien de ces ouvrages de potier dont s’ornent encore aujourd’hui les gopuras hindouistes modernes, tout aussi bien que les frontons djaïnas. J’ai ici, sous les yeux, les tympans en queue de paon des grands magasins à toit en dos de bahut, travaillés dans le même esprit.

Les gros bastions terrassés et les tours de style identique, les ouvrages à angles vifs, cavaliers, ravelins ou demi-lunes, sont l’œuvre des Français et des Anglais, au XVIIIe siècle. La solidité est leur recommandation unique ; aucun d’eux, pas plus que la « Batterie royale, » qui balayait l’avenue de la porte de l’Est, que ceux groupés au pied du Chandraja-Dourgan, ne mérite une mention détaillée. Les vastes embrasures qui séparent les merlons prouvent simplement que la grosse artillerie ne faisait pas défaut dans la place.

La grande montagne de Genji, le Radjah-Ghiri, est entourée par une enceinte très complète que trois murailles divergentes relient à la face occidentale de la seconde enceinte. On y accède par une porte en ruine qui regarde le Sutty-Koulam et la large voie sablonneuse, bordée d’une maigre brousse, qui passe entre ces vastes magasins dont le toit en couvercle de bahut porte sur les chéneaux des séries de pagotins minuscules et sur chacun des tympans une queue de paon épanouie. Ces magasins, bâtis en briques et crépis, rappellent, par leur caractère général, le style djaïna. Ils semblent peu anciens. A peine les devrait-on dater du XVIIIe siècle. Sans doute furent-ils construits par des Banians qui y tenaient leurs réserves de grains. Chacun d’eux représente un vaisseau sans étage, d’une vingtaine de mètres en longueur sur dix environ de largeur et huit en hauteur. Les parois ne portent ni ornemens ni figures. Le long d’une des petites faces monte un escalier de pierre aboutissant à un palier. De cette plate-forme, peut-être un chef donnait-il ses ordres aux manœuvres, ou parlait-il à une assemblée.

A regret j’ai dû renoncer à camper dans un de ces superbes bâtimens, où j’aurais trouvé un peu de fraîcheur et un abri assuré contre la rosée de la nuit. Mais, travaillés par la crainte des démons de Genji, mes hommes ne voulurent rien entendre : « Tout cela vit à l’heure où les ténèbres couvrent la terre. » Ainsi parla Cheick Iman ; et j’abandonnai le magasin, continuant ma route vers le Radjah Ghiri…

Entre les roches encaissées, la montée commence. Me voici devant un premier porche surbaissé, d’un grand caractère, que commande ce large perron de dix marches, amorce des huit cents degrés qu’il faut gravir avant que d’accéder au point culminant. Dans un angle rentrant de la longue muraille grise couronnée par les créneaux délabrés, entre deux avancées criblées de meurtrières, s’ouvre cette baie quadrangulaire où trois hommes ne passeraient point de face. Un bandeau uni la domine et encore deux étages de meurtrières, sans préjudice des corniches en surplomb. J’entre, et, ravivé par la fraîcheur de ce réduit obscur, je m’arrête un instant, lâche devant la montée à découvert. Il n’est pas sept heures du matin, mon thermomètre accuse trente degrés. Etanchant la sueur de mon front, je pense à ces obscurs soldats d’Angleterre et de France qui montèrent à l’assaut sous le feu des hommes et sous les rayons de ce soleil de l’Inde, certes aussi meurtrier. Dans la demi-obscurité du porche, sur les banquettes latérales, parmi les piliers en ruines, s’agitent des formes vagues, reptiles qui glissent dans la poudre, araignées efflanquées et boiteuses, lourdes sauterelles livides traînant leur ventre monstrueux avec une tarière en lame de sabre, et palpant les décombres avec leurs antennes longues d’un pied.

L’heure passe. Je dois recommencer de monter, en plein soleil. Autour de moi, les roches s’échauffent, l’air paraît vibrer, pas un souffle de brise n’agite les brindilles flétries. Les blocs de gneiss s’entassent, se superposent, le chaos de granit menace les degrés glissans, et l’ouvrage de l’homme est si grossier, par places, que la pierre taillée a moins de régularité que le roc.

La citadelle qui, elle aussi, continue de grimper, semble naître de la pierre brute, s’en détacher lentement, pour fleurir tout à coup, à l’angle d’un palier sous la forme d’un kiosque élégant, déshonoré par le remplissage de briques et de caillasse, derrière quoi s’abritaient les sentinelles des Maures ou des Occidentaux, après que les divinités de l’Inde eurent déserté ces reposoirs sans retour. De pareils pagotins égayent, à intervalles irréguliers, l’interminable escalier dont les gradins énormes supportaient facilement le poids des éléphans. On dit que les radjahs de Genji avaient leur demeure au plus haut point de la montagne abrupte et qu’ils n’allaient jamais qu’à dos de ces gigantesques montures. Tchatrias ou Musulmans, ces radjahs durent, sans doute, se sentir fortement secoués, car les dalles sont terriblement inégales, et beaucoup sont remplacées par des blocs à peine dégrossis, ou bien le degré est pratiqué dans le gneiss lui-même. Mais j’aime à croire que cette route suspendue dans le vide était alors entretenue soigneusement, encore que ce ne soit pas pour moi certitude. Les chevaux maigres et ardens des Mahrattes ont porté leurs cavaliers sauvages sur des hauteurs plus inaccessibles et désolées que cette rampe du Radjah Ghiri où je crains, à tout instant, que mes jambes ne me refusent leur service.

Un espoir me soutient. Encore cent marches, deux cents au plus, et j’atteindrai cette plate-forme, au pied du grand rocher, où je relevai, en 1880, la pierre marquée de la tête du bélier, l’antre du Krichna noir, admiré il y a plus de quarante ans par Esquer, et le trésor de Vichnou !

J’y arrive enfin, mais sans m’en apercevoir. Tout a été bouleversé, déraciné, rasé, sarclé, nettoyé, mis en ordre. Quelle désolation ! Si l’on n’a point balayé, c’est tout juste, et je n’en jurerais pas. Le sol paraît sablé, ratissé. Du bosquet administrativement éclairci on a extrait les débris d’architectures, les fragmens de statues. Ils s’alignent devant un édicule adossé au roc. L’entrée de la grotte où se cachait le Krichna noir, en granit poli, a été dégagée, tout est vide. Et, d’une voix mystérieuse, regardant autour de lui avec précaution, le manikarin de Genji m’annonce, par le truchement Cheick Iman, qu’on a trouvé là un trésor, il y a quelques années.

Le trésor, c’était sans doute l’image de Krichna dont Esquer parlait jadis avec un naïf enthousiasme et dont les notices archéologiques anglaises ne signalent même pas l’existence. Où est-il, maintenant, le divin joueur de flûte aimé des bergères ? Dans quelque salle du musée de Madras ? Mais aurai-je le temps et le courage d’aller l’y chercher ? Au milieu de cette fournaise sèche et grise, mes forces s’usent, et je me traîne le long des blocs plus lourdement que la sauterelle livide des décombres.

A ma gauche, c’est le vide. Sur ma droite, le grand rocher dresse sa masse carrée à trois cents pieds de hauteur, sans qu’un accident interrompe la régularité de sa surface bistrée. De grosses abeilles (Apis fasciata) montent et descendent tout le long, d’un vol léger, empressées contre leurs énormes gâteaux découverts qui se collent à plat contre la pierre. La foule des bêtes industrieuses est telle sur chaque nid, que la ruche en plein vent semble habillée d’une enveloppe brune. Et, tout au sommet, sur la corniche interrompue par des brèches béantes d’où pend la chevelure de misérables arbustes, voici les Iroulaires, chasseurs d’abeilles, maigres et agiles, qui se hâtent avec leurs chaudrons et leurs paquets de cordes sur l’épaule. Les coureurs de brousse, noirs, hérissés, tout nus, à cela près qu’un langouti bride leur ventre exténué, se suivent à la file, semblables à ces araignées hautes sur pattes qui traînent leur cocon après elles. Les Iroulaires sont mes amis, comme les Kourouvikarins, chasseurs d’oiseaux. De temps à autre, ils apparaissent, avec un animal curieux, une statuette déterrée en quelque fondrière inaccessible : une méchante pièce de monnaie les rend contens.

Ces enfans des solitudes ont leurs divinités tutélaires. Les anfractuosités des murailles les abritent, et la nuit, ils les honorent de sacrifices furtifs : Kani, dont l’effigie se détache sur la stèle noire que loge ce petit sanctuaire de briques ; Mariatta dont la statue réduite à sa moitié inférieure, foule aux pieds une tête humaine. Un Pouléar de granit, affreusement mutilé, gît près de l’édicule dont il fut, c’est probable, le primitif occupant. La Mariatta et la Kani sont évidemment très anciennes ; peut-être remontent-elles à la fin du XIVe siècle, époque où les souverains de Vijianagar firent aux Brahmes d’Alampadi cette dotation où il est question de Genji. Très anciens aussi, les fragmens de sculptures, absolument remarquables, qui jonchent les abords du sanctuaire, notamment une figure sur un tronçon de pilier. Debout, les mains jointes devant la poitrine, elle montre encore ses bras d’une longueur démesurée, ses jambes extraordinairement courtes, et, à droite, un vestige de queue. Anouman, bien sûr, présenté de face. En quelle détresse se trouve le bon singe, serviteur de Rama I A peine puis-je distinguer les yeux, les oreilles avec leurs pendans énormes. Les proportions de la statue, qui sont de quatre têtes seulement, crient son antiquité vénérable.

L’édicule est beaucoup moins ancien. Voici, en avant, les ruines d’un second, réduites à une petite esplanade qu’entourent des chapiteaux hémisphériques en morceaux, et un Pouléar martelé. Voilà un étang aux gradins délabrés avec les ruines d’un petit mandapam. Ses colonnes carrées ne portent aucun ornement, comme si les Hindous avaient été chassés du lieu avant d’avoir mis la dernière main à leur œuvre. Enfin, je retrouve ma pierre cabalistique marquée au signe du bélier. C’est une grande pierre ovale, cintrée ainsi qu’une carapace de tortue, où sont gravées quatre têtes humaines, et, dans le milieu, une rosace formée par deux têtes, l’une de bœuf, l’autre de bélier tenant une hache entre ses dents. D’un côté, cinq flèches s’alignent en ordre parallèle, de l’autre un arc tendu, le tout en l’honneur de Rama et des races du Bélier, monture d’Agni, « la conscience du monde. » Le point central de la rosace se relève en une saillie excavée, qu’on utilisait soit pour une lampe, soit pour des libations.

Les flèches dont les têtes répondent à cinq types ne présentent point les barbes interdites par les lois de Manou, non plus que cette pointe longuement conique en usage au XVIIIe siècle, et dont vous pouvez voir des spécimens au musée de la Marine à Paris. Ce sont des flèches rituelles, celles que tiennent dans leurs mains les Divinités pouraniques, les flèches de Rama, l’archer sans rival, et aussi celles d’Indra. Celle dont la tête est un disque évidé représente le tchakra, la foudre ; celle à tête en croissant est la flèche de Rama qui se reconnaît encore ici à la hache (Paraçou Rama). Les flèches en feuille, en cœur, en fleuron rappellent encore des épisodes de cette lutte épique où Indra succomba, tandis qu’Agni gardait l’avantage grâce à l’aide de Krichna, ou Rama, c’est-à-dire de Vichnou. La pierre bombée de Genji est un monument commémoratif de la victoire que les Brahmes remportèrent sur les Tchatrias qui tombèrent sous les coups de Paraçou Rama Mais l’état des ruines prouve qu’aux temps modernes les Tchatrias, sous les espèces des Mahrattes prirent sur les Brahmes des pagodes plus d’une éclatante revanche. Les cavaliers de Pounah n’ont pas mieux respecté les monumens de leur religion que ne le firent les musulmans. Ils ne respectèrent pas davantage les personnes ; et les bayadères, servantes des Dieux, ne furent pas à l’abri de leurs entreprises. A Tirnamalé, ainsi que l’écrivait en 1741 le P. Saignes à Mme de Sainte-Hyacinthe, religieuse ursuline à Toulouse, « ils firent d’un seul coup un butin très considérable,… enlevèrent non seulement tout ce qui s’y trouva d’effets, mais encore les danseuses et les filles de la pagode qui leur plurent. »

Je continue mon ascension après avoir, à la sueur de mon front, dessiné les flèches de Rama et aussi son arc, un arc renforcé à la prise de main et qui est du type oriental le plus pur, l’arc turquois, à contrecourbes, qui n’a pas varié en vingt siècles… Je continue de monter.

Trop habitué aux déconvenues pour m’irriter contre cette déception, je gravis les degrés brûlans sans enthousiasme ni mollesse, décidé à explorer sans négligence les ruines de Genji, dans le détail. Et derrière moi s’élève la voix du petit domestique porte-arquebuse : « Monsieur, ça même, sous la pierre ronde, les Anglais ont trouvé un trésor ! » Je n’en doute pas un seul instant. Le bouclier de Rama a été changé de place, cependant que des difficultés et des nécessités diverses me retenaient loin de l’Inde dravidienne. Les trésors archéologiques et autres n’attendent pas ainsi indéfiniment. D’ailleurs, je ne crois pas que les trésors aient dormi longtemps sous terre dans des pagodes visitées par les Mahrattes et par les musulmans. Hyder Ali, j’invoque maintenant le témoignage de Soupou, avait des argumens irrésistibles pour obliger les riches de ce monde à dévoiler leurs cachettes.

Je vous fais grâce du canon fameux qu’abrite un mandapam orienté vers le Nord-Est. J’ai consacré deux heures à le métrer, à le jauger, à le décrire sur mon cahier moite de sueur. Son calibre est fort, son caractère nul, son exécution grossière. Il porte le nom de beaucoup d’Anglais et de quelques Hindous qui tenaient à le faire passer à la postérité. Ces gens de bien ont peiné pour graver ces lettres dans la fonte de fer rugueuse et qui semble n’avoir jamais été riflée. La longueur totale de cette caronade du XVIIIe siècle est, de la bouche au bouton de culasse, de trois mètres et demi environ. Il convient surtout d’admirer l’opiniâtreté des hommes qui ont amené une pièce de pareil poids à une telle hauteur. Car nous sommes ici à plus de trois cents mètres au-dessus de la mer.

La pagode culminante du Radjah Ghiri en est à quatre cents. On n’y accède pas sans difficultés ; que, par malheur, le pont volant de bambous, jeté sur l’abîme, se trouve rompu, l’accès en devient impossible, comme j’en fis l’expérience au mois de décembre 1880. Si, en effet, continuant de gravir l’interminable escalier, on arrive en haut du rocher isolé le long duquel nidifient les abeilles, on se voit séparé du fort par une coupure, large de sept mètres, dont les parois abruptes descendent à vingt mètres en contre-bas. Cette crevasse naturelle s’ouvre du côté Nord. De tous les autres, le gigantesque bloc perché se lève à pic, sauf au Sud-Ouest où la masse de la montagne s’y relie par des blocs jetés en éboulis chaotique dans une étroite ravine. On pouvait donc, à la rigueur, tenter de ce côté une problématique escalade avec des Albanais ou des Afghans. Mais les architectes de Genji eurent tôt fait de rendre l’entreprise impraticable. Trois murailles parallèles, hautes de sept à huit mètres, entrecoupèrent le ravin. Ces ingénieurs firent mieux encore. Ne jugeant pas la crevasse septentrionale assez abrupte à leur gré, ils en augmentèrent les dimensions. La largeur fut portée à huit mètres, la profondeur à vingt. Un simple pont volant jeté sur l’abîme relia dès lors l’acropole au reste des ouvrages. Si l’envahisseur avait pu passer le pont, — et un seul homme suffisait à le retirer, — il trouvait le passage commandé par les courtines où bâillent les meurtrières étagées et les embrasures des pièces. S’il parcourait encore une quinzaine de mètres sous leurs feux, il rencontrait une étroite poterne que quelques gens déterminés auraient réussi à défendre contre une armée. Certes, ce n’est pas de ce côté que les Français et leurs cipayes, voire leurs alliés musulmans, ont enlevé la forteresse de la grande montagne. Ou bien les occupans s’étaient enfuis aux premiers coups de feu tirés au pied, laissant le pont en place et n’ayant d’autre préoccupation que celle de gagner au plus vite la route de Tirnamallé, par les bois, à la faveur des ténèbres.

Le fort culminant du Radjah Ghiri, qui fait si belle figure d’acropole, vu de la plaine, ne présente rien de remarquable non plus que la pagode, sa voisine. Il est de style composite, et sa grosse tour ronde tombe lentement en ruine jusqu’au jour où elle s’abîmera dans le vide. La partie inférieure de l’édifice se recommande par ses vides en arcs brisés ; ceux du premier étage sont en plein cintre ; au second, l’ogive recommence. Le caractère général est musulman. Quant aux Européens, leur main se reconnaît à ces remplis de pierres soigneusement appareillées qui aveuglent les baies. La pagode, — le pagotin, plutôt, tant elle est de dimensions exiguës, — a sa porte, ouverte au Sud et précédée d’un péristyle à colonnes de coupe polygonale et sans trace de sculptures. Seule leur division médiane se timbre, sur ses quatre faces, du tchokra boudhique, un quatrefeuille inscrit dans le cercle. Les chapiteaux en T à pendentifs se retrouvent là comme dans les mandapams d’en bas. Et toute la pagode est de gneiss soigneusement équarri, assemblé sans joints et bouchardé. Quelle qu’ait été la perfection du travail, l’œuvre antique des Hindous cède à l’action du temps : tout un côté de la porte menace ruine, par la chute du pied-droit qui gît en travers du péristyle. Rien n’est entretenu. Encore vingt années, peut-être, et il ne restera plus au sommet du Radjah Ghiri qu’un amas de décombres et quelques magasins de briques et de pierres, presque modernes, et dont on peut dire qu’ils ne méritent pas d’exister.

Puissé-je, en terminant, vous parler de tout cela sans rancune : cette acropole de la Grande Montagne, quand on l’aperçoit de la route de Tirnamallé, paraît le plus merveilleux des objets. Pendant vingt années, elle occupa mes rêves. Maintenant que j’ai gravi et descendu, à grand’peine de mon corps, les huit cents marches de granit brûlant, je me sens appauvri, moins riche de l’illusion envolée. Regretterai-je ma peine et dirai-je que, n’était la vue magnifique que l’on a du faite de ces monumens ruinés, le Krichna Ghiri ne vaudrait pas l’ascension, ce serait ingratitude. Il y a deux manières d’apprécier toute entreprise, que l’on s’en tienne au résultat acquis ou à la conscience de l’effort. La seconde m’apparaît comme en tout préférable. Toute passion, toute ambition non satisfaite laisse au cœur une amertume plus durable que la brève joie du succès. J’ai souhaité voir le Radjah Ghiri, en déterrer les trésors. Qu’ai-je à dire ? La pierre de Rama m’a montré le symbole de l’arc tendu, de la flèche rapide, et leur image à jamais fixée. Anouman en altitude d’adorant m’apprend le prix du dévouement obscur, de la force mise au service de la pensée, et les débris des statues couchées à ses pieds, l’instabilité des dominations terrestres et la loi du repos, auquel ont droit les êtres et les choses, quoiqu’ils n’y obéissent point.

Adieu, Grande Montagne de Genji. Les années alourdissent mes membres, et celui que tu vis jadis, jeune et plein d’ardeur, riche seulement de bonne volonté, se consumer d’impatience à ton pied, descend aujourd’hui tes degrés d’un pas plus lourd, sans regarder derrière lui. Il te garde sa reconnaissance. Il salue en toi le témoin délabré et superbe de luttes épiques et obscures que l’histoire a oubliées, mais que la légende conserve, en les changeant de temps et de lieu.


Genji, 8 septembre 1001.

Des trois montagnes de Genji j’ai, à cette heure, visité la cime. Le Krichna Ghiri et le Chandraja Dourgan n’ont plus de secrets pour moi. Quoique moins élevé de cent mètres que le Radjah Ghiri, le mont de Krichna n’est pas d’un accès moins pénible. J’en ai fait l’ascension avant-hier, et, à quatre heures du soir la température atteignait trente-huit degrés à l’ombre. Les enceintes, beaucoup plus imparfaites qu’ailleurs, sont ruinées du côté Sud, un peu moins dégradées au Nord où l’amoncellement des roches nues est coupé, à mi-hauteur, par une seconde muraille d’un assez bel appareil qui suit les lignes des pentes. Au sommet de la colline on franchit une troisième muraille renforcée de deux grosses tours rondes, dont l’une, profondément lézardée, tombera quelque prochain jour.

Le petit plateau culminant se jonche de décombres. Quelle moisson de sculptures s’offrait jadis à l’archéologue qui parcourait ces sites déserts sans redouter la surveillance du Service archéologique de l’Inde ! Aujourd’hui tous les fragmens d’ornemens et de statues ont été enlevés. Seuls quelques édifices hindouistes ou djaïnas subsistent, mais combien mutilés ! Ou bien ils ont été remaniés par les musulmans. Ces Maures ou ces Turcs, ainsi qu’on les appelle encore aujourd’hui dans le Carnatic, désaffectèrent les pagotins, surmontèrent les mandapams brahmanistes de kiosques à leur mode, et partout martelèrent les images des Dieux. Les pâtres continuent ce jeu de massacre. Tout en gardant les chèvres, ils éprouvent leur adresse en tirant au caillou contre Vichnou et Lakmi.

Le départ entre les monumens djaïnas et musulmans est singulièrement difficile à établir dans cet amas de ruines où les occupans successifs ne cessèrent, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, d’entasser les ajoutés sur les œuvres primitives. Voici un joli kiosque dont les arcatures croisées se rattachent par des entrelacs de nervures en losanges jusqu’à l’ombilic de la coupole, ce qui est assez dans la manière des Djaïnas. Ce dôme porte, sur son pourtour intérieur, une frise aux trois quarts détruite où des oiseaux se mêlent à des ornemens courans, dans le style des arabesques. Sous ce bandeau s’ouvraient les fenêtres en arc brisé, maintenant passées, comme tous les autres vides, à la condition d’orbevoies. Partout la brique et le mortier disparaissent sous un épais badigeon blanc. L’édicule carré que surmonte le dôme prend son jour par de vastes arcades donnant sur une galerie en cloître encore plus largement évidée. De ses baies, quatre, profondément ébrasées, possèdent un rempli formant siège. Leur tympan est percé de trois fenêtres carrées que surmontent six fenêtres ogivales ; et de chaque côté de l’embrasure, c’est une fenêtre carrée avec une, en arc, au-dessus. La large assise de la loge centrale servait, si l’on en croit la tradition, de trône au prince hindou qui venait siéger là en conseil.

À côté de cette loge en lanterne, dont il est impossible de dire nettement si sa tradition est djaïnique ou mauresque, tant elle rappelle et les sépultures de Golconde et certains détails des temples du mont Abou, — à côté de cette loge, se voient les ruines d’un pagotin de même style, entouré de colonnes : la catchery royale, déclare un guide, ou, si vous préférez, le tribunal. Les dalles de son plafond rayonnent autour du quadrilatère central. Tout indique un sanctuaire dévasté, qui fut, à l’origine, consacré au dieu Krischna par les brahmes. L’image de cet avatar de Vichnou se répète sur les piliers. Tous sont d’un excellent travail, tandis que ceux du mandapam périphérique ne se rehaussent d’aucune sculpture. Le gopura, dans son affreuse misère, garde encore sa coupole surbaissée de style djaïna. Un semblable dôme couronne le portique d’une pagode placée plus au Nord. Deux dômes, parfaits monolithes, — et qui n’ont rien de musulman, — gisent à même le roc, près des pagotins en gneiss précieusement sculptés, dont on les précipita. La pagode dont ils dépendaient a été saccagée avec un acharnement sauvage. Où que je regarde, ce ne sont que troncs décapités de dieux et de déesses, qui s’allongent autour du sanctuaire où, paraît-il, — si j’en dois croire un vieil habitant, — fut trouvé le fameux trésor de Genji, ou un autre. Hyder-Ali, après Sivadji, et leurs pareils ont laissé là des traces irrécusables de leur passage. Mais, sans se payer de mots, ne peut-on laisser, planer un pareil soupçon sur les troupes de Bussy ou de Clive ? La guerre a ses nécessités qu’il faut savoir excuser.

Par une extraordinaire fortune, quelques figures ont échappé à cette rage d’iconoclastes. J’en relève sur les piliers quelques-unes d’un beau style, à peu près identiques à celles de Vellore. L’action du temps les a rendues si frustes qu’on ne peut guère juger du modelé. Seules les proportions parlent et crient la bonne époque, le XVe siècle, peut-être. Chaque pilier en porte quatre, une sur chaque face de sa base ; puis le style façonné à huit pans, monte nu jusqu’au chapiteau en T d’où tombent les pendans en cul-de-lampe. Les chapiteaux d’angle affectent la disposition d’une croix. Grâce à la hauteur où elles sont logées, les statues du gopura ont défié la race des Barbares, conquérans ou touristes. Pour quelque autre raison qui m’échappe, les pilastres extérieurs du sanctuaire n’ont pas été martelés. On en peut admirer les ornemens déliés et leur ceintre terminal, sommé d’un mufle de tigre.

Ainsi, me réjouissant de trouver encore autant à admirer sur ce mont désolé, j’atteins la grande pagode où jadis était honoré Vichnou. C’est là que furent prises sans doute les superbes colonnes qui entourent la statue de Dupleix sur la place de Pondichéry. Bien d’autres pierres sculptées ont été arrachées de ce temple du Krischna Ghiri où ne subsistent que les piliers des mandapams et les dalles des toits. Mais ces piliers valent entre tous par leur superbe exécution. Les grandes figures y sculptées, d’un pur caractère archaïque, se recommandent par ces mêmes proportions courtes et massives, par ces hautes mitres cylindriques que l’on observe sur les colonnes de Pondichéry. La tradition veut que celles-ci aient été expédiées par les Français en 1750, en souvenir de leur victoire, elle veut aussi que ce soit un don de quelque radjah de Genji. Les deux légendes sont également croyables. Mozafer Sing, après l’assassinat du soubab Nazir Sing, par le nabab de Kuddapah, acheté par Dupleix, dut sans doute offrir à son ami les colonnes de Genji avec quelques autres souvenirs de nature plus métallique. A cette époque, la trahison était assise sur chaque pierre du Carnate ; le soubab nommé de Dupleix ne tarda pas à mourir de la main d’un de ses anciens alliés (février 1751). Son successeur, Salabat-Sing, ne fit pas une meilleure fin ; il périt assassiné en 1763, par son frère Nizam Ali, à l’instigation des Anglais pour lesquels il nous avait cependant abandonnés sans vergogne quand commença de pâlir l’étoile de Lally-Tollendal.

Tel est, très sommairement décrit, ce Krischna Ghiri que les historiens du XVIIIe siècle appellent « Montagne des Anglais, D comme si le nom d’une divinité hindouiste eût été pour eux trop choquant. De même ils infligèrent au Chandraja Dourgan le nom de « Montagne de Saint-Georges, » au Tchokra Koulam le nom d’ « Etang du Diable. » Je m’arrête dans cette fastidieuse énumération. La conscience des archéologues a prévalu contre cette tendance. Le vandalisme des écrivains est moins à redouter dans ses effets que celui des briseurs d’images. Les noms se retrouvent. Une tête détachée disparaît…


Genji, 19 septembre 1901.

Le Chandraja Dourgan est la montagne méridionale de l’ensemble. Sa masse égale en étendue celle du Radjah Ghiri et la dépasse même, mais son sommet plus humble est beaucoup moins escarpé, et ses pentes sont plus déclives. L’éboulis énorme se prolonge assez loin dans la plaine du Sud, s’interrompt brusquement au Nord suivant une ligne droite rigoureusement perpendiculaire au dernier redan de l’enceinte, regardant ce qui fut le Pettou de Genji, et au grand étang du Tchokra Koulam. A partir de l’étang, la masse fuit vers le Sud-Ouest et demeure séparée du pâté de la Grande Montagne par cette ravine sablonneuse où passait jadis la route de Veltivalam. La suite des blocs perchés se relie donc, si l’on veut, à peu près, à ceux du Radjah Ghiri et porte des fortifications isolées, tours et châteaux en débris qui servaient d’ouvrages avancés. C’est de l’un d’eux, appelé Sakkili Drong, que certains occupans européens se sont autorisés pour baptiser le Chandraja Dourgan de cette dénomination péjorative, car Sakkili Drong signifie « Mont des Cordonniers, » sinon des « Savetiers. » Et ainsi dire du reste. Les missionnaires du XVIIIe siècle crurent peut-être avancer leur œuvre de conversion en ridiculisant ces grands souvenirs du passé. La tolérance religieuse date d’hier, encore qu’elle ne soit plus de règle aujourd’hui. C’est affaire d’époque. Le méfait des Bons Pères du temps jadis est de ceux qui se pardonnent, et ce ne sera pas moi qui ferai un grief à ces apôtres du Carnate de ces naïves transformations. Les services considérables qu’ont rendus les missions de l’Inde aux siècles passés, ceux qu’elles rendent encore chaque jour sont de ces œuvres sur lesquelles le temps ne mordra pas. La malveillance des sectaires ne prévaudra point de sitôt contre ces Pères du Désert qui s’avancent dans leurs voies en ne pratiquant que le bien. Il convient même d’admirer combien leur modération demeura humaine et prudente dans ces pays, malgré les instructions métropolitaines émanant d’hommes qui, pour être de bonne volonté, n’en ignoraient pas moins tout des peuples et des terres que les ouvriers de la première heure s’occupaient de convertir à la Foi.

Seuls ces esprits intolérans et férus d’une religiosité rationaliste, — pour demeurer dans la réserve des mots, — qui voient, à domicile, s’agiter dans leurs rêves « le spectre clérical des Colonies, » se refuseront à reconnaître la somme d’abnégation dont témoignent chaque jour ces obscurs religieux de qui l’existence, réduite à l’indispensable, s’écoule dans l’exil, le travail et les quotidiennes privations. Pour juger sainement des missionnaires, il faut avoir mené la vie du voyageur ou du soldat. Et c’est pourquoi, peut-être, les uns comme les autres s’entendent toujours dans leurs rencontres en terre étrangère, si dissemblables que puissent être leurs croyances, leurs aspirations et leur conception de la vie…

… La grosse pluie, dont le ciel, moins inexorable que tous ces jours passés, nous a favorisés cette nuit, rend la température supportable. A huit heures du matin, nous n’avons que vingt-neuf degrés à l’ombre. La montée est aussi moins rude, quoique l’accès du Chandraja Dourgan ne se recommande point par une extraordinaire facilité. L’interminable escalier, à larges degrés inégaux et qui naissent du mur même de l’enceinte, se perd à tout instant dans les accidens de la roche, et le granit poli est sans sûreté pour le pied chaussé de souliers ferrés. A un tournant, des vaches étiques débouchent, comme celles du rêve d’Egypte, et l’on ne conserve sa place sur le palier glissant qu’au prix d’une active énergie. Par deux, par trois, les zébus errans, à robe livide, se précipitent, déboulent avec une pluie de cailloux jusqu’au fossé dont le fond, boueux hier, déjà sec aujourd’hui, leur donnera un peu de fraîcheur. Le pâtre sautille à leur suite, pareil à un spectre des temples ruinés. Dans cet insecte de la rocaille, dont on ne sait s’il est brun ou couvert de terre, la pauvreté de la nature s’est retirée tout entière. Les os percent la peau lépreuse, et la tignasse en broussaille se hérisse en tous sens, tel le chevelu des racines à découvert sous mes pas. Le haillon qui le couvre théoriquement a la même couleur que cet Hindou misérable, et son bâton à demi écorcé paraît continuer sa personne gercée, hirsute, bonne image de la famine qui ronge bêtes et gens du Carnate. Qu’il demeure immobile, à petite distance, et dans le palpitement de l’air embrasé où vibrent les poussières impalpables, je crois voir un pauvre arbre mort debout parmi les rochers.

Aussi bien ces pauvres gens répètent-ils souvent, à s’y méprendre, la physionomie des singes. Ce matin même, tandis que je soufflais à l’ombre d’un pan de muraille, derrière le Radjah Ghiri, je m’intéressai à un petit berger qui paissait ses chèvres, à cinquante mètres, près de la route de Tirnamallé. Assis à cropetons sur un gros caillou, adossé à un arbre, il laissait son bâton de pasteur reposer contre sa cuisse, et, de ses mains agiles, il fourrageait dans ses cheveux habités. Autour de lui, les chèvres se faisaient rendre un pareil service par des martins, oiseaux insectivores, dont une espèce (Pastor ginjinianus) est très commune dans la région. Ainsi j’admirais ce tableau bucolique quand mon porte-sac me demanda si je ne voulais pas qu’on me passât mon fusil. « Et pourquoi un fusil, malheureux ? — Ça même, monsieur, là-bas, singe même ! » C’était en effet « singe même, » pour parler le langage de nos bons parias de Pondichéry. De main en main, sans hâte, le fusil arriva jusqu’à moi. J’en levai les chiens avec lenteur, et « singe même, » sans se fier davantage en mes intentions, laissant sa posture de berger, s’en fut au trot « à quatre belles jambes » parmi les chèvres qui ne se dérangèrent pas pour si peu. Le grand semnopithèque brun et gris de fer, dont j’avais pris la longue queue pour un bâton pastoral, s’est perdu dans les broussailles sans que j’aie tiré sur lui. Le Muséum pourra blâmer ma conduite : la vie de chacun de nous ne compte pas un jour qui soit exempt de reproche.

Je reviens à mon escalier du Chandraja Dourgan. A mesure qu’on avance, les pierres éboulées se substituent aux degrés réguliers partant du boulevard de la première enceinte, et le long desquels courait une muraille, certainement percée de meurtrières ; il n’en reste plus que des vestiges. La nature même des roches rendait toute autre fortification inutile ; aussi le luxe des enceintes secondaires est-il extrêmement réduit. J’en compte deux seulement qui couronnent les rampes et limitent deux réduits allongés, surtout l’intérieur ; l’éperon du Sud ne possède que son mur extérieur dont la porte regarde les massifs dans la direction de la route de Veltivalam.

Voici enfin le sommet. Deux édifices l’occupent : un mandapam ruiné, et, en contre-bas, une bâtisse carrée, de briques et de mortier, dont le toit en terrasse a disparu. Des arbres poussent entre les quatre murs. Sous mes pieds serpentent les murailles de gneiss, toujours bien appareillées, reliant les blocs, et, de place en place, une guérite ronde, sans doute européenne, est assise sur la roche.

Du mandapam hindouiste les piliers quadrangulaires, à retailles octogones, montrent encore les traces des remplis en briques qu’on maçonna, à l’époque, entre eux. Les bases ont été sculptées en bas-relief et le champ abaissé tout autour des sujets, de telle manière que ceux-ci sont à fleur de pierre, disposition commune de par ailleurs en Inde, encore plus fréquente dans l’art égyptien, mais qui compte ici parmi les raretés. De la face Nord de cet édicule on a une vue étendue sur tout Genji et le pays qui l’entoure, l’horizon se borne par des collines. A cent mètres sous moi s’étalent les monumens comme sur un immense plan en relief. D’abord, la grande pagode de la première enceinte avec son haut gopura d’entrée qui s’ouvre à l’Est et que suivent un plus petit, puis trois autres s’orientant irrégulièrement Vers l’Ouest. Seul le dernier de ces portiques se trouve sur la même ligne que ceux du centre et de l’entrée. Les longues galeries couvertes règnent autour, avec les mandapams carrés. C’est la pagode aux mille colonnes dans son enceinte de briques, accompagnée de ses kiosques extérieurs, de même matière, à gopuras sculptés, massés par deux à l’Est, et par quatre à l’Ouest. Chacun de ces édicules dresse son toit pyramidal sur des colonnettes déliées, très hautes : autant de reposoirs où les brahmes asseyaient, les idoles pendant les fêtes.

Et c’est, avec la mosquée du Nord-Ouest, sommée de petits minarets en chandelier bulbeux, et où les musulmans célèbrent encore leur culte, le seul monument qui subsiste dans la première enceinte. Mais partout des ruines attestent l’ancienne splendeur de la forteresse sacrée aux trois collines. Elles jonchent le sol aride coupé par endroits de maigres champs de millet où poussent aussi quelques arbres, acacias, manguiers, tamariniers. Encore ceux-ci ne sont-ils guère tolérés parmi les cultures, tant leur ombre est vaste : Juniperi umbra gravis, nocent et frugibus umbræ.

Du Sud au Nord, la première enceinte dessine sa courbe irrégulière, avec, en son milieu, l’amas rocheux de la Batterie Royale où un pagotin délabré domine les gros bastions terrassés des Français. De l’Est à l’Ouest, se trace la grande voie partant de la porte fortifiée de l’enceinte extérieure pour joindre celle de la seconde où j’ai campé, avec ses deux cours, ses murs remplis et ses chicanes. A la mosquée, la voie se divise en deux, l’une continuant tout droit, l’autre obliquant vers le Sud-Ouest en longeant la deuxième enceinte, remarquable par ses gros bastions ronds et crénelés dont un terre-plein maçonné tient le centre, remarquable encore par sa continuité et qui gagnait en force par ces monticules du Nord couronnés d’ouvrages. Vers le Nord, enfin, voilà tous ces bâtimens si admirés des touristes et sur quoi les guides ne tarissent pas quand il s’agit d’en réciter l’éloge. C’est la Tour du Mariage, le Kaliana Mahal, une haute tour carrée, mauresque, sans caractère, avec ses sept étages ajourés, à galeries, son clocheton en retrait. Ce sont les palais avec leurs cloîtres qui servaient très probablement d’écuries et dont les guides déguisent le vide sous le nom pompeux d’ « appartemens occupés par les dames de la cour. » Les grands magasins à toit en dos de bahut, hindouistes, voisinent avec ces productions médiocres de l’architecture musulmane et bordent la route droite qui s’avance en chaussée le long des deux étangs. Ces nappes d’eau luisent au soleil, telles des lames de métal, des miroirs où se reflètent les mandapams dévastés, les kiosques en ruines, les portiques isolés, les amas de pierres grises, jaunes, rougeâtres, les monticules de sable. Au Sud du Tchokra Koulam, au pied même de son vaste escalier, commence le pied du Chandraja Dourgan où une broussaille épaisse et quelques grands arbres forment un bocage touffu, retraite aimée des singes qui se plaisent également dans les décombres de la pagode voisine.

L’art hindou, qu’il soit brahmaniste ou djaïna, à tout prendre, prévaut dans la première enceinte. L’art musulman domine dans la seconde. La troisième, qui enserre le Radjah Ghiri, contient surtout des monumens hindous, mais tous les styles s’y mêlent. Puis, derrière, se continuent les ondulations des collines qui se succèdent en vagues pressées vers le Nord où se devinent les ruines de Mélatchéry, ou du vieux Genji des montagnes. Enfin, au Nord-Ouest, tout à l’horizon, se profile la puissante taupinière de Tirnamallé. La masse semi-circulaire du Krichna Ghiri cache en partie les villages de Settipaléom et de Krichnapouram, dont la pagode disparue ne marque plus sa place que par un lat, colonne cylindrique destinée à porter une lampe, par un sanctuaire ruiné et un petit kiosque à hautes colonnes octogones.

La cime du Ghandraja Dourgan est donc l’observatoire le plus favorable à qui désire voir Genji à vol d’oiseau. Le spectacle est d’une qualité rare. Pour le reste, la montagne du Sud n’offre rien à l’artiste et à l’archéologue qui puisse retenir l’attention. Je n’ai pu retrouver les traces des fresques jadis signalées par Esquer. Quant aux rares sculptures des piliers du mandapam hindou, elles sont à ce point frustes qu’on n’en saurait exactement définir la nature non plus que les attributs. C’est pourquoi je suis redescendu aussi vite que le soleil me le permit, et j’ai rejoint le Père Authemard dans sa mission de Krichnapouram.


Genji, 19 septembre 1901.

Le R. P. Authemard vaut qu’on en parle. Je rencontrai ce Père des Missions étrangères sur le Radjah Ghiri où il me poursuivait avec quelques serviteurs de choix portant une bouteille de lait et un flacon de quinine. Le Père Authemard avait appris par la renommée qu’un Français malade parcourait les ruines. Aussitôt il était accouru avec du monde et des remèdes. Il me saisit d’office, corps et biens, apostoliquement ; il dirigea le déménagement de mon camp et ne me rendit la liberté que lorsque j’eus dressé mon lit pliant sous son toit. Si je me rendis à pied chez le Père, ce ne fut point de sa faute. Mais la petite jument du bon missionnaire pliait sous mon poids. Il fallut se rendre à l’évidence et je gagnai Krichnapouram en me promenant.

Il me rappelle à lui seul, ce Père Authemard, tous les missionnaires de l’Inde. Les voilà bien, ces soldats du Christ, avec leur barbe de fleuve et leurs yeux d’enfant. Simples, réfléchis, hospitaliers, ils sont violens et audacieux dans le bien. Ils savent tout du pays qu’ils habitent, et la langue et les mœurs, et les convenances qu’ils observent, et les dangers qu’ils comptent pour rien. Providence du voyageur, ils jalonnent les chemins perdus des districts les plus sauvages. L’homme frugal et laborieux qui voudra connaître l’Inde devra, avec son léger bagage, se confier aux Pères qui, se le passant de mission en mission, avec une charrette à bœufs rembourrée de paille, lui feront connaître ces contrées où le touriste ne voit rien, n’apprend rien, ne comprend rien, parce qu’on ne peut à la fois vivre à l’hôtel et étudier l’Inde. L’Inde des Anglais n’est point l’Inde indienne. C’est une autre terre d’où le « natif » est exclu, en quelque sorte, une terre où l’on mène la vie mondaine, où l’on joue au golf, au polo, au lawn-tennis, où l’on change de toilette six fois par jour, pour assister à autant de repas. Une terre, pour tout dire, où je ne voudrais pas vivre plus d’une semaine par année.

La mission de Krichnapouram ne présente pas ces inconvéniens majeurs. Au milieu des maisons modestes qui l’entourent, paillottes des catéchumènes, chaumière du catéchiste, masure servant d’école, appentis décoré du nom glorieux de cuisiner étable sans bétail, puits sans eau, grenier qui contint du riz, elle dresse sa haute masse carrée dont l’étage se dédouble, en façade, par une vaste galerie à baies cintrées qui laissent passer à flots l’air et la lumière. C’est la meilleure partie du logis, le caravansérail du voyageur, l’hôpital où viennent se reposer les prêtres exténués des fatigues et des jeûnes dans les bourgades malsaines du Carnatic. Au rez-de-chaussée est installée la modeste chapelle. Dans cette église aux murs nus, le petit monde des convertis assiste aux offices, gardant jusque sous le toit de Dieu cette division des castes contre quoi n’a jamais prévalu la discipline romaine. La question des « rites malabares » est de celles qui ont le plus troublé la paix chrétienne depuis que les moines commencèrent d’évangéliser les Indes. Dans leur ignorance absolue des peuples qu’il s’agissait de gagner à la Foi, les prélats métropolitains abondèrent souvent en mauvais conseils, égarant les Papes qui multipliaient brefs et constitutions, comme s’il était facile aux ouvriers de la première heure de changer, en un tour de main, l’assiette morale des Hindous. Si aujourd’hui encore on prétendait obliger les chrétiens de caste à s’asseoir, à l’église, sur les mêmes bancs que les parias, les apostasies se compteraient par milliers. Cette observance des castes est si étroite que l’usage n’admet pas qu’un paria, un tchandala, se tienne sous le toit du Père. Mes hommes ont dû se plier à cette loi, ils vivent dans les communs, et je n’ai de rapports avec eux qu’au dehors.

Par une exception unique, ces moines trouvent des gens de caste, des soudras convertis, pour leur service domestique. Tous les autres Européens ne peuvent tenir leur maison qu’avec un personnel de parias ou de musulmans. Les Hindous de caste s’emploient comme scribes, comme intendans, mais jamais ils ne feront fonction de cuisinier, de valet de chambre, de tireur de panka.

A ceux qui trouveront de pareilles distinctions puériles je répondrai que chaque nation se flatte ici-bas de posséder les meilleures coutumes, mais que certaines, sans prétendre modeler les autres à leur image, entendent jalousement conserver leurs mœurs et leurs traditions. C’est au régime des castes que l’Inde brahmanique doit d’avoir conservé sa physionomie propre et l’originalité de sa civilisation. Malgré son indiscutable faiblesse, elle a échappé à ses vainqueurs qui se sont fondus à son contact ou se sont juxtaposés, comme les musulmans et les Anglais, sans influer en rien sur ses destinées religieuses et ethniques. Et c’est pourquoi les conversions sont si rares parmi les gens de haute caste, et pourquoi, parmi les Brahmes, elles sont tenues pour la plus extraordinaire exception. Si, en temps de famine, les prosélytes affluent, dans certains districts, les missionnaires ne se font pas d’illusions. Ils acceptent, par charité, ces brebis qui ne tarderont pas à déserter le troupeau.

Et cependant, les missionnaires protestans, grâce aux ressources quasi inépuisables des sociétés bibliques anglaises, achètent alors les conversions en masses. On se réjouit fort dans les associations métropolitaines, en apprenant les extraordinaires succès de la propagande piétiste. Mais il y a beaucoup de déchet quand les temps deviennent meilleurs, et les missions évangéliques ne fatiguent plus la réclame quand il s’agit de déboires. L’histoire de l’Hindou au koudoumi, maintenant classique dans les fastes du Carnate, vous renseignera mieux là-dessus qu’aucun commentaire.

Cet Hindou appartenait à une caste assez haute pour que sa conversion au christianisme fût d’un exemple retentissant pour l’édification des Eglises. Le ministre auquel il s’adressa pour être instruit voulut faire honneur à l’évêque d’un néophyte de sa qualité. L’abjuration du pieux Hindou fournit l’occasion d’une cérémonie solennelle. Une montagne du North-Arcat, si ma mémoire me sert, fut choisie, pour que, de la plaine environnante, les fidèles eussent la vue entière de ce spectacle unique qu’offrait un homme de caste renonçant au vêtement d’erreur de l’idolâtrie. En pompe, l’évêque protestant coupa, de sa main, le koudoumi du converti, et en dispersa les crins aux quatre vents du ciel. Le koudoumi est cette mèche de cheveux que tout Hindou brahmaniste garde au sommet de son crâne rasé, en mémoire, sans doute, de cette longue tresse qui entourait la protubérance coronale du Boudha.

Vous entendez au surplus que de son koudoumi l’Hindou néophyte n’avait pas consenti le sacrifice gratuit. Une assez belle somme lui fut comptée, avant le passage des ciseaux. Mais, peu de temps après cette édifiante cérémonie, l’évêque apprit que l’homme au koudoumi, apostat et relaps, était retourné à la pourriture première de Çiva et de Vichnou, et que ses brahmes avaient consenti à le réintégrer dans sa caste. Le fallacieux apostat ne craignait même pas de se moquer, publiquement, du bon tour qu’il avait joué au missionnaire.

Celui-ci prit la plaisanterie de travers. Un pareil scandale était de ceux qui peuvent ruiner l’autorité de toutes les missions d’un district. Les magistrats décideraient. A la loi d’apprendre aux populations du Carnate qu’on ne s’enrôlait pas, pour quelques jours seulement, sous la bannière biblique. Si on s’engageait, il fallait demeurer, ou bien rendre l’argent. Les propagandistes ne paraissent point accessibles à la crainte du ridicule. Forts de leur droit, ils estiment que les affaires divines se règlent devant les tribunaux tout comme celles des hommes. D’ailleurs, un magistrat anglais ne pouvait moins que sanctionner ce rappel à l’honnêteté et à la morale par un verdict de dernière sévérité.

Mais les arrêts de la justice humaine vont souvent contre nos désirs les plus légitimes. Un argument captieux de la défense paralysa certainement les bonnes dispositions du magistrat anglo-saxon. L’avocat de l’Hindou renégat posa la question sur le terrain mercantile le plus vulgaire : « Si les évêques ont donné un tel retentissement à l’ablation du koudoumi de cet homme, s’ils lui ont compté une somme assez forte, c’est qu’ils attachaient une grosse valeur à son koudoumi. Ils ont acheté le koudoumi pour se donner le plaisir d’en disperser les crins aux quatre vents du ciel. Rien n’est plus vrai. Aujourd’hui, résiliant le marché, ils réclament à cet Hindou l’argent versé. Nous acceptons de rendre l’argent. Mais qu’on nous rende notre koudoumi. » Ainsi, l’évêque perdit son procès. Ne faites point de commentaires. Je vous donne l’histoire telle qu’elle me fut contée. En son temps, elle défraya les gazettes de l’Inde.

La pauvreté des missions catholiques ne leur permettrait pas d’acheter de conversions à si haut prix. Malgré la pauvreté, les œuvres suivent leur cours. Sans distinction confessionnelle, les misérables sont secourus dans la mesure du possible. Mais, en ces temps de famine, lutter contre la misère montante, ce serait vouloir endiguer la mer par une muraille de sable.

Et elle est là, la hideuse famine, la tueuse d’hommes, qui s’abat sur les terres brûlantes et les dépeuple sans mesure ni pitié. Le fléau, depuis près de huit ans, écrase le pays. Aux rhéteurs occidentaux, professeurs de charité politique, Genji fournirait une utile leçon de choses. Je doute, toutefois, que ces répétiteurs d’humanité s’abaissent jusqu’à parcourir la terre pour juger du paupérisme et des moyens de le soulager. À la mission, le défilé des misérables est sans fin. L’on peut dire, en toute certitude, que leur détresse n’a rien d’emprunté. Voici une femme toute jeune, qui s’avance avec un enfant sur le bras, une petite fille lui tient la main. Les haillons troués et poudreux les couvrent à peine de la ceinture aux genoux.

« Vois, Père, j’ai été abandonnée par mon mari, et mon fils a disparu depuis trois jours. Je l’ai cherché dans tout le pays depuis Settipettou, et mes jambes ne peuvent plus me porter. Que veux-tu que je devienne : je suis un pauvre insecte de la forêt… Prends mon petit, mes seins taris ne sauraient plus le nourrir. Je suis une païenne, c’est vrai, je le sais, mais je suis venue à toi parce qu’on dit que tu es le père de tous les malheureux. »

Et cette désespérée ne ment pas. Car les Iroulaires sont des gens simples et ignorant le mensonge au point que leur parole est reçue dans les cours de justice avec plus d’autorité que le serment d’un Brahme. Ainsi parla sans emphase la jeune femme du désert, bronzée, pleine d’élégance et de fierté dans sa grâce sauvage. Elle tremblait, recrue de fatigue, sur ses jambes sveltes de chasseresse, maintenant déformées par cette enflure qui annonce chez les affamés les premières approches de la mort. Seule, avec ces deux enfans, elle avait parcouru à pied plus de huit lieues dans la nuit. Pauvre insecte de la forêt ! Les modestes anneaux de cuivre jouaient à l’aise autour de ses bras émaciés. Sa chevelure en désordre cachait en partie son visage aux traits accentués, doux et fins. Et j’ai lu, dans ses yeux profonds et secs, l’horreur de l’agonie prochaine. Toujours je reverrai ces yeux noirs et vitreux qui ne pouvaient plus pleurer. Nous lui avons donné du pain, quelque argent, de quoi s’acheter un pagne. Pour une roupie, un peu plus de deux francs, elle pourra cacher la détresse peureuse de sa chair, « qui avait honte de se présenter ainsi devant les hommes. » Pauvre insecte de la forêt ! Que pourrais-je pour toi ? Et l’interprète m’a répondu : « Rien ! » Rien pour elle, en effet. Que feront trois, quatre, dix, cent pièces d’argent ? Rien. Elle serait dépouillée vivement au premier tournant de la route. Une Iroulaire ! Qui s’inquiéterait de la protéger ?

Le Père Authemard a pris les enfans. Le petit est confié à une chrétienne qui le nourrira de son lait, la fillette munie d’une poignée de biscuits, — échappés aux rats qui viennent la nuit sur mon lit me ronger les ongles, — sera donnée aux dames autrichiennes de Tindivanam, et c’est moi qui la remettrai à leur couvent ; avec le catéchiste, elle voyagera dans ma charrette… Mais la mère ? La voilà qui s’éloigne lentement, sans tourner la tête, dans la poudre du chemin. Adieu, pauvre insecte de la forêt ! Ni l’argent ni les soins ne te seraient utiles. Abandonnée par son époux, cette Agar retourne au désert finir sa frêle existence, sans espoir de rejoindre son fils perdu dans la broussaille où le léopard saura le trouver sans faute.

La loi des Iroulaires est telle. Si l’adultère de la femme est toujours puni de mort par la tribu tout entière, l’homme rejette l’épouse suivant son seul caprice et, en règle, elle ne doit plus trouver d’époux. Ainsi cette femme nomade disparaîtra, car ni sa grâce, ni sa jeunesse, ne feront qu’il y ait place pour elle dans la société indienne. Et, d’ailleurs, son indépendance sauvage la ferait périr, aussi vite que la faim, dans le dépôt de mendicité, si elle se décidait à pénétrer dans une ville. Même au fort de l’hiver, l’oiseau sauvage ne se réfugie pas sous le toit de l’homme. Tant que ses ailes peuvent le soutenir, il vole de branche en branche. Puis il tombe, ses petites pattes raidies, sur la terre dure. Et son corps frêle retourne à la bonne nature qui le cache dans les feuilles sèches jusqu’à ce qu’il retourne au grand Tout.

Chaque jour m’apporte de nouveaux sujets de tristesse et de découragement. Des vieilles, semblables à des bêtes maigres et mutilées, rampent, se prosternent dans la poussière du chemin, se traînent à genoux, les reins cassés, nous poursuivent. Les hommes passent, saluant de la main, pareils à des spectres couleur de cendre, et telle est leur maigreur qu’on croirait voir des momies marchant. Les côtes saillantes, en cerceaux, brident les poitrines creuses. La peau squameuse s’effrite, on la dirait d’un lépreux. Les membres se décharnent, le ventre se gonfle et ballonne ; le visage garde son expression de morne stupeur, et ces gens s’en vont ainsi, devant eux, sans but, jusqu’à l’arrêt final, au coin d’une friche. Et les chacals arrivent pour disperser les débris.

Au vrai, on souhaite que le sol s’entrouvre pour recueillir ces loques humaines et se referme pour leur épargner les affres dernières de la vie. Il s’entrouvre, mais en étroites crevasses, sous le soleil de feu qui mord sans relâche. Le soleil a tout brûlé, asséché les puits, voire les plus profonds. Seul celui de la Mission garde un peu d’eau fangeuse. Depuis huit années que la pluie fait défaut, les étangs ruraux sont à sec. Adieu les irrigations. La prudence de l’administration se trouve elle-même en défaut. Toute moisson meurt sur pied, le millet, les lentilles, les légumes les plus rustiques, se flétrissent à peine levés. Du riz on ne parle plus, et pour cause. La terre grise, roussâtre ou fauve s’envole en tourbillons poudreux sous les pieds des bestiaux. A la recherche de l’herbe maigre, les bœufs vont par troupes, respectés à l’égal des buffles qui beuglent, privés de leur bain de boue. Les Hindous peuvent mourir de faim, nul ne mangera de la vache. Le meurtre d’une de ces bêtes est tenu pour crime sans nom. Seuls les parias se repaissent de bêtes mortes. Mais ce triste régal leur devient promptement funeste ; une fois remplis de cette chair fétide, ils enflent et crèvent, en troupes, autour des charognes qu’ils disputaient aux oiseaux du ciel. Quant aux riches, ils consomment du mouton, de la chèvre, des poules, nourriture de luxe dont j’ai appris le cours de famine à Genji.

Pour qui n’a pas vu la famine de l’Inde, il est difficile de comprendre à quel degré de misère matérielle l’animal humain peut tomber. J’ai vu les mères aux mamelles taries supplier les autres femmes de donner le sein à leurs petits qui pleuraient la faim, et les maris des nourrices bien portantes conclure d’avantageux marchés. Le fisc anglais ne connaît pas cette détresse. En tout pays d’ailleurs, il faut que l’impôt rende, et il ne saurait dépendre de la plus ou moins-value des récoltes. Le principe, excellent partout, d’ailleurs, du gouvernement anglais de ne point prendre parti dans les affaires des particuliers, doit fléchir dans l’espèce. La dureté des règlemens se tempère dans la pratique. D’abord, il existe un commissaire de la famine, fonctionnaire du Civil Service chargé de secourir et de grains et d’argent les sinistrés, après enquête dans les districts. Ensuite, et depuis plus de trente ans, l’administration s’occupe de multiplier les chemins de fer d’intérêt local pour le transport des céréales. Ainsi les lignes de Villapouram à Vellore et à Dharmaveram furent prolongées pendant les famines de 1876 et 1878.

Si beaucoup de petits propriétaires ruraux, de rayots, comme on dit, sont ruinés à plat pendant ces années terribles, le sort des ouvriers agricoles est encore plus désastreux. En temps ordinaire, ces pauvres gens font partie de la famille du rayot, vivant de sa vie, en partageant la bonne et la mauvaise fortune, dormant sous son toit. Mais quand le rayot ne peut plus rembourser les avances qu’on lui consentit sur les récoltes à venir, quand il se voit menacé d’expulsion, il doit licencier les travailleurs subalternes, premières victimes désignées de la famine, qui perdent du même coup et la subsistance et l’abri. Réduits à l’état de vagabonds, ces paysans sans terre, sans feu ni lieu, s’éloignent avec leur famille, allant au hasard, vers un embauchage incertain.

Alors apparaissent les agens de l’émigration. Ils racolent les hommes les plus robustes et les dirigent sur les dépôts d’où, après engagement légalement contracté, ces laboureurs seront expédiés, avec leur femme et leurs enfans, au besoin comme coolies dans les colonies d’outre-mer. J’ai assisté, dans la place de Vellore, a l’enrôlement de ces coolies. C’est une chose intéressante, et qui montre l’indéniable supériorité des Anglais en organisation coloniale. Quant aux opérations de même genre consenties par le gouvernement français au profit de certains entrepreneurs, vous comprendrez la réserve qui me condamne au silence.

Le talukia de Vellore, quand j’y passai, il y a plus d’un mois, avait perdu, par la famine, un dixième de sa population paria et un vingtième de ses ouvriers agricoles. La plupart de ces Hindous avaient émigré à Maurice, au Natal, à Poulo-Penang, aux Barbades. Les émigrans de Vellore, qui se présentaient devant le sous-collecteur, mon hôte, n’en étaient pas encore arrivés à ce degré de misère physiologique qui se reconnaît, pour l’œil averti, à l’émaciation des bras. Il convient de remarquer, aussi, que ces braves gens s’étaient un peu refaits en quelques jours dans le dépôt. Avant de contracter leur engagement définitif, ils comparaissent devant le fonctionnaire anglais qui les interroge, séparément, pour savoir si on n’a pas surpris leur bonne foi. De cet engagement les conditions sont assez avantageuses. L’embauchage de tout ouvrier agricole le lie pour une durée de cinq ans, où il devra fournir un travail journalier de neuf heures entre le lever et le coucher du soleil. La paye se monte à sept roupies et demie par mois, environ treize francs. A cela s’ajoute la ration quotidienne de riz ou de millet, de poisson sec, d’huile et de sel. Le logement est assuré ; chaque famille a sa petite paillotte. Les soins du médecin et les remèdes sont gratuits. Au bout des cinq années, le rapatriement est exigible par l’homme et les siens, et aussi s’il contracte un nouvel engagement de deux ans. Pour un temps plus long, le droit au retour gratuit est perdu. Par ces règlemens étroits, on a voulu, semble-t-il, éviter l’encombrement des coolies indiens dans les colonies précitées.

Le contrôle du collecteur est exercé avec la sévérité la plus grande. J’ai vu M. G. Sydney Robert consacrer une après-midi entière du dimanche à régler une soixantaine de contrats. Chaque coolie signe une feuille, en double expédition, où sont relatées les indications les plus minutieuses sur sa naissance, sa famille, ses héritiers, les délégations qu’il consent… Aujourd’hui que j’ai vu de mes yeux les affamés du Carnate, je comprends mieux les physionomies indifférentes ou satisfaites de tous ces émigrans de Vellore, hommes, femmes, enfans, qui allaient abandonner leur pays pour des années, mais avec la certitude de ne plus connaître la faim. Les misérables de Genji n’ont sans doute pas cette ressource de se louer ainsi à l’étranger. Triste terre de Genji ! La métaphore « le pays est rongé jusqu’aux os » cesse d’être une vaine figure. L’implacable sérénité du ciel le ruine plus sûrement que ne le firent les cavaliers de Sivadji ou les bandes de musulmans du Mysore.

Bien des hommes sont heureux, ici, qui vivent de racines, et ils n’en ont pas tous les jours. Avancer que ces pauvres diables meurent absolument de faim ne serait pas véridique. Dans la réalité, ils succombent sous l’inconvénient de la mauvaise nourriture, sous la misère physiologique, pour observer la valeur des mots. Ils enflent, languissent et s’éteignent, sans presque s’en douter. Leur imprévoyance et leur insouciance sont égales : se remplir le ventre une bonne fois est pour eux la préoccupation première. Insouciance, imprévoyance, toute la vie de l’Hindou est dans ces deux mots. Il engagera trois, quatre récoltes de sa terre pour célébrer richement le mariage de son fils. Vienne la famine, il se trouvera démuni, endetté, bientôt perdu sans ressource. Qu’il survive à la catastrophe, qu’il remonte par grand hasard sur sa bête, vous le reverrez commettant les mêmes imprudences, engageant l’avenir, et cela jusqu’à ses derniers jours. Notre ami le Tandou Sandirapoullé est le portrait fidèle de l’Hindou de tous les temps.

Ces affamés chétifs et minables ne manquent pas de cœur à l’ouvrage. Ils travaillent courageusement, quand l’occasion se présente. Ceux que j’emploie à fouiller l’antique pagode de Krichnapouram, dans l’espoir précaire de me procurer des idoles, font des journées de onze heures pour vingt centimes environ, et je me conforme au tarif du pays. Ces pauvrets sont contens d’avoir de la besogne. Sous le soleil, sans un pouce d’ombre, ils creusent aussi activement que des fourmilions, s’enfoncent sous terre, remontent avec de grosses pierres sur la tête, ou bien, ils les guindent avec de mauvaises cordes et une traverse de bois. Les résultats ne sont pas à la hauteur de la tâche. Nous atteignons à dix mètres de profondeur sans avoir trouvé autre chose que des tessons de poteries communes. Le puits va toujours en obliquant. Il s’avance sous une roche et l’eau suinte ! Avec des cuvettes de tôle on ramène de la boue liquide, parfois un Pouléar en terre cuite, et encore quelques fragmens de statues, un bras de déesse, en diorite verdâtre, qui a gardé son poli. Et cela est d’une belle facture. La main gauche tient encore la fleur de lotus. Voici la droite d’un Civa, ouverte dans le geste qui rassure, avec le losage empreint dans la paume. C’est maintenant un fragment de mitre, quelques boulets de pierre. Mais ni un bronze, ni une monnaie, ni une arme. Tout a été déménagé minutieusement avant l’abandon final…


Genji, 21 septembre 1901.

… Les Brahmes du lieu ne savent rien, je ne saurais trop le répéter, sur cette antique pagode qui fut sans doute celle des brahmes voyageurs, indiquée sur les plans du XVIIIe siècle. Si c’est elle, à qui doit-on attribuer sa ruine ? Aux Français, peut-être ? Je ne me charge pas d’élucider la question. Il est probable cependant que, là comme à Pondichéry, les Jésuites furent obligés par les légats »le détruire les temples des « faux dieux. » L’intolérance des Jésuites est une de ces fables contre laquelle on ne saurait aujourd’hui s’inscrire utilement en faux. Je me contenterai de remarquer que les accusations portées contre eux tombent historiquement quand on prend la peine de remonter jusqu’aux sources. Les Brahmes ignorent tout de l’histoire, et presque tout de leur religion. Celui que je fais interroger prend à mes fouilles un intérêt, à ce point vif, que je me sens pris pour lui d’une sympathie véritable. Erreur ! Il ne tarde pas à me détromper. Cet homme grand, fort, rasé de frais, blanchi de neuf, gras malgré la rigueur des temps, respirant l’aisance, l’honorabilité, la distinction, exhalant le parfum de toutes les vertus, ce brahme portant sur son front la peinture sacrée, symbole des sources de la vie, ce brahme attentif et réservé méditait un simple emprunt.

« Il serait honoré, me dit le Père, que vous lui prêtiez un quart de roupie. » — Trop heureux d’en être quitte pour quarante centimes, — deux journées d’ouvrier, — je remets à ce brahme la petite pièce d’argent, et il nous veut accompagner jusqu’à la Mission. Mais l’apparition subite d’un serpent le mit malheureusement en fuite.

Et quel serpent ! De ma vie de voyageur il ne me souvient d’avoir jamais vu le pareil. Noir, luisant, il glissait entre deux haies de nopals, telle une coulée d’encre. Sa partie antérieure, cambrée, paraissait marcher en attitude verticale, et son cou recourbé dardait, au-dessus de sa raquette épanouie, sa tête plate et audacieuse, à un mètre au-dessus du sol. Ainsi la bête sombre et formidable rampait de l’arrière-train, se balançait de l’avant, dominant les cactus épineux où elle entrait, tandis qu’à deux mètres derrière elle, ondulait sa queue dont la trace demeurait sur le sable. Serrant ma simple canne, je m’élançai pour casser les reins de la bête. Un pareil échantillon n’est pas de ceux que l’on doive laisser échapper. Mais une main vigoureuse me retint par ma veste de toile, et la voix du Père Authemard s’éleva non moins fortement :

« Au nom du ciel, restez ici !… C’est un grand cobra, le plus venimeux des serpens de l’Inde ! »

Et moi toujours tirant : « Oui, oui, Père Authemard ! Un naja, parfaitement !… Lâchez, lâchez, vous dis-je !… Et même l’Hamadryas, le Naja Bungarus en personne !… On le reconnaîtrait à cent pas !… Et la variété noire ! Lâchez-moi, Père Authemard, il va s’enfoncer dans un trou ! »

Mais, ainsi que je vous l’ai écrit, les Pères missionnaires sont tyranniques et violens dans le bien. Le Père Authemard m’immobilisa d’autorité, appelant à l’aide le pion Cheick Iman qui se tint devant moi les bras en croix, tout en regardant prudemment par-dessus son épaule pour surveiller le reptile. Et le manikarin de Genji, le brahme, le catéchiste, mon porte-sac, le rhadjpoute de Krichnapouram et sa fille, la marmaille accessoire et les chiens du pays disparaissaient avec un touchant accord. Je vis le grand naja couleur d’encre filer entre les pierres sèches d’une enceinte ruinée. Sa queue frétilla un instant encore, puis je ne distinguai plus rien.

Ainsi me fut ravie l’occasion d’engager un combat hasardeux contre le plus bel exemplaire de ce naja indien qu’il m’ait été donné de voir en vingt-cinq années de voyages. Il mesurait certainement quatre mètres, pour le moins, et sa grosseur était celle du bras. Le Naja bungarus, appelé vulgairement hamadryas, est le plus puissant, le plus courageux et le plus redoutable des serpens venimeux de l’Asie. Sa morsure passe pour toujours mortelle. Seuls, les hideux crotales et le bothrops fer de lance du Nouveau-Monde, lui peuvent être comparés pour les effets, non pour la taille. On donne souvent à ce grand ophidien solitaire le nom d’Ophiophage, car il est accusé de se nourrir volontiers de serpens, et particulièrement du naja commun ou cobra capel (Naja tripudians). La haine que porte l’Ophiophage au cobra est expliquée par une vieille légende hindoue :

Au temps où les bêtes parlaient, une mère cobra rencontra l’Ophiophage qui se promenait dans un bosquet, aux environs du village qu’il venait de traverser : « N’as-tu rien vu d’intéressant dans les rues ? demanda la mère cobra. — Je te dirais bien quelque chose, répondit l’Ophiophage, mais ta méchanceté est telle que la prudence m’ordonne de ne t’en point parler. — Est-il possible ! s’écria la mère cobra. Quelle réputation est la mienne, et pourquoi médire ainsi de moi sans raisons ? »

L’Ophiophage, malgré sa prudence qui passait déjà pour extrême, se laissa aller à causer avec la mère cobra qui apprit bientôt son secret : « J’ai vu sur la vérandah de sa maison un enfant si beau qu’on croirait voir le Dieu Krichna lui-même dormant à l’abri d’un toit de palmes. — Ah ! cher ami, ne me prive pas d’un pareil spectacle ! Dis-moi, je t’en prie, où est couché ce bel enfant ? — Si tu me promets de ne pas lui faire de mal, je te le dirai. »

La mère cobra jura que l’enfant lui serait plus sacré que s’il était né d’un de ses œufs. Et le trop confiant Ophiophage consentit à la renseigner. Mais la mère cobra n’eut pas trouvé l’enfant qu’elle le mordit et le tua sans remords, peut-être pour donner plus de créance à ce proverbe que ceux-là meurent jeunes qui sont aimés par les dieux.

L’Ophiophage, quand il repassa par le village, connut la mort de l’innocent qui avait péri par sa faute. Décidé à punir la mère cobra, il n’eut de cesse qu’il ne la retrouvât et la dévorât, elle et sa progéniture. Etendant sa vengeance à la tribu entière des cobras, il détruisit tous ceux qu’il put atteindre et laissa aux siens le soin de perpétuer le châtiment de l’engeance félone qui avait trahi son serment. C’est sans doute pour mieux tromper la race des cobras que. celle des Ophiophages se complaît à en imiter la livrée. Peu de serpens ont, en effet, une robe individuelle plus variée. Du jaune sale jusqu’au noir profond, elle affecte toutes les combinaisons de teintes, toutes les marbrures, tous les tons. On a décrit ce grand naja sous plus de vingt noms différens. L’espèce, répandue de l’Himalaya à l’Indo-Chine, possède, dans les catalogues, une synonymie dont la richesse déconcerte. Quant à la taille, elle atteint cinq mètres. L’Ophiophage est, sans conteste, le géant des serpens venimeux.


Genji, 22 septembre 1901.

… Je vous ai parlé de ce rhadjpoute de Krichnapouram qui se signala par son activité à prendre la fuite lors de la rencontre que nous fîmes du monstrueux serpent noir. Ce personnage mène, aux environs de la Mission, son existence digne et oisive, égayée par des libations d’arack, plus fréquentes depuis que sa fille s’est consacrée au métier de chasseresse et travaille pour augmenter mes collections.

Figurez-vous une de ces mignonnes statuettes de terre cuite que modèlent et peignent à miracle nos industrieux potiers de Pondichéry. La princesse rhadjpoute n’a pas dix ans. Son torse nu de petite femme, couleur de chamois, sort de sa jupe d’indienne à fleurs, épanouie en volant sur les chevilles cerclées de cuivre. Des bijoux de nez très pauvres, des pendans d’oreilles et un collier de verroteries composent toute sa parure. Et cette enfant rappelle les plus délicates miniatures indo-persanes où des belles attentives respirent avec recueillement une rose, tandis que passent, sur le chemin bordé de piquets fleuris, les cavaliers en robe de drap d’or, montés sur des étalons balsans d’un bleu pâle. Sa mère est morte de misère, je crois ; son père, abruti par l’ivrognerie, promène son inutilité grandiloquente dans ce Genji où ses ancêtres tinrent jadis les forteresses contre les musulmans de Golconde. Avec les pièces de monnaie que je donne à la fille pour ses récoltes de chauves-souris, de lézards et de petits rongeurs, le père s’offre quelques rasades d’eau-de-vie et se console, sans manquer aux obligations d’un homme de caste tchatria pour qui tout travail est péché.

A ne s’en rapporter qu’à ses goûts, l’ancêtre le plus régulièrement établi de notre rhadjpoute serait ce fameux Bhonsla Rao Gohdji qui amena ses Mahrattes devant Pondichéry, au temps ancien ou Dumas en était gouverneur. Le Bhonsla se laissa tenter par quelques bouteilles de la crème des Barbades. Il en but tant qu’il en eut. Puis, pour en avoir d’autres, il proposa la paix. Cinquante flacons de la liqueur de Mme Amfoux satisfirent le Mahratte. Il se retira avec son monde, renonçant à exiger le tribut et la remise de la famille de Chunda-Sahib qu’il était venu réclamer. Du moins la tradition locale le veut ainsi.

Si j’interroge notre rhadjpoute de Krichnapourain, il n’hésite pas à se réclamer des dynasties mahrattes en général, et particulièrement de ce fameux Desing Badjah, de Genji, naïck fameux du XVIIIe siècle, dont la légende nous apparaît comme la dernière protestation du brahmanisme féodal contre la conquête musulmane.


MAURICE MAINDRON.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1907.