Lettres écrites du sud de l’Inde
Revue des Deux Mondes5e période, tome 42 (p. 622-656).
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LETTRES ÉCRITES
DU
SUD DE L’INDE

V.[1]
LE CARNATIC : Villapouram. — La forteresse de Genji. — La légende de Singaveram. — Les étangs.


Genji, 28 août 1901.

Depuis deux jours je campe dans la vénérable forteresse de Genji, abrité par un vieux porche dont les piliers carrés, à retailles octogonales nues, se chargent sur leurs champs de sculptures frustes où l’on devine les tchakras ou roues de la loi bouddhique, les trisulas ou les palmettes, des tigres et des lions cabrés.

La porte de la seconde enceinte, au Sud-Est, me sert de quartier. Les massives corniches dravidiennes, soutenues par les chapiteaux en T, s’étagent sur trois rangs et soutiennent les dalles de gneis horizontalement disposées en toiture. De chaque côté du double porche s’allongent les mandapams très bas, dont le plancher de pierre est élevé de quatre pieds au-dessus du sol, et des gradins, de place en place, en facilitent l’accès. C’est dans ces salles hypostyles, sur la gauche, que se sont installés mes hommes. Le cuisinier y règne au milieu de ses poteries rouges ; des blocs sculptés constituent son fourneau ; le reste du matériel s’étale parmi les décombres, sous l’œil des corneilles avides qui croassent sur le linteau lézardé. Ma table pliante se dresse à droite. La place qu’elle occupe indique que c’est la salle d’audience où je siège, exposé aux yeux de tous ceux qui passent. Et ma garde-robe, mes ustensiles, mes armes se suspendent à des éclats de bois fichés dans les interstices des parois de pierre.

Ma chambre à coucher est de toile. Je dors sous la tente plantée au milieu d’une petite cour rectangulaire qu’enclosent de doubles murailles réunies par des massifs en blocage. Les piliers monolithiques se dressent autour de ce réduit où le soleil tombant d’aplomb ou oblique échauffe les rocs grisâtres. La main ne peut s’y poser tant ils brûlent, et les plantes qui ont poussé entre les joints pendent en touffes grisâtres, n’ayant plus de la végétation que le nom. Quelques misérables enfans chassent devant eux des bœufs étiques et des chèvres aux mamelles plates, bêtes alertes et sauvages dont le poil sec, roussâtre et cendré est à l’image des herbes calcinées qui s’effritent dans les coulées de sable.

Au pâtre et à son chétif bétail les toits plats des péristyles tiennent lieu de route. Les troupeaux passent sur ma tête, des premières heures du matin aux dernières heures du soir. Puis les ruines appartiennent aux léopards, aux chacals, aux oiseaux de nuit. Leurs appels se croisent. Des chacals, la voix est la même que celle des enfans qui vagissent. Ils rôdent jusqu’autour de ma tente, et je les entends ronger des os.

Ainsi je retrouve mon Genji après vingt années d’absence. L’épouvantable sécheresse ne l’a pas assaini depuis cette époque, où je le visitai en hiver, alors que des pluies torrentielles avaient détruit ponts et chemins dans le Nord du South-Arcat. La basse plaine était inondée, la pagode hors de l’enceinte émergeait d’un lac, et les douves de la forteresse étaient remplies jusqu’aux bords. La rizière étendait son tapis de velours vert sur tout le pourtour. Et, dans les frondaisons masquant la nudité des remparts, les singes se jouaient par troupes, courant vers le bain, au lever du soleil.

Aujourd’hui on chercherait en vain une goutte d’eau en dehors des deux étangs intérieurs. Le fond des fossés est aussi sec et dur que la route poudreuse de Tirnamallé. Tout appelle la pluie qui manque depuis huit ans ; la terre demande de l’eau par toutes ses crevasses béantes, et l’homme meurt de faim parce que le grain ne peut pas lever.

Et, malgré cette disette de l’élément humide, la fièvre ne lâche pas son pays. Elle est toujours là, comme au beau temps des Mahrattes, où une garnison de quinze cents hommes durait trois mois. Je la sens voler dans le bruissement des moustiques. L’enveloppe de tulle, qui entoure tant bien que mal ma couchette boiteuse, ne me garantit guère des dangereux diptères, et mes hommes sont sans défense contre leurs piqûres.

La réputation séculaire de Genji comme insalubrité est en tous points méritée. Malgré la chaleur torride, qui ne descend guère au-dessous de 28° aux heures les plus fraîches de la nuit, je sens la moiteur profonde du sol me pénétrer, avec la rosée du crépuscule, et la dysenterie me cherche qui me mettra à bas pour des mois.

Des quatorze hommes que j’ai emmenés, deux m’ont quitté dès le second jour, les pions anglais ont obtenu leur congé ce matin et retournent à Villapouram. Ceux qui restent vivent dans l’espoir que je me découragerai avant peu, ou brûlent de fièvre dans un coin du portique, regrettant l’hôtel de Soupou où ils pouvaient dormir au frais dans l’attente improbable de besognes faciles.

Soupou avait peut-être prévu ces inconvéniens divers. Il m’a faussé compagnie au dernier moment.

Cette dernière trahison, pour être la plus récente, m’a été particulièrement sensible, et je vous la veux raconter.

Dès le milieu d’août, j’avais annoncé à mon ami Soupou, dans son caravansérail de Pondichéry, ma ferme intention de partir pour Genji : « Ce sera pour la fin du mois, Soupou ; veillez donc sur tout. Que les provisions soient l’assemblées, les hommes de renfort engagés, qu’on leur compte de petites avances et que, la veille du départ, tout mon monde se trouve logé sous votre toit ! » Soupou ne perdit pas un instant. Il commanda du pain séché au four, des boîtes de conserves et des sacs de riz, des articles d’épicerie, des pommes de terre et du café, que sais-je encore ? Comme gens de renfort, ceux-là mêmes de l’hôtel me suivraient. Le manque de cliens rendait la combinaison pratique.

A ma solde seraient désormais le cuisinier, le fendeur de bois, les garçons de salle, et peut-être aussi la Tanigartchi, femme dont la charge consiste à approvisionner d’eau la cuisine. Le tireur de panka nie suivrait en tant que porte-arquebuse, un élève-portier serait promu aux fonctions de porte-carnier, et Cheick Iman tiendrait la troupe sous son autorité immédiate. D’ailleurs, Soupou, en personne, accompagnait l’expédition.

« Voici bien des années, monsieur, que j’ai formé, avec mon père, — c’est vous dire que cela ne date pas d’hier, mais bien de ces années qui précédèrent celle où vous vîntes à Pondichéry pour la première fois, — que j’ai formé, dis-je, le projet de visiter Genji. J’en voulais admirer les monumens et les curiosités qui sont sans nombre. Les obligations de ma carrière, tant que je fus fonctionnaire, m’en ont toujours empêché ; puis, ce furent mes affaires. Jamais je ne trouvais l’occasion. Aujourd’hui, cette occasion se présente, et telle que je ne la retrouverai jamais. Un brahme de mes amis, qui habite Villapouram, se joindra à nous. Il connaît toutes les légendes du lieu…

— Moi aussi, mon cher Soupou, soyez-en convaincu. Point n’est besoin du brahme. Vous voyez sous ma main le dossier où sont réunies toutes les pièces. Rien de ce qui touche à l’histoire de Genji ne nous demeure étranger. J’ai fait traduire la légende du Naïr dont le cheval volait dans les airs, celle aussi du saint Richi qui, avec son corps d’or massif, repose au fond du Tchokra Koulam, depuis que le pénitent de Vichnou lui coupa un bras, bras qui repoussa de lui-même. Je puis vous montrer le plan de la forteresse donné jadis par M. Orme, et que le service des Ponts et Chaussées a fait calquer, ce qui m’a coûté fort cher. Je vous dirai encore…

— Sans doute, monsieur, sans doute !… Mais il y a les traditions verbales…

— Elles sont modernes, Soupou, n’en doutez pas, et beaucoup datent d’hier. Toutefois, je verrai votre brahme avec plaisir, et votre compagnie me sera tellement précieuse que je vous somme d’engager votre parole. Jurez, Soupou, sur cette déesse Parvati portant le Dieu Ganésa, jurez que vous viendrez avec moi. »

Soupou jura par les choses les plus saintes de l’Inde, par la montagne de Tirnamallé, par le sanctuaire de Gonjevaram, que sais-je encore ? Le 25 août, au matin, il était à mes côtés, lorsque je débattais, dans la gare, avec les douaniers anglais, le prix que je devais payer pour pénétrer, avec armes et bagages, sur le territoire britannique. Soupou mit tout son personnel, — je n’ose pas dire le mien, — en wagon. Puis il me souhaita un bon voyage, et se disposa à retourner en ville. Et comme je lui rappelais ses engagemens, il s’excusa d’une façon évasive, argua d’affaires de famille, invoqua le retour inattendu de sa femme, s’embrouilla dans des histoires confuses. Je dus partir sans Soupou, et le courage me manqua pour lui adresser des remontrances.

Aussi bien n’en méritait-il point. Soupou obéissait à sa nature.

Notre manie, à nous autres Occidentaux, est de vouloir tout ramener aux catégories de notre entendement et aux habitudes d’une morale, héritée sans doute de nos ancêtres aryens, mais profondément déformée par nos mœurs elles-mêmes. Incapables de comprendre la mentalité des Hindous, nous nous étonnons que chaque transaction aboutisse à un malentendu. Soupou, quand il me promettait de partir avec moi pour Genji, ne s’engageait pas dans le temps, mais seulement dans l’espace, et dans cet espace se situait son engagement. Aller à Genji en ma société lui agréait, en principe, mais à cette condition que l’époque du voyage demeurât incertaine, à l’exemple de son désir. Que son avantage s’y trouvât de mettre à ma solde le personnel de son hôtel, Soupou n’en doutait pas. Sur cette combinaison s’arrêtait son plan politique. N’osant point me soumettre son plan particulier, il me l’avait exposé dans le général : « Nous partons tous ! » Ainsi, tel un chef qui laisse aux autres l’action pour se réserver la seule idée, Soupou poussait tout le monde en avant, et laissait partir la charge.

J’ajouterai que tout Hindou a en soi des parties de poète, grâce auxquelles il excelle dans la capacité de mentir avec une ingénue véracité. Soupou avait, au vrai, exprimé de bonne foi un vœu dont la réalisation, le moment venu, lui avait semblé téméraire.

Et ses dernières paroles, quand le train s’ébranla, contenaient la philosophie de la chose : « Que voulez-vous, monsieur, je suis trop vieux ! »

Je vis la petite silhouette du hou Dravidien coiffé de blanc trottiner sur le quai, se perdre dans la foule du dimanche, et je me sentis plein d’indulgence pour mon vieil ami Soupou Krichnassamy, ancien scribe à la Direction de l’Intérieur.

Quelques heures de route, un long arrêt à Villapouram, et le train s’arrrête à Tindivanam, où nous quittons la voie ferrée. Sur le quai m’attend le tassildar, collecteur indigène du taluckia. De ce brahme indolent et correct, obèse, le bogliei verni, réchampi de rouge sur vert sombre, reflète les feux du soleil. Un sais en bottes à revers et en turban pointu, dans le bon style du Nord, tient par la figure le double poney de Pégou et époussette de son chasse-mouches en crin blanc la robe lustrée de la bête cape-de-more, aussi bien nourrie que son maître. Même en pleine famine, un brahme maigre compte parmi les grandes raretés.

Avec ce fonctionnaire plein d’une déférence protectrice, les affaires sont vite réglées. Le gouvernement de Madras me devait sa protection officielle et effective comme à tout chargé de mission. Il me l’accorde sans amitié ni distinction de personne. Des questions irritantes de politique intérieure rendent en ce moment les rapports peu cordiaux entre Pondichéry et Madras. A Vellore, j’en ai senti le contre-coup : dès la seconde journée, j’ai dû laisser l’assistant-collecteur et retourner à Pondichéry. Voyageant pour le gouvernement français, je suis tenu à une grande réserve. Et c’est pourquoi je ne vous ai pas écrit de Tindivanam sur la famine de Vellore et les engagemens de coolies.

A Tindivanam, l’accueil est l’accueil dû, et encore avec le minimum. Officiellement, je suis reçu par l’autorité locale, effectivement je suis nanti de deux pions avec bandoulière aux armes d’Angleterre ; ils se tiendront à mes ordres tout le temps que j’en aurai besoin. Les manikarins, — les maires des villages, — me prêteront assistance, si, de nécessité, je devais m’arrêter avant d’atteindre Genji où je suis attendu. Des voituriers de confiance ont été arrêtés, ils sont là, avec leurs attelages ; pour le prix, les pions connaissent le tarif, et on l’appliquera. Dix-huit milles à faire en charrette à bœufs, et le lendemain, aux premières heures du matin, hôtes et gens, nous serons au terme du voyage.

Ayant ainsi rempli les instructions du grand collecteur du South-Arcot, absent du district, le brahme tassildar me demanda la permission de retourner à ses affaires. Il partit avec son Pégou trotteur, son saïs à bonnet pointu, sous le soleil brûlant, et je restai dans la salle d’attente délabrée, en compagnie du lieutenant Bossand, que le gouverneur de Pondichéry m’avait obligeamment adjoint pour le plan topographique. Mes hommes se dispersèrent à la recherche de rafraîchissemens. La température oscillait entre 39 et 40°, à l’ombre, et une chaleur étouffante pesait sur la gare déserte. La brise précaire de la mer qui visite encore Pondichéry ne s’avance guère dans l’intérieur. Tindivanam et Genji sont des stations à déconseiller, pour les touristes amateurs, pendant la saison sèche. Quand on nous apporta de la glace, elle avait fondu en route. Le soda-water était tiède. Les chiens parias, vautrés à l’ombre, près des bœufs résignés, tiraient un pied de langue. Le cipaye, ordonnance du lieutenant, se remit en route vers une machine à glace problématique. Et nous demeurâmes seuls pendant deux heures, sans nouvelles de notre monde. Les pions d’Angleterre et de France, les vindikarins, — je veux dire les voituriers, — les domestiques de tout grade, tous disparus, évanouis. Seuls nos bagages amoncelés sous l’auvent et les quatre charrettes nous étaient fidèles. Rangées à cul le long du trottoir, le timon dressé menaçant ainsi que la verge d’un trébuchet antique, elles semblaient nous dire, avec leurs roues de bois brut, leur bâche en natte voûtée, et leur fond tapissé de paille :

« Ne vous impatientez pas, étrangers. N’êtes-vous pas aussi bien ici que sur la route dont le cailloutis brûle les pieds, sinon mieux ? Pour nous, qui en avons vu d’autres, et plus pressés que vous, le temps ne compte pas. L’impatience de ces gens d’Occident n’a point prévalu contre les coutumes. Un peu plus tôt, un peu plus tard, qu’on crie, qu’on se taise, on finit toujours par se mettre en route. Que sert de crier ? Quand un chien aboie insolemment contre une montagne, qui en pâtit, la montagne ou le chien ? Ainsi parlent nos sages. Et le Pantchatantra nous prouve que la colère n’avance à rien. N’a-t-il pas dit : « Le pois chiche a beau sauter, il ne peut pas briser la poêle à frire. » Attendez en paix que le soleil se couche. Seulement alors nous nous ébranlerons. »

Les charrettes étaient dans le vrai. Le soleil descendait à l’horizon que nous commencions de partir. Personne ne manquait à l’appel. La vie sociale reprenait, la pendule de la gare disait cinq heures. Les bagages furent entassés dans deux charrettes, le lieutenant Bossand se logea dans la troisième, les hommes se casèrent entre les caisses ou sur le devant, et, mollement couché parmi des bottes de paille étalées ou massées avec art, avec mon sac à linge pour oreiller, je me laissai bercer aux hasards de la route. Et cette route blanchâtre, empierrée, poudreuse, était plantée uniformément, administrativement, de tamariniers au feuillage finement découpé, d’un vert clair, avec des longues gousses rougeâtres.

Ces arbres à bois dur donnent l’ombre au voyageur, — s’il se contente de peu, — et aux Ponts et Chaussées anglais le moyen d’entretenir la route sans bourse délier. Les fruits du tamarin sont un article de consommation d’importance première, en Inde. Employés comme condiment, médicament astringent, mordant propre à nettoyer les cuivres, — et je m’en tiens aux usages principaux, — ils sont de vente courante. La récolte des tamariniers en bordure de route, plantés par le service public, est affermée pour une somme assez forte qui sert à payer les cantonniers et les matériaux. Tant que les pluies ne tombent pas en excès, la vicinalité du Carnalic mérite tous les éloges. Mais si, — par un hasard malheureusement trop rare au gré du laboureur, du rayot, que ruine la sécheresse, — l’eau du ciel s’abat à profusion sur la contrée, alors les ornières, les cloaques, les mares sillonnent, coupent, barrent la grande route. Puis, sous l’averse monstrueuse, elle disparaît par places, ne faisant plus qu’un avec l’étang ou la rizière, et si les charrettes s’aventurent dans le déluge, l’eau monte au-dessus des essieux, les bœufs s’enlizent dans la boue jusqu’aux cornes.

Singulier pays qui semble n’avoir jamais connu les saisons régulières et qui ne profite point du bienfaisant apport des moussons. Quand ce n’est pas la sécheresse affreuse avec sa famine inévitable, c’est l’inondation dont l’excès amène les pires maux. L’eau limoneuse, dans la plaine transformée en lac, entraîne bestiaux et paillottes, ponts, villages. Et, quand tout se remet en place, le choléra complète généralement le désastre. Jadis j’ai vu cette route de Tindivanam perdue sous l’eau ; aujourd’hui, c’est un long ruban empierré où l’on étouffe parmi les tourbillons de poudre. Aussi je ne reconnais plus rien. Et je songe, entre mes bottes de paille où mon être se sent merveilleusement calé, à cet humide Malabar où, il y a quelque six semaines, je passais les rivières débordées, en une mauvaise pirogue que remplissait la pluie torrentielle et tiède, accroupi dans l’eau avec mon ami Bourgoin, sous le commun abri d’une mauvaise natte. Bien qu’ayant passé les limites de la jeunesse, je retrouve en ces pérégrinations modestes tout l’attrait de jadis. Loin de la civilisation astreignante, je jouis en toute intimité de la nature et je goûte la paix du soir, sans crainte de gêner quiconque ou d’être contristé par quelqu’un. Salut à toi, bonne et sainte indépendance, seul bien qui vaille ici-bas ! Aller, aller, tel un roi fainéant, au pas paisible des bœufs couplés dont le vindikarin attentif règle l’allure en serrant la queue de la bête de droite entre ses orteils, cependant que son chant nasillard entretient le courage de l’attelage et domine par instans le grincement lamentable des roues ! Aller devant soi, sans souci de l’heure, mettre à son gré pied à terre, s’arrêter, examiner le reptile qui trotte, l’insecte qui vole, les cailloux, les plantes, ou se laisser véhiculer et regarder, sans penser, l’apaisant spectacle des champs, des rizières, que boit l’ombre dont le manteau descend lentement, se laisser aller sans la lancinante préoccupation des intérêts humains et de leurs rapports avec le temps, pris comme témoin et comme juge !

Le pion Cheick Iman s’avance majestueusement aux côtés du lieutenant Bossand qui se donne le plaisir de la marche. Le pion anglais, de mine moins magnifique, tient, sur la paume de sa main droite, la noix de coco, réservoir d’un houka ; tout en trottinant près des bœufs, il aspire la fumée ou attise le feu du fourneau épanoui en campanule. Le photographe hindou, — c’est l’homme au phonographe de Villenour, et je voue à l’exécration sa mémoire, — raconte aux gens de Soupou des histoires sans doute très curieuses. Tous, en effet, retiennent leur souille et semblent enchaînés par sa voix, au niveau d’une charrette qui nous suit. Les autres s’égrènent le long du chemin. Tout véhicule croisé est prétexte à échanger des propos gaillards, et aussi de jouer à l’important, en ordonnant de débarrasser la voie pour le « Sahib. »

Le « Sahib, » — vous m’aurez reconnu sous ce nom, — ne se soucie guère des questions de préséance. Tout à la joie raisonnée et profonde d’avoir mis enfin sur pied cette expédition dont il rêvait depuis vingt ans, il fume en silence sa courte pipe de bruyère et regarde la route empierrée qui fuit lentement sous ses pieds. Car ma charrette est dans les courtes, et une partie de mes jambes dépasse. Chacun peut compter les clous de mes souliers ferrés.

De loin en loin, un petit pagolin se dresse. En voici un plus considérable : tout autour » des effigies singulières, des vaches bariolées, des paons gigantesques, des bonshommes mitres, la suite ordinaire d’Aïnar, et de celui-là la statue équestre se devine dans l’obscurité naissante. Du coup, la gaîté du personnel hindou s’éteint. Sans bruit, chacun se glisse dans les charrettes de tête, disparaît parmi les bagages. La nuit tombe, des appels se croisent, un feu brille entre les arbres, puis disparaît. La file des charrettes s’allonge. Derrière moi, en voici deux, quatre, dix, vingt peut-être, qui se joignent à nous. Bientôt notre caravane tiendra un mille entier de la route.

C’est que l’Indien n’aime pas aller seul par les ténèbres. S’il redoute Aïnar et sa cavalerie d’étrangleurs, — une erreur est vite commise, plus d’un honnête homme s’est vu happer comme un coquin, — il ne craint pas moins les « callers, » les voleurs et les désespérés qui tiennent la campagne en temps de famine. Voyager avec des Européens, qu’on sait toujours bien armés et plus capables de donner des coups que d’en recevoir, est une de ces bonnes fortunes qu’on ne manque pas d’occasion. Les rodomontades de mes domestiques produisent leur effet, le dépassent même. Tout le long du chemin, ils racontaient que le lieutenant et moi n’avions pas moins de dix fusils, sans préjudice des revolvers et des sabres. Je demeure convaincu qu’une bonne moitié des charrettes rencontrées a fait demi-tour pour profiter de notre convoi.

Insensiblement, mon véhicule a pris la tête, et c’est, en arrière, un concert de sons gutturaux, d’appels de langue, un grincement strident d’essieux, un bruit sourd de roues, de piétine-mens, un bourdonnement vague. L’allure s’accélère, les bêtes prennent le trot, les jougs, les timons, les bois crient, se plaignent, la terre dure résonne. Mais on ne voit à dix pas devant soi. Les nuages couvrent la lune. De temps à autre la tête d’un timon me heurte les pieds, ou bien c’est la corne d’un bœuf dont les sonnettes tintent, car la charrette qui me suit ne veut point perdre le contact. On dirait que le feu de ma pipe sert de phare au vindikarin qui tord la queue de son bœuf avec son pied.

Et je continuais à jouir de mon indépendance sur la grande route de Tirnamallé, un des plus saints pèlerinages de l’Inde, lorsqu’un arrêt brusque me tira de mon engourdissement. Cheik Iman qui,, assis à l’avant du char, confabulait avec le conducteur, m’apprit qu’on était arrivé à hauteur de Villakam et que les voituriers y prendraient leur repas dans le petit bourg que l’on voyait sous les arbres, pour en repartir à minuit. Inutile d’en appeler de cette décision, la coutume la rendait irrévocable. Ainsi en 1880, j’avais dû passer une partie de la nuit dans ce pays perdu. Que les vindikarins s’arrangent donc : pendant qu’ils cuiront leur riz, nous nous abriterons dans le bengalow, maison ouverte aux voyageurs, et nous souperons de nos provisions,, à couvert, puisque, par une dérision et une mauvaise fortune extraordinaires, la pluie tombait à grosses gouttes, les premières que j’ai vues dans le Coromandel et le Carnatic depuis mon arrivée en mai.

Je mis pied à terre, les voitures furent dételées, le chef du village fut mandé. Je l’attendis un quart d’heure sous la pluie, sans qu’il daignât paraître. Alors nous nous retirâmes sous un gros arbre avec nos provisions tirées d’une caisse. Et tout aussitôt les gens du lieu rôdèrent autour de ce campement improvisé. Ils examinaient la boîte, ils m’en virent tirer des choses qui brillaient, un sabre d’abatis, d’autres objets de même intérêt. Leur intention s’affirma de ne nous rendre aucun service. Et le manikarin ne paraissait toujours pas.

La mauvaise volonté des indigènes pousse à l’ordinaire les voyageurs vers des résolutions violentes. Elle ne saurait plus aujourd’hui me laisser aller à des mouvemens inutiles. Mais jamais on ne doit se laisser manquer dans les régions d’Orient. La position était aussi désagréable que ridicule, et rien n’était régulier. Si l’officier qui m’accompagnait était homme, comme moi, à se contenter de l’abri d’un tamarinier et d’un maigre repas tiré de quelques conserves, les domestiques, eux, ne pouvaient s’inspirer d’une pareille philosophie. Les voituriers nous avaient trompés, en s’engageant à nous mener de Tindivanani à Genji, d’une traite, nous pouvions y entrer à dix heures du soir et souper à onze. Nous étions loin de compte. A moins de décharger trois charrettes, nous devions renoncer à atteindre nos cantines, notre riz, notre pain. Et mes hommes n’avaient rien à manger, ils n’avaient même pas une marmite. J’apprenais aussi de la bouche de Cheik Iman que les vindikarins, gens de basse caste, ne voulaient point partager leur riz avec les parias. Quant aux pions du collecteur de Tindivanam, ils s’étaient perdus dans la nuit, et le cipaye du lieutenant Bossand s’y perdait à leur suite dans l’espoir chimérique de les ramener.

Tels furent les premiers effets de la protection que me donna, au cours de ma mission, le gouvernement de Madras. L’incriminer serait d’une malveillance puérile. Le grand Collecteur, tout comme moi, se serait trouvé désarmé devant cette méchanceté sournoise dont l’Hindou abonde pour l’étranger. L’éternelle histoire recommençait de l’Inde foncièrement inhospitalière où le soudra se laisserait plutôt tuer sur place que de donner à boire dans son pot à un mourant de caste inférieure. Tout en respectant les us et coutumes, je devais pourtant assurer la subsistance de mon monde. Mais je devais, surtout, ne pas créer d’incident délictueux en cet Empire où le statut britannique livre les Européens, — à l’exception des Anglais, s’entend, — à la juridiction des tribunaux indigènes. Je donnai l’ordre à Cheick Iman de retrouver les pions anglais, ses coreligionnaires en l’Islam. Il les découvrit, comme par hasard, assis dans une maison du village, et me les amena. Requis de chercher le manikarin et de le faire comparaître, ces hommes de police furent avertis que je les rendais responsables. Faute à eux de me présenter ledit manikarin, je demanderais qu’ils fussent punis par le tassildar de Tindivanam.

Ainsi sommés dans les formes, les pions à baudrier durent s’exécuter. Le manikarin parut, ou un Hindou se donnant pour tel. Sa mine était douteuse et son vêtement peu soigné. À la lueur d’une torche, il s’avançait, suivi par des serviteurs qui portaient deux fauteuils ruinés et des panelles de terre pleines d’eau. C’était tout ce qu’il pouvait offrir. Le bengalow des voyageurs, pour n’avoir, à vrai dire, jamais servi, tant les passagers anglais sont rares en ces contrées, abritait le bétail. Aussi se trouvait-il dans un tel état que jamais manikarin n’oserait le mettre à la disposition de gens de notre importance.

La raison était suffisante ; et l’excuse était véridique. Cheick Iman avait visité le bengalow. Les bœufs de nos charrettes l’occupaient. Un pied de fumier en matelassait le sol, et à hauteur d’appui les murs se tapissaient de bouse de vache. Nous ne pouvions obliger un Hindou à nous loger sous son toit, à moins que l’Inde renonçât, en cette nuit pluvieuse, à ses habitudes séculaires. Déballer ma tente et la dresser demandait une heure de travail. Nous en avions deux ou trois à passer encore sur la route. Le tamarinier nous abriterait donc et nous remerciâmes le manikarin de ses deux fauteuils en rotin dont l’un n’avait plus de fond, et l’autre avait perdu son dossier. Et, par politique, je donnai une gratification aux porteurs.

Restaient les hommes et la question du riz. Du village on ne pouvait rien réquisitionner. Les habitans ne devaient pas avoir de riz cuit, à cette heure tardive, le manikarin m’affirmait qu’on n’en trouverait pas un grain. Je me contentai de l’excuse et me portai, de ma personne, au fourneau en plein vent qu’entourait une douzaine de voituriers. Ils surveillaient la cuisson de leur riz, sans remords, et leurs pagnes ramenés sur la tête en guise de parapluie, échangeaient des propos. Par la voix de Cheick Iman dont la barbe et la bandoulière auraient suffi à les faire rentrer sous terre, si les pions de Tindivanam ne les eussent assez intimidés, je leur notifiai, en grande douceur, mon irrévocable décision. Les vindikarins allaient fixer leur prix. Une fois payés, ils livreraient une quantité suffisante de riz assaisonné à mon personnel, qui le recevrait dans ses récipiens. En cas de refus, mon pied, chaussé de cuir de vache, — chose terrible, — renverserait les marmites pleines, chantant côte à côte sur un feu de bois mouillé dont l’acre fumée était rabattue par la pluie. Mes yeux en pleuraient, tandis que j’attendais la réponse. Les pions anglais, pris à témoin, déclarèrent que ma résolution était équitable, ils adresseraient, en ce sens, leur rapport au Collecteur. Cheick Iman fut accusé par l’opinion publique, — mais le lendemain seulement, — d’avoir affirmé que j’étais généralement porté à distribuer aux gens des coups de fouet. Il tenait, d’ailleurs, mon fouet de chasse à la main, pour me faire honneur.

C’est pourquoi les vindikarins de Tindivanam, pour se voir menacés de partager le triste sort des gens qu’ils comptaient malicieusement affamer, transigèrent avec une bonne grâce d’occasion. Avec quelques francs, — car je ne marchandais pas un instant, — je pus nourrir ma suite, uniformément, malgré les différences subtiles que nos honnêtes toucheurs de bœufs avaient tenté d’établir. Ils n’avaient pas refusé de céder du riz aux musulmans, voire aux chrétiens, mais seulement aux parias. Et si peu nombreuse que fût mon escorte, elle présentait cette particularité de réunir quelques représentans des trois grands cultes observés par la majorité de l’humanité. De Brahma et de Mahomet, les enfans picoraient amicalement, pour l’heure, avec ceux du Nazaréen.

Telle fut ma rentrée dans la pratique ingrate et trop souvent tumultueuse du métier d’explorateur. J’appris, le lendemain, qu’un bruit avait couru par tout le district. Plusieurs généraux européens avaient mis le sabre à la main pour obliger les villageois à leur fournir diverses choses. Leur dureté et leur exigence avait terrorisé les pauvres Hindous qui, poussant vers la brousse leurs femmes et leurs filles, les y avaient cachées loin des entreprises de l’étranger. Alors, ces gens furieux et barbares s’étaient dirigés sur Genji, pour s’en emparer, sans aucun doute, car la guerre allait éclater entre l’Angleterre et la France. Les campagnards avisés s’informaient des circonstances avant de prendre parti.

J’ai appuyé sur cette méchante histoire pour vous montrer combien de petites misères l’on doit endurer, à toute heure, dès que l’on quitte les commodes arrêts des voies ferrées et les hôtels des grandes villes. Loin d’eux, le voyageur doit renoncer à trouver un abri, fût-ce pour une heure, et à ne rien attendre de l’indigène, fût-ce un peu d’eau. Jamais je n’oublierai qu’en décembre 1880, ayant eu l’idée saugrenue de faire une longue marche de jour, sur cette même route de Tirnamallé, sans autre escorte qu’un domestique, je ne pus obtenir une goutte d’eau. Toutes les portes se fermaient, ou bien les femmes se sauvaient en criant de peur. Mon homme portait ma boîte de botanique, je la remplis dans une rizière et bus le liquide jaunâtre que le soleil chauffait. Il est vrai qu’à cette époque on ne parlait guère de filtre Pasteur et les microbes ne possédaient aucune notoriété.

L’Hindou n’agit pas ainsi sous l’empire de la haine, mais il a peur de se souiller, et la purification coûte fort cher, le brahme étant passé maître dans l’art de saigner le dévot. Poser son pied chaussé de cuir sur le seuil d’une maison, souillure. Approcher ses lèvres d’un vase, souillure. La maison doit être purifiée, le vase détruit, la main qui l’a présenté purifiée, quoi encore ? En toute vérité, dans la pratique des choses, l’homme de caste ne peut avoir de contact matériel avec l’impur Occidental.

… Vers minuit, nos vindikarins sans rancune remirent leurs bœufs sous le joug, et nous continuâmes la route, heureux de la fraîcheur relative amenée par cette pluie passagère qui, une fois que nous fûmes étendus sous notre bûche en berceau, cessa de tomber, comme par enchantement. Les voituriers étrangers reprirent leur marche de file ; les cahots me secouèrent sans trêve jusqu’au lever du soleil. Je n’en dormis pas moins bien sur ma paille, indifférent aux mauvais bruits qui courent d’usage sur Aïnar, le Dieu qui chevauche de nuit pour protéger les cultures, et sur les voleurs qui attaquent les charrettes à bœufs.

A six heures, je me réveillai à Genji, sinon dans l’enceinte même, du moins à l’entrée du pays. Je reconnus la petite pagode en ruines, qui domine la rivière, et où j’avais passé le mois de décembre 1880…


Genji, 30 août 1901.

La petite pagode du bord de la rivière ne m’a pas arrêté, non plus que le bengalow des voyageurs où je descendis jadis et où une main inconnue vola le turban de mon domestique Rattinam tandis qu’il s’occupait de préparer mon maigre repas. Rattiman est mort pion de police à Pondichéry. Jamais il n’exista de poltron plus déterminé dans toute l’Inde dravidienne qui tient pourtant de cet article un inépuisable assortiment. Le souvenir de Rattinam et de ses mésaventures n’aurait pas suffi à m’éloigner du bengalow, fraîchement réparé et muni par l’administration d’une esplanade carrée, plantée d’arbres, balayée et entretenue avec soin. Si j’ai renoncé à mon premier projet d’y camper, c’est que cette maison commune est à une trop grande distance des ruines. Trois kilomètres, sinon quatre ou cinq, à parcourir matin et soir, à quatre reprises, et quotidiennement, cela est aujourd’hui une besogne au-dessus de mes forces, quand ce trajet s’ajoute aux pérégrinations, aux ascensions dans un ensemble de fortifications qui mesure près de 12 kilomètres carrés et dont les cimes s’élèvent jusqu’à 400 mètres au-dessus des glacis.

Et voilà pourquoi j’ai établi mon quartier dans l’enceinte même de Genji, après d’infructueux essais d’installation en un de ces beaux tombeaux musulmans qui voisinent avec une mosquée près de la porte de l’Est. Les hommes de l’Islam qui m’accompagnent redoutent certainement les Efrits et autres démons de la nuit. Aussi me persuadent-ils que les Maures de Genji me chercheraient noise et me rendraient le séjour impossible. Comme je ne suis pas venu ici pour batailler avec les descendans des Mogols, je me rendis à ces raisons sans discussion. Et je laissai en paix les tombeaux de la première enceinte en considération des Musulmans de Genji, ou pour mieux dire de ces villages appelés Krichnapouram et Settipaléom dont l’ensemble constitue le Genji actuel, hors des murs qui n’enclosent que des ruines désertes.

Au reste, tous ces villages ont tellement changé de place que l’on ne roussit guère à retrouver celles qu’ils ont occupées depuis deux siècles, sans plus. Toujours ils ont tendu à remonter vers le Nord-Est. Au milieu du XVIIIe siècle le Pettou ou ville de Genji suivait exactement la ligne orientale de la première enceinte, du Chandraja Dourgan à la Batterie royale. A l’entrée de cette ville, assez considérable, se trouvait un grand enclos avec, en son centre, la pagode dite des Brahmes voyageurs dont il faut renoncer à retrouver les débris. À ce Pettou de Genji le petit village de Krichnapouram se rejoignait au Nord-Est par une avenue. C’était un bourg très peu considérable et qui avait emprunté son nom (bourg de Krichna) au monticule fortifié, le Krichnaghiri, qui le dominait à l’Ouest. Aujourd’hui Krichnapouram a pris toute l’importance de la vieille ville rasée. Une mission catholique y est installée, et la bienfaisante influence d’un Père français donne à ce coin désolé quelque apparence d’ordre et de prospérité. Sous le toit hospitalier, tout voyageur est sûr de trouver un bon accueil, des soins et des renseignemens. Mais là-dessus je m’étendrai par la suite.

Du bengalow des voyageurs à la porte de la grande enceinte, des ruines de tous styles jonchent la plaine accidentée qui s’étend entre le lit presque desséché de la rivière et la route de Tirnamallé. Les petits édifices musulmans et les kiosques élégans des Djaïnas ont parfois défié l’action du temps. Parmi les gros blocs de gneis grisâtre dont les alignemens font songer à une moraine glacière, on rencontre ces colonnes grêles, ouvragées, qui, par quatre ou six, soutiennent un dôme étage à corniches en surplomb. Des sculptures il ne reste plus trace. Depuis les incursions des Mahrattes, la conquête musulmane, les guerres des Anglais et des Français, les monumens ornés ont passé par des fortunes trop diverses pour qu’une seule cause de destruction leur ait été épargnée. Lorsque, à la fin du XVIIIe siècle, la paix fut à peu près assurée, ce furent les pâtres et les touristes qui achevèrent l’œuvre du vandalisme. Les Djaïnas de Sittamour sauvèrent cependant quelques belles statues et divers ensembles d’architecture. Ils les achetèrent et les transportèrent à grands frais dans leur temple fameux entre tous ceux de l’Inde méridionale, et que je compte visiter dans un mois. Enfin la conservation des monumens historiques, l’Archeological Survey, prit sous sa protection la forteresse de Genji, alors que rien ne restait à enlever, pour ainsi dire, dans les monumens de la plaine et de l’enceinte, non plus, sans doute, que dans les ruines du vieux Genji. Car il existe aussi un vieux Genji, amoncellement de décombres épars mêlés aux monticules dénudés, aux collines chaotiques dont le sommet se couronne de tours éventrées, à quatre ou cinq milles vers le Nord, à droite de la route de Tirnamallé.

L’histoire de ces Vénérables citadelles est à écrire. Personne, à ma connaissance, ne l’a encore abordée. Seule une étude méthodiquement poursuivie, pendant les mois d’hiver où la température est plus clémente, pourra fixer les archéologues sur les rapports et les confusions établis jusqu’ici entre ces deux localités si distinctes. Je n’en parlerai donc point à la légère. Que ma santé me le permette, et je jetterai les fondemens de l’enquête en observant cette précaution première de ne tabler sur aucun témoignage indigène verbal. L’expérience que j’ai des personnes et des choses en Inde, expérience petite, mais suffisant à mon usage, me défend depuis longtemps cette pratique d’interroger les hommes de haute ou basse caste, encore moins les parias, les musulmans et les chrétiens, sur les choses de la religion et de l’histoire. Les voyageurs qui colligeraient des renseignemens puisés à de pareilles sources se ménageraient de considérables déboires. Prenant pour argent comptant les contes bleus que leur débitent imperturbablement les domestiques des hôtels ou les pandits des bazars, ils tiendraient registre de commérages misérables en tout étrangers au sujet. Le plaisir qu’éprouvent les Asiatiques à tromper les Occidentaux ne les pousse pas moins dans les voies du mensonge que cette naturelle vanité de ne pas être pris pour qui ignore quoi [que ce soit des choses de son pays.

Si un Japonais, un Thibétain ou un Turc, parcourant les plus infimes paroisses de nos départemens du Nord au Midi, interrogeait les paysans, les desservans, voire les fabriciens du lieu, cet Asiatique aurait toutes chances de rapporter une collection d’anecdotes dont le pittoresque, pour rester dans l’indulgence, constituerait le seul mérite. Il ne suffit pas d’habiter un pays pour en connaître l’histoire, d’honorer un saint pour posséder les particularités de sa vie, d’exercer la profession de braconnier pour savoir la zoologie, d’être appointé comme bedeau pour mériter de s’asseoir parmi les Antiquaires de France, que sais-je encore ? Les traditions locales sont bonnes à noter, nous en sommes d’accord. Encore ne convient-il pas de les prendre pour vérités démontrées. Il en va des pandits, des fakirs, des magiciens, comme de ces diseurs de bonne aventure, ou de ces astucieux prestidigitateurs qui émerveillent leur monde à bon marché.

Dans l’Inde, cependant, on observe des choses tellement singulières que toute précipitation doit être bannie du jugement. Nier de pied ferme est souvent aussi dangereux que déployer une trop innocente confiance. L’historiette que je vais vous raconter, et dont je vous affirme la véracité indéniable, peut servir d’exemple.

Il y a quelques années, — en 1896, exactement, et au mois de novembre, — je me trouvais de passage à Bombay, revenant d’Arabie et me rendant à Mathéran. Je fus accosté, sur la place de l’Hôtel Watson, par un de ces Cachemiriens errans qui exercent le métier de chiromancien. Par désœuvrement, je tendis ma main droite à ce montagnard, car, au contraire des liseurs de pensée européens, ces Asiatiques ne consultent jamais la main gauche. Cet Indien chétif regarda avec beaucoup d’attention ma paume, mes doigts. Et je me préparai à écouter les vérités premières et les prédictions ambiguës dont ces industriels tiennent boutique. Grande était mon erreur. Jamais je n’ai rien entendu de tel. L’homme basané, palpant délicatement ma main, me débita lentement le compte rendu le plus exact de ma vie passée. Il la prit depuis ma petite enfance jusqu’au moment présent. Je ne le trouvai pas en défaut sur un événement, une concordance de date, qu’il s’agît de moi ou de ceux qui m’ont touché. Méthodiquement il disséqua mon être. S’élevant au-dessus des faits, il découvrit ma personne morale, dégagea-le caractère du tempérament. Il me donna mon procédé de travail ; puis il me parla de ces douleurs profondes et intimes que l’on ne confie point, et il n’en ignorait rien.

Une pareille analyse dépassait les bornes du convenu. Mais le Cachemirien connaissait, comme le reste, le goût excessif que je nourris pour la vérité au point de toujours l’accueillir, sous quelques espèces qu’il lui plaise de se présenter. Il parla longtemps, sans que je l’eusse approuvé ou blâmé d’un mot ou d’un geste. Sa petite gratification reçue, il se perdit dans la foule.

Quelques heures après, poussant mon cheval sur le chemin en lacet de Mathéran, je réfléchissais dans la fraîcheur de la nuit sur cette effrayante sagacité d’une race dont la réputation de surnaturelle acuité n’a rien de surfait. Cet étranger vagabond, trop jeune de quinze ans pour avoir pu compter parmi mes camarades d’étude, qui ne me connut jamais, et qui, s’il m’eut connu, aurait toujours ignoré ce que je garde pour moi, par une habitude invariable, m’avait prouvé qu’il savait tout de ma vie. Il m’avait pris enfant, écolier, avait récapitulé ma carrière d’écolier, de jeune étudiant, d’homme fait, avec les aventures matérielles et morales, les hasards… Connaissant les motifs et les mobiles, les mécanismes cachés, il en savait bien davantage, car je dus le prier de se taire, puisqu’il parlait devant témoin.

Je dois dire que cette étrange histoire présente peu de « crédibilité, » comme on dit. Il n’importe. Vous et les rares amis qui me restent, croiront, et aussi les savans versés dans l’étude de ces phénomènes singuliers que l’on commence à peine de séparer du fatras magique. Mon témoignage précis et formel sera quelque jour invoqué par un de ces médecins philosophes de l’école des Grasset, et il aura son utilité. Aussi est-ce bien la seule raison qui m’a mené à vous raconter ce menu fait. Notez que ce Cachemirien ne m’a point prédit l’avenir. Sa méthode, peut-être embryonnaire, avait quelque chose de scientifique.

On ne s’appuie que sur une chose antérieure. Dans le raisonnement le plus simple, les prémisses viennent en premier. Seuls les charlatans prédisent l’avenir aux ingénus qui les écoutent. Tandis que le passé a cela d’indéniable en propre, d’avoir eu son existence indélébile, d’avoir été dans l’espace et le temps, et, sans doute, est-ce une question de méthode que de pouvoir l’évoquer. Les phénomènes qui se rapportent à la lecture de la pensée ne sont plus aujourd’hui mis en doute. L’important est d’amener le sujet à penser. Ce petit exposé vous suffira, j’en suis assuré, pour déduire les conséquences dont la première est qu’on ne détruit pas ce qui a été dans le domaine du fait, non plus que dans le domaine de l’idée. Seule la forme est périssable, puisqu’elle suit la condition de la matière elle-même, sans cesse ramenée à ses élémens constituans…

Et voilà que je m’égare encore, tant tout est dans l’Inde et tant l’Inde est dans tout, avec cette restriction principale que plus on s’éloigne du Nord thibétain plus on voit pâlir l’éclat du flambeau de la science. Si l’Inde dravidienne n’avait pas son art plastique, il n’en serait pas question sur la terre. Ainsi l’amour de la philosophie, pour m’avoir éloigné de Genji, m’y ramène pour admirer les puissantes architectures semées dans tout le Carnate par les races dominatrices de Vijianagar. C’est aux souverains de ces dynasties que l’on doit attribuer les circonvallations et les acropoles de Genji. Le merveilleux appareil des murailles, la perfection et la solidité des assemblages, l’emploi des monolithes où l’on se joue du poids par la solidité des aplombs, tout, dans les parties anciennes, crie la gloire des vieux rois cholas et de leurs descendans qui élevèrent les majestueux ensembles de Humpi. De Genji, dont je foule enfin les dalles, je vous dois, en justice, une description sincère et fidèle. Mais, en tout, l’on doit savoir se borner. Dans ma dernière lettre[2], je vous promettais l’histoire de chaque pierre, la légende de tout recoin, sans en excepter les contes de bonne femme, comme celui du puits où l’on « jetait les prisonniers pour les faire mourir de faim, » alors que ce récipient de pierre devait être quelque citerne à beurre réservée aux usages liturgiques, ou, plus modestement, quelque magasin à riz. Si je me laissais aller à mon enthousiasme de pèlerin, c’est un autre Hérodote qui vous écrirait, et le nombre sacré des Muses ne suffirait pas à chiffrer les volumes que vous recevriez de Genji.

Ce matin, j’ai gravi les huit cents degrés de pierre qui mènent au pagotin culminant du Radjah-Ghiri, le plus haut des trois points fortifiés qui dominent l’enceinte. Mais pour vous en parler, avec quelque utilité dans le détail, je dois vous dire ce que fut Genji et quelle est son assiette. Ce que l’on entend sous ce nom, est un espace triangulaire dont chacun des trois angles s’élève au-dessus de la plaine accidentée et surélevée elle-même de deux à trois cents mètres au-dessus du niveau de la mer.

Des monceaux dénudés de gneis, en blocs aux arêtes usées, aux contours mous et secs, composent les trois massifs ou s’amoncellent à leur pied. Ils rappellent, en grandes proportions, ces grès moutonnés dont notre forêt de Fontainebleau nous fournit en maints endroits le spectacle. Leur orientation s’accuse du Nord vers le Sud-Ouest. La colline la plus considérable, le Radjah-Ghiri, se présente obliquement à qui s’avance sur la route de Tirnamallé, et paraît chevaucher cette route qu’elle surplombe en vérité du Sud, c’est-à-dire à gauche. De ce massif central le profil figure assez exactement l’échine et le garrot d’un zébu, amputé de sa tête, suivant la comparaison classique adoptée par les archéologues indianisans. À gauche de la route, au Sud-Est, c’est la colline surbaissée du Krischna-Ghiri qui étale sa courbe irrégulière dont une concavité abrite le village et la mission. Sur la droite, vers le Sud-Ouest, s’allongent les flancs déclives du Chandraja Dourgan, au milieu d’un amas sauvage de rochers réunis par des ouvrages aussi importans que ceux du Radjah-Ghiri qu’ils rejoignent, mais en rampant sans fierté pour s’élever insensiblement par étages. Des chaînes de roches grisâtres ou d’un rose sale prolongent leurs chaînes d’éboulis entre ces saillies majeures, donnant l’impression grossière d’une moraine en demi-cercle, dont le Chandraja Dourgan et le monticule nu dressé sur le bord de la rivière figureraient les portions latérales. Mais il ne s’agit nullement là de blocs charriés par un glacier, voire par un torrent. Ce sont des accidens de terrain réduits à leur squelette, découverts par des phénomènes de ravinement, dissociés par les actions successives de pluies violentes et du dessèchement prolongé sous un soleil de feu. Et il faut aussi tenir compte de l’action du vent qui perche les blocs, les use sous la friction du sable, et aussi de la destruction des élémens végétaux fixatifs du sol. La dent des chèvres, là comme dans nos régions méditerranéennes, parfait l’œuvre de déboisement accomplie sans pitié par des races misérables. Où la rizière, le champ de millet ne peuvent s’établir, règne le pâtre. Sur les ruines accumulées par deux siècles de guerre, seul le menu bétail trouve encore sa vie, mais aux dépens de la terre elle-même, qui ne peut se constituer non plus que s’attacher au roc sans la charpente des racines et le lacis de leur chevelu. Mais, par-dessus tout, sévit l’inclémence du climat. Sous les averses continues de la côte occidentale visitée par sa bienfaisante mousson, les collines de Genji seraient autant de forêts en hauteur où l’architecture aurait depuis longtemps cédé la place aux arbres, aux lianes, aux mille élémens de cette brousse foisonnante qui égayé les promontoires de Bombay.

Les anciens occupans de Genji ne se souciaient point des beautés du paysage. Leur industrie ajouta facilement à ce chaos rocheux quelques lignes de circonvallation, et le réduit triangulaire put être, du premier coup, classé dans la catégorie des places dites imprenables, si l’on veut bien ne pas oublier que ce mot n’a aucun sens et qu’il n’a jamais existé de fort dont un ennemi, ou un autre, ne se soit quelque jour emparé. Des solides murailles, admirablement jointées, se continuèrent sept milles durant autour des trois collines qu’elles unirent en un tout, sous une commune ceinture. Dans cette première enceinte, tout un système de chemises secondaires enchevêtra ses lignes entre les saillies abruptes, s’y reliant par des ouvrages d’art, les couronnant de tours, les dégageant par des porches de pierre dont l’accès était gardé par des châteaux. Une porte surprise menait l’assaillant dans un labyrinthe de chicanes. Chaque colline se trouva ainsi enclose par des fortifications de détail qui se commandaient du sommet à la base et rendaient tout avantage incertain. Et, pour ajouter aux difficultés d’un assaut, la circonvallation extérieure fut entourée de douves profondes, soigneusement revêtues de pierres jointées et sur leurs côtés et sur leur fond, où j’ai observé encore des portions de dallage, dont chaque élément mesure un mètre carré.

Ainsi la partie occidentale du Chandraja Dourgan jusqu’au Krischna-Ghiri, et toute la face septentrionale de ce dernier jusqu’au loin du Radjah-Ghiri, se trouvèrent protégées, et encore toute la face méridionale et orientale de cette seconde enceinte où je suis en ce jour installé. Grâce aux réserves des étangs extérieurs, à défaut de l’eau des pluies, ces douves se remplissaient jusqu’aux bords, sur une profondeur de six mètres, du côté des glacis.

En 1880 j’ai vu les fossés de Genji pleins d’eau, des nappes de plantes parasites retombaient des murs, et des singes, en troupes, dévalaient, grimpaient, se baignaient ; ou bien, suspendus par chaînes, ils se balançaient dans le vide. Les oiseaux aquatiques nageaient, les hérons péchaient, les varans se chauffaient sur les accidens des pierres, pareils à de gigantesques lézards mesurant cinq pieds de long. Aujourd’hui, après huit années de sécheresse, c’est le désert. Tout être vivant a fui. À peine quelques flaques de boue grise marquent-elles le sol poudreux, jonché de pierres, au fond des fossés de l’Ouest. Au Nord, c’est la rocaille à vif, sèche, brûlante, avec l’herbe flétrie, comme flambée, noirâtre. N’oubliez pas la participation des ingénieurs à cet assèchement excessif. Les travaux du Service administratif, quand on changea le tracé de la route de Tirnamallé, il y a quelque trente ans, modifièrent irrémédiablement l’aspect de cette partie de Genji. Le grand étang extérieur que l’on voit indiqué sur le plan d’Orme, datant du XVIIIe siècle, a été épuisé. La route le traverse de l’Est à l’Ouest. Sur la droite, des fondrières à peine marécageuses en jalonnent le primitif emplacement. À force de levier, j’ai soulevé plus d’une pierre qui s’incruste dans la vase, et j’ai été payé de mes peines, en découvrant ces beaux Chlænius, coléoptères à livrée de velours vert ou bleu varié d’orange. J’ai capturé encore l’Aploa picta, un brachyne ou bombardier de grande taille, jaune paille, marqueté de noir. Celui-là continue dans l’Inde l’Aploa nobilis, son congénère africain répandu du pays des Somalis jusqu’en Algérie. Ce serait aussi le moment de parler un peu de l’Oxylobus sculptilis, mais il est temps pour tout. Ne sacrifions point à l’histoire naturelle avant de bien connaître les lieux : reprenons la route de Tirnamallé.

Si nous la suivions pendant dix-huit milles, elle nous mènerait à cette pagode fameuse autant par le nombre de ses enceintes que par la sacro-sainte fête du Chariot qui attire annuellement plus de 200 000 Hindous de diverses castes. Le brahme suprême de ce temple illustre ne craignit pas, naguère, d’après une tradition dont je ne vous affirme en rien la certitude, de refuser l’accès des cours intérieures au prince de Galles, en motivant l’exclusion de ce prétexte : que la personne impériale n’était pas d’une famille assez ancienne pour, avoir droit à cet honneur. La route neuve de Tirnamallé coupe l’enclos de Genji à travers ses fortifications du Nord-Est, non loin de la grande porte donnant sur le Pellou de Genji, traverse les ouvrages en tirant vers l’Ouest, passe derrière le Krischna-Ghiri, longe la seconde enceinte en cet endroit où s’étendait l’étang, et côtoie le massif du Radjah-Ghiri, passant sous le feu du fort supérieur dont les Français exécutèrent, en 1750, la fabuleuse escalade. De cette légende je vous présenterai prochainement la critique. Grâce à ce détournement de l’ancienne route, l’on peut accéder avec les charrettes jusqu’à l’intérieur de la première enceinte, plus loin même. Si j’ai profité de ce progrès par la grande facilité que j’ai eue de faire charrier mon bagage jusqu’à mon campement, les ruines elles-mêmes n’ont pas laissé d’en pâtir. Ainsi cette belle pagode, toute proche de l’entrée, dont le portique s’encadre de deux bonnes figures de femmes, presque de grandeur naturelle. Les deux statues sont de la meilleure époque ; elles se détachent en haut relief sur les pieds-droits du gopura, et montrent leurs jambes brisées par les essieux des charrettes. Ces dégâts ne remontent pas aux temps antiques. Lorsqu’en 1880, je visitai ce temple, avec le R. P. Darasse, la salle aux mille colonnes, inondée jusqu’à mi-hauteur des bases, possédait une profusion d’ornemens, à peu près intacts, et les deux déesses de pierre n’étaient point mutilées.

Que tout cela a changé depuis vingt ans ! Je ne reconnais plus rien dans ces solitudes paisibles où la zoologie seule et aussi l’anthropologie m’attiraient. L’eau du ciel couvrait le sol, après une sécheresse excessive d’où était née la famine. Les morts ne s’étaient pas comptés, les ossemens perçaient la terre. Chaque nuit, les chacals en troupes parcouraient la plaine, poussant leurs vagissemens d’enfans. Pour quelques menues pièces d’argent, je soudoyais des fossoyeurs d’occasion qui m’apportaient des crânes à moitié décharnés. Ces crânes, je les nettoyais soigneusement, car je n’aurais pu trouver qui m’aidât dans ce travail. Je les grattais au bord de la rivière, je les séchais au soleil, cependant qu’au loin, les chacals, assis sur leur derrière, me surveillaient curieusement. Un soir même, lorsque l’ombre descendait sur la terre, j’eus la compagnie d’un léopard qui se désaltérait, furtivement, entre deux socles brisés. Par précaution contre les corneilles, j’emballais mes crânes dans une malle fermant à clef, non sans avoir passé dans l’arcade zygomatique de chacun un fil solide portant une étiquette de parchemin où j’inscrivais les renseignemens recueillis sur le défunt. Les têtes de ces bons Dravidiens, ainsi soustraites à la décomposition terrestre, se voient maintenant rangées sur les tablettes des vitrines, à la galerie anthropologique du Muséum. M. de Quatrefages en a, depuis longtemps, cédé la garde au docteur Hamy. Et le savant professeur les place, d’occasion, sur sa chaire quand il fait son cours. Ainsi le paria Vaïapouri, décédé à Genji en septembre 1880, est-il aujourd’hui représenté par sa boîte crânienne dans notre premier établissement scientifique, et l’humble rayot, son beau-frère, qui me céda cette dépouille, portée à la pointe d’un bâton, ne se doutait certes pas, au mois de décembre de la même année, qu’il rendait service à la science. Combien d’autres souvenirs évoquent ces ruines où je me traîne tout le jour, le crayon à la main, ou essayant, avec ma roulette métrique et ma boussole, de retrouver les monumens indiqués, trop sommairement, sur le plan de Gartyn. Et ma santé est mauvaise. Il y a vingt ans, je résistais mieux à la chaleur du jour et à la sournoise humidité de la nuit. Et pourtant je dormais, couché à même la dalle, enveloppé dans une simple couverture, sous ce mandapam dont le R. P. Darasse m’avait confié la garde, et qui servait d’abri aux missionnaires en tournée.

Où est-il maintenant, ce Père Darasse qui évangélisait les parias de Settipettou ? Je le revois se hâtant sur la route vers des conversions prochaines. Sa longue barbe descendait de son visage maigre et attentif bien bas sur sa robe blanche. Une barrette noire couvrait sa tête, et il s’appuyait sur une haute canne à sommet recourbé en crosse, tel le bâton des grands abbés du Désert. Il m’appela près de lui, dans son district désolé et pierreux, et me donna ce Minuchis Felix que je conserve dans ma bibliothèque aussi pieusement que le souvenir de ce saint que l’Inde chrétienne garde, à l’heure où je recopie ces lignes, et qu’elle gardera toujours, puisqu’il s’est consacré à elle jusqu’à y finir ses jours. Ensemble nous visitâmes les environs ; sous la couleur d’explorations historiques, le Père secourait les survivans de la famine. Et il me mena jusqu’à ce champ de bataille de Wandiwash où, malgré le courage et la ténacité de Lally Tollendal et grâce à l’insubordination de ses officiers, succomba la fortune de la France. Puis il m’expédia, avec des gens de confiance, chez le R. P. Segmüller. Un géant, celui-là, qui évangélisait parmi les marécages. Pour accéder jusqu’à la mission de Velanlaguel, je dus traverser des routes changées en rivière. Je poussai à la roue. La nuit était noire. Les bœufs perdirent pied, je tombai dans un trou, et mes hautes bottes se remplirent d’eau. On ne put me déchausser que dix heures plus tard. Dans cette région-là, le sol ruisselait des averses précédentes, les étangs débordaient. Au reste, la rivière de Genji, elle-même, charriait alors des débris végétaux dans un limon jaunâtre. Aujourd’hui, c’est à peine si je l’ai pu retrouver, et je crois qu’elle a changé de lit, suivant sa coutume séculaire, car, sur le plan anglais contemporain de Louis XV, je ne la vois pas indiquée. D’ailleurs, il y a juste dix ans, à la suite de cette inondation fameuse qui remania l’hydrographie du Carnate et même du Coromandel, ce cours d’eau fantaisiste divagua par la plaine, faillit emporter le magnifique pont de pierre construit par l’administration anglaise, et il modifia encore son régime, après avoir endommagé les débris de la pagode où j’avais campé en 1880. Je l’ai retrouvé réduite à son gopura et à ses débris de mandapams, et il y en a d’autres encore debout de l’autre côté de la rivière, près de cette colline en demi-lune qui n’a jamais été fortifiée.

La première enceinte de Genji, ainsi présentée dans son ensemble, nous renseigne sur la physionomie probable de celle de Vellore qui avait été certainement établie sur les mêmes principes. Ce fut la sagesse des ingénieurs de Vijianagar de s’appuyer toujours sur les accidens de terrain pour y trouver le squelette même de l’œuvre. Et c’est pourquoi j’ai tenu à visiter d’abord Vellore dont la citadelle centrale est parfaitement conservée sans la grande circonvallation extérieure, tandis qu’à Genji les citadelles ruinées sont encloses par une muraille intacte, au moins dans son tracé. Mais cette muraille a profité de tels remaniemens qu’au premier abord elle semble avoir perdu tous ses caractères originels. Les occupans successifs n’ont pas cessé de la fortifier, de l’épaissir, de la garnir de tours massives, soigneusement espacées, terrassées, capables de résister à l’artillerie, assez solides aussi pour supporter le poids des grosses pièces dont une reste en place sur la haute montagne comme témoin de l’époque où les défenseurs de Genji possédaient des canons par centaines. L’on m’a dit jadis, l’on me répète aujourd’hui que toutes ces pièces furent achetées et déménagées il y a quarante ans, au moins, par des Américains.

Cette légende est absolument fausse. Tous les visiteurs, tous les auteurs qui ont écrit sur Genji, citent, parmi les curiosités locales, le gros canon du Krischna-Ghiri, — dont l’existence n’est pas douteuse, puisque je l’ai mesuré de mes mains. Aucun, en revanche, ne mentionne d’autres canons. Il est probable que les Anglais les emportèrent à Madras quand ils désarmèrent et abandonnèrent Genji au commencement du XIXe siècle.

Genji, 4 septembre 1901.

Quelles sont les origines de Genji et quelle est son histoire, c’est ce que je voudrais vous exposer simplement, sans me laisser bercer par le souffle héroïque des légendes, mais en écoutant, si possible, cette voix des ruines qu’entendent ceux qui aiment les époques où elles abritaient et enserraient la vie. Je vous ai dit que, dans ces décombres qui vibrent sous le soleil, chaque pierre avait sa légende, tout recoin sa tradition. Le nom même du lieu devint rapidement un sujet d’âpre discussion pour les érudits, les poètes et les chroniqueurs. Si les uns voulaient retrouver dans le mot Genji le vocable tamoul Chenji qui signifie forteresse, les autres s’appuyaient sur le sanscrit, source de tout bien pour les philologues dans l’embarras. Sandjivi, c’est la plante sacrée qui ressuscite les morts. Ou bien encore ce sont les deux racines Sam et Dji, qui, réunies, se traduisent par « donnant du plaisir. » Il s’ensuivrait que Genji fut considéré comme une station de plaisance, ou, tout au moins, comme un séjour plein de charme. On a le droit d’en douter. Mais, en faveur de la première origine sanscrite, Sandjivi, les savans apportèrent un argument assez probant : la légende même du lieu. Ou bien ils fabriquèrent celle-ci de toutes pièces pour les besoins de la cause, en mêlant à la notion de résurrection les principes de la science hermétique et de la transmutation des substances en or.

La légende s’applique-t-elle au vieux Genji dont les décombres encore inexplorés s’étendent au nord de la route de Tirnamallé, ou bien à l’ensemble des trois monts fortifiés que j’étudie, c’est là une question à laquelle je n’aurai pas la témérité de répondre. Vous remarquerez toutefois que la pagode de Singaveram, dont le fondateur fabuleux passe pour avoir bâti les citadelles de Genji, est placée dans la direction du vieux Genji, vers le Nord. Ce fondateur était un Naïk, c’est-à-dire un Tchatria, nommé Tupakala Krischnappa. Il habitait, à quarante-cinq milles de là, Conjeveram, une des sept grandes cités saintes de l’Inde, dans le talukia de Palour, bien au Nord-Ouest de Genji, entre Vellore et Madras, et dont l’antiquité, au dire des vieux voyageurs chinois, était aussi ancienne que le Bouddha lui-même. Conjeveram ! Que de regrets pour moi dans ce seul mot ! Le temps me manquera pour visiter ces temples réputés, dans l’Inde dravidienne, entre tous ceux que construisirent les architectes médiévaux de Vijianogar. Celui de Civa montre encore, incrustés dans son gopura principal, qu’éleva la piété de Krichnadeva Ranja, les boulets dont le battit Hyder-Ali, contempteur audacieux des divinités pouraniques. Civa, Brahma et Vischnou ainsi bravés se vengèrent avec usure de l’usurpateur musulman et de son fils, l’iconoclaste Tippou Sahib. Tant il est vrai que les contempteurs des Dieux, depuis Mézence, pour ne pas remonter plus haut que Virgile, ont fait, tôt ou tard, une mauvaise fin.

A l’époque incertaine où vivait le Naïk Tupakala, le Grand Dieu était vénéré dans son temple de Conjeveram sous le nom de Varadarajassamy ; ainsi appelait-on son idole. Pour l’orner chaque jour de guirlandes fraîches, Tupakala entretenait un jardin qu’il arrosait de ses mains, et pas une fleur n’en sortait qui ne fût destinée à la statue du Dieu. Je vous ai dit déjà le plaisir singulier que prirent toujours les divinités de l’Inde à induire en tentation leurs plus fidèles adorateurs. Un matin, le Naïk jardinier apprit qu’un énorme sanglier s’ébattait dans son enclos, retournait la terre et déracinait les arbustes. Prendre son arc et son carquois fut pour le tchatria l’affaire d’un instant, et il se mit à la poursuite de l’envahisseur. Les flèches, sans doute barbelées, — car la loi de Manou n’en autorise l’usage qu’à la chasse, — ne rencontraient que le vide. Si bon archer que fût Tupakala, son arc ronflait en vain, et le sanglier fuyait sans hâte, demeurant toujours à portée des traits qui ne l’atteignaient point. Le Naïk donna un magnifique exemple de persévérance. Durant quarante-cinq milles, soit une vingtaine de lieues, il suivit la bête noire, pour la punir de son impiété. Il l’accula enfin à ce rocher même sur lequel se dresse la pagode de Singavéram. Un Dieu, même s’il emprunte la forme périssable d’un sanglier, ne s’embarrasse pas pour si peu. Creusant le roc de son boutoir, jusqu’à y façonner une caverne, le monstre y reprit les espèces de Varadarajassamy ot apparut aux yeux de son adorateur prosterné, en lui ordonnant d’ériger une pagode en ce lieu et de la lui dédier.

« J’obéirai, Seigneur, s’écria le Naïk. Mais que votre puissance m’enseigne comment trouver l’argent pour payer les travailleurs, car je suis moins que riche. — Va-t’en de ce pas, répondit le Dieu, chez le Paradési qui a son ermitage dans la montagne voisine, et il t’enrichira. » Ayant ainsi parlé, Varadarajassamy disparut.

Sachant que les ordres des Dieux ne souffrent ni objection, ni retard, Tupakala, armé de son arc et de son carquois, recommença de marcher. Il trouva l’ascète en contemplation sur le seuil de son antre sauvage et tenant la plante merveilleuse qui, entre autres qualités, possédait celle de muer toute matière en or fin. Une seule condition était nécessaire. Les feuilles en devaient être cuites dans un récipient où bouillirait le corps d’un saint, et ce corps deviendrait, à l’heure même, un lingot d’or qui se reformerait au fur et à mesure des besoins. L’herbe miraculeuse se trouvait entre les deux hommes, également saints, et une chaudière chantait sur le feu du solitaire qui n’ignorait rien des vertus de la plante, non plus que de son visiteur.

« Si je le jette adroitement dans le chaudron, songeait-il, j’aurai une réserve inépuisable de métal précieux et je serai roi en ce monde. L’important est d’amuser ce Naïk et de profiter du moment. »

Mais Tupakala, que ses vertus rendaient perspicace à l’égal du Paradési, entra dans une grande méfiance : « Les sages du désert, se dit-il, n’abondent que trop souvent en mauvaises intentions. Celui-ci tourne autour de moi avec la mine sournoise d’un chacal. Mettons-le à mort sans tarder, car s’il me tue, je ne pourrai accomplir la volonté du Dieu. »

Prenant son temps à propos, il précipita le vieillard dans la chaudière. Le corps, sans que l’eau rejaillît, devint aussitôt d’or massif. Tupakala comprenant que le prodige était un signe de la bienveillance de Varadarajassamy, tira son cimeterre, coupa un bras du Paradési et l’emporta chez lui. Quand il revint, le lendemain, pour continuer de débiter sa victime, sa surprise et sa joie furent sans bornes de voir que le membre avait repoussé. Confiant dans la protection du Dieu, il rassembla les artistes les plus fameux dans l’art de sculpter la pierre. Ainsi fut construite la pagode de Singavéram où ne fut épargnée aucune magnificence. Puis, se trouvant de l’argent à discrétion, ce saint homme, en proie à la passion de bâtir, dressa la forteresse de Genji. Enfin, ne sachant plus à quoi employer son trésor, et redoutant qu’on ne découvrît son secret, il jeta l’inépuisable homme d’or dans cet étang de Genji qui s’étend encore au pied du Radjah-Ghiri, et qui est connu de tous sous le nom de Sutty-Koulam. La tradition affirme que le cadavre du Paradési s’y trouve encore enlizé dans un coin.

J’en doute. Les eaux sont à cette heure tellement basses que j’aurais certainement découvert ce torse d’or s’il fût demeuré en place. Vous connaissez, en tous cas, maintenant, la légende fondamentale de Genji. Elle semble, prouver qu’un même personnage éleva le temple de Singavéram et l’une des citadelles qui couronnent les trois monts de la fameuse place d’armes du Carnatic. La fréquence des effigies d’Anouman dans ces ruines vient encore à l’appui de la légende. Pas de pagotin où ne se voie le grand singe de pierre en posture d’adorant. Près de la porte où je suis campé, il s’en trouve un fort bien conservé, en demi-relief. Et c’est même, avec un petit Krichna qui se détache sur le pied-droit de gauche, la seule sculpture figurée qui n’ait pas été martelée. Anouman, dont les têtes, les membres jonchent partout le sol, est mêlé à l’histoire de Sandjiri. C’est lui, pas un autre, qui rapporta des Himalayas la plante sacrée pour ressusciter les soldats de Rama tués à Lancka.

Quelle que soit la vérité sur sa légende, le Sutty Koulam est pour moi une délicieuse retraite aux premières heures du matin. Avant que le soleil, dardant d’aplomb ses flèches d’or, ne me chasse vers l’ombre étouffante des porches surbaissés, je m’assieds au bord de la nappe argentée, en cet endroit où un demi-cercle de rochers circonscrit la grève plate où poussent des composées à fleurs pâles. Là viennent butiner des papillons, piérides aux ailes d’un blanc verdâtre, teintées de carmin à leur bout (Callosune Danaë). Une mangouste brune (Herpestes fuscus) se glisse parmi les blocs grisâtres. Son nez pointu, ses yeux brillans percent entre deux touffes flétries. Les nénuphars, largement étalés, servent de plancher à un oiseau léger, qui pose prudemment, en mesure, ses hautes jambes à doigts en pattes d’araignée, sur leurs palettes glauques. C’est un jacana (Hydrophasianus chirurgus), poule d’eau à longue queue de faisan. Sa robe roux bronzé se teinte de jaune sur le dos, de noir sur le ventre. Quand il se tourne, je vois sa poitrine et sa gorge blanches. Des reptiles bariolés, toute la légion des Calotes et des Sitanes, gonflent leur fanon, étalent leur crête, s’ébattent le long des revêtemens craquelés. Le petit aigle marron à tête blanche, l’éternel Garouda, monture de Vichnou, plane avec son cri qui rappelle autant un ricanement qu’une plainte. Brusquement il descend, rase la surface où se reflète sa silhouette incertaine, trempe à peine ses pieds dans l’eau qui rejaillit en perles, et remonte, un fretin nacré dans les serres. Et c’est tout autour une fuite éperdue de grenouilles marbrées (Rana verrucosa), et de crapauds variés de noir (Bufo melanostictus). Des libellules rouges poursuivent les mouches et aussi les abeilles lourdes de pollen (Apis dorsata) empressées à regagner leur ruche en plein vent collée contre la falaise à pic. Sous le ciel implacablement bleu, l’étang commence de verdir, mais tout un côté demeure moiré et réfléchit les rayons vermeils tamisés par un pan de mur où les vides sont plus nombreux que les pleins. On dirait un échiquier à cases alternatives de feldspath et de cuivre.

Et si je reste immobile sur la rocaille où se fondent mes vêtemens bistrés, la vie se familiarise avec moi. Une rainette, (Microhyla ornata), du haut d’un oranger sauvage, pousse sa note bruyante. Le jacana s’avance jusqu’à mes pieds, la mangouste sort de son trou pour trotter à découvert, et les singes commencent de descendre les degrés ruinés à pas lents. Les ouanderous hérissés, puissans et graves, gris, avec des favoris blancs, se promènent entre les pilastres avec le sérieux d’archéologues à l’ouvrage. Mes hommes, avec le fusil et les cartouches, se racontent des histoires, couchés au pied d’un arbre, assez loin de moi pour que la fantaisie ne me prenne de les appeler, car ce serait pour rien. Il n’est pire sourd que l’Hindou quand il ne veut point entendre. Et voilà pourquoi les singes circulent en paix le long des corniches. Ils s’y suivent à la file, la queue pendante, l’arrière-train avalé, le nez au vent. Que l’un s’arrête pour se gratter ou s’asseye une jambe étendue vers l’abîme, tous attendent en échangeant des propos et, peut-être, en se communiquant les nouvelles du jour. Parfois avec une hâte inexpliquée, ils galopent sur trois jambes, se risquent témérairement sur le faîte des murs branlans qui entouraient l’étang d’une ceinture continue, ajourée d’ogives. Alors une grêle de cailloux dévale, l’eau clapote, et la caravane marque un temps devant la brèche béante. Un audacieux tente le coup, franchit l’espace d’un bond, et les autres, rassurés, s’élancent en s’encourageant par des gloussemens pressés. Les mères singes ne lâchent pas le petit cramponné à leurs épaules et qui hurle sur le mode aigu. Les vieillards, à la voix de basse, ne vont qu’avec circonspection et mesure. Les jeunes gens défient les obstacles et rivalisent de gambades. Leurs querelles sont fréquentes. J’ai vu un macaque brun tomber à l’eau et regagner le bord en se secouant comme un barbet. Souvent ils se rapprochent assez pour que je voie luire leurs yeux de topaze et grimacer leur face couleur d’encre encadrée d’une auréole aussi claire et fournie que le duvet d’un cygne. Si j’avais mon fusil près de moi, je n’en verrais pas un seul, tant les singes, quand ils connaissent l’homme et ses engins meurtriers, deviennent méfians et subtils.

Plus j’avance dans la vie, moins j’aime la chasse, divertissement médiocre quand il n’est pas le plus plat des assassinats. Tirer froidement sur ces êtres qui entrent en confiance avec vous serait, à Genji, une besogne misérable et que le souci de se nourrir pourrait seul excuser. Ce souci n’existe pas. Grâce au manikarin de Krichnapouram, qui m’a honoré d’une visite officielle sous mon portique, je suis fourni de poules étiques et d’autres denrées au seul dommage de ma bourse. Quoique, au dire de certains amateurs, les semnopithèques du Radjah-Ghiri soient un régal de premier choix, je ne goûterai pas de ce rôti. Jamais je n’ai pris plaisir à abattre des singes. S’il s’agit d’un exercice de tir on peut trouver mieux, et sans aller aussi loin.

Si, d’ailleurs, le devoir professionnel du naturaliste voyageur vous commande de rapporter la bête rare, utile au Muséum et qui manque dans ses séries, on doit tirer les singes, mais à bon escient. Je mets en fait qu’il est de toute injustice de confondre innocens et coupables. Dans le doute, mieux vaut s’abstenir. Et encore, les indigènes sauront toujours mieux que nous tirer à l’affût la bonne espèce. Enfin je crains fort que la collection du Muséum ne s’augmente pas beaucoup en primates dravidiens, dans ce voyage. La poudre ne parlera que peu dans les enceintes sacrées de Genji.

Aussi bien ne renoncerai-je pas, de gaîté de cœur, à ce spectacle unique que m’offrent, au lever du soleil, les familles des ouanderous, des guenons et des macaques, — je ne vous en donnerai pas les noms scientifiques à la légère, — sortant des rochers boisés de la grande enceinte, en ce lieu où les immenses gradins de vingt-cinq marches encadrent deux côtés du Tchokra Koulam et baignent leur pied dans ses eaux. J’en ai vu quelquefois deux cents installés sur les degrés de gneis poli, pareils à des spectateurs minuscules perdus dans l’immensité d’une arène déserte. Ces singes couleur de cendre représentent aujourd’hui la foule des dévots qui se pressait, aux jours de grande fête, autour du maître étang de Genji et descendait se baigner dans l’eau lustrale, tandis que les brahmes transportaient, sur un radeau, l’idole de Ranganayagar jusqu’au pagotin central dressé au milieu de la vasque. On dit que, sur la berge, du côté de la route, à cette place où subsistent des kiosques djaïnas et mauresques, se brûla la veuve du héros de la ballade rhadjpoute. Un même bûcher réunit les cendres des époux. Si l’on s’en rapporte au nom même, je croirais plutôt que ce sacrifice volontaire se consomma près de l’autre étang, le Sutty Koulam, où l’on voit le petit mandapam en ruines sous lequel on incinéra Desing Radjah. Le mot Sutty désigne encore aujourd’hui la femme qui se livre aux flammes après la mort de son mari. Je vous conterai, dans ma prochaine lettre, la poétique ballade du radjah de Genji, Desing.

Mais ce que je ne veux pas remettre, c’est le résultat de mes recherches au bord de ces étangs. Au milieu de l’universelle sécheresse, la vie s’est réfugiée autour d’eux. Les plantes n’y sont point flétries, et, sur le sol, courent des insectes affairés, tels que ce Gralidia Beroe, petit phasme vert, en tout pareil à un brin d’herbe doué de mouvement. Sur les graminées basses grimpe une mante grise, chasseresse infatigable, tenant dans l’étau de ses pattes ravisseuses la mouche ou la larve frétillante qu’elle dévorera à loisir dès qu’une retraite sûre s’offrira. C’est le Parathespis Humbertiana. Son corps élancé, ses membres grêles lui donnent quelque ressemblance avec un phasme de médiocres dimensions. Pour être long de douze centimètres, le Gongylus gongyloides, autre représentant des mantes, attire encore mieux l’attention, il la retient par les expansions de ses jambes élargies et aplaties, sortes de manchettes monstrueuses. Cette mante, classique pour les naturalistes, est un bon exemple de la faculté protectrice par imitation. Elle se confond avec les feuilles des buissons dont ses élytres rappellent et la couleur et la forme. Chose plus curieuse encore, de cette bête à tête cornue, à formidables pattes ravisseuses en scie, la livrée varie du vert au gris, copiant le végétal frais ou sec sur lequel l’insecte se tient.

Les terrains secs ne sont pas absolument délaissés. J’ai recueilli sur les talus rocailleux qui descendent doucement vers la pièce d’eau majeure une grosse sauterelle assez intéressante. C’est un congénère de ces Cératodères africains, abondant dans les déserts des Somalis et que j’ai jadis observés à Obock. Le Ceratoderes monticollis mérite son nom par son haut corselet tranchant. Cramponné aux broussailles à la force de ses pattes épineuses, il s’y perd à l’exemple des mantes et non moins qu’elles il simule une feuille fanée. Voici maintenant des courtilières, proches parentes de notre taupe grillon, détestée des jardiniers, mais bien plus petites. Elles fouissent la terre humide et se traînent péniblement hors de leur galerie quand nous inondons la rive en grand pour faire sortir les habitans hypogées. Cette courtilière modeste et roussâtre a une distribution géographique immense qui couvre l’Afrique et l’Asie tropicales et aussi l’Indonésie, région qu’on appelle aussi Insulinde, quoique le premier nom soit plus ancien et en tout meilleur. Dès 1805, Palisot de Beauvois avait décrit cet orthoptère sous le nom de Gryllotalpa africana.

Enfin, parmi la quantité de criquets, de locustes étranges qui volettent, bondissent, galopent autour de moi, je retrouve encore une forme des déserts africains. Si je ne connais pas cette espèce[3], je la rapporte sans hésiter au groupe des pyrgomorphides, comprenant des sauterelles aptères qui promènent, au ras des terres arides, par la forte ardeur du soleil, leur long corps cylindrique verdâtre et roux rehaussé de bandes écarlates. Ainsi je les observais jadis au Sénégal et en Ethiopie. Quant aux autres bêtes de la terre, de l’air et de l’eau, je renonce à vous en donner même un aperçu général ; car les régions désolées présentent souvent la faune la plus riche. Mais disette de Cicindèles. Seule la vulgaire Cicindela catena se retrouve ici, encore y affecte-t-elle une coloration différente de celle des individus que j’ai pris à Colombo et à Pondichéry. L’élégant insecte cuivreux dont les élytres éburnées portent des hiéroglyphes en bronze vert, vole dans les champs calcinés, sans souci de la chaleur écrasante. Le sol brûlant lui est un plaisant séjour. Partout, d’ailleurs, la bestiole agile recherche le voisinage de l’homme, dont la main ameublit le sol où ses larves creusent leurs puits. Elle abonde dans les jardins publics de Colombo, s’enlevant sous les pieds des promeneurs, comme sur la place de Pondichéry, et entre les rails du chemin de fer, à Villapouram. Habitante des plaines, elle fuit la montagne, jamais je ne l’ai observée au-delà de quatre cents mètres d’altitude.

Mais c’est abuser des histoires des bêtes. Au vrai, l’archéologie de Genji devrait seule me retenir pendant ce mois de septembre que je passerai au milieu de ses ruines. Faut-il encore compter avec la maladie ! La plupart de mes hommes sont hors de service et je me traîne avec la dysenterie au travers des décombres, aussi lentement que la grosse vipère zébrée, cette Echis carinata, répandue de l’Egypte au Tranquebar, et dont le venin est à ce point subtil que Cléopâtre choisit ce serpent entre tous pour finir sous ses crochets empoisonnés. Mais les reptiles venimeux ne sont redoutables qu’à qui les excite, et seulement, en règle, quand la retraite leur est coupée. J’ai capturé depuis bien des années des centaines d’ophidiens sans jamais avoir été mordu. C’est peut-être un heureux hasard…

Ma prochaine lettre vous dira comment j’ai gravi le Radjah-Ghiri, et quelle a été ma désolation de voir que l’Archeological Survey, se substituant à moi pendant mon absence de vingt années, avait déblayé le lieu où je méditais d’entreprendre mes fouilles, bouleversé les pierres entassées sous les broussailles et découvert mon trésor.


MAURICE MAINDRON.

  1. Voyez la Revue du 15 août 1906.
  2. Cette lettre, la seule des trente et quelques, expédiées de l’Inde pendant mon séjour de 1901, qui ne soit pas parvenue à son adresse, fut détournée par un de mes adjoints auquel j’avais eu la simplicité de la confier pour qu’il la recommandât à la poste de Tindivanam. Cette lettre qui contenait des renseignemens détaillés sur la position des monumens les plus importans des trois enceintes, position repérée sur le plan annexé, avec les noms des lieux et les côtes, me fait aujourd’hui cruellement défaut, puisque la base même de mon travail est perdue. J’ai essayé de suppléer par la mémoire à ce manque de renseignemens écrits, mais je dois renoncer à fixer l’emplacement des débris musulmans du Kalyana et de ses dépendances, ainsi que les rapports de la pagode ruinée de la rivière avec le reste de Genji, etc.
  3. Ce pyrgomorphe était nouveau pour la science. Le savant zoologiste de Madrid, le Dr Bolivar, l’a décrit sous le nom d’Orthacris Maindroni, le type est déposé au Muséum de Paris.