Lettres écrites du sud de l’Inde
Revue des Deux Mondes5e période, tome 34 (p. 831-868).
LETTRES ÉCRITES
DU
SUD DE L’INDE

IV[1]
VIRAPATNAM. — Le pagotin de Mariammin. — VELLORE La forteresse. — Le harem de Tippou-Saïb. — La pagode de Çiva.


II. — PONDICHERY


Pondichéry, 19 août 1901.

... Soupou, enfin revenu de Madras, s’est constitué périégète pour mon particulier profit. Il m’a initié aux mystères du culte de Mariammin, la déesse des gens de mer que l’on appelle ici les Macquois. J’ai à deux reprises visité la petite pagode de Virapatnam, assisté à la fête solennelle qui tombe le dernier vendredi du mois d’Ahdi (16 août). Elle attire une énorme quantité de pèlerins venus de tous les points du Coromandel et du Carnatic, voire du Deccan. Leur chiffre dépasse quarante mille. Chacun des cinq vendredis du mois, des cérémonies s’accomplissent, où les sacrifices de coqs et de houes tiennent la principale place. À ces offrandes sanglantes, telles qu’en exigent les divinités des deux catégories inférieures, s’en mêlent de plus innocentes, telles que des bouillies et autres élémens des repas sacrés. Les fidèles se ceignent de guirlandes en fleurs de jasmin, de laurier-rose et d’artemisia, se couronnent de feuilles de margousier.

La route qu’il faut suivre pour atteindre ce bourg de Virapatnam où la légende place le premier établissement des Français qui fondèrent Pondichéry au XVIIe siècle, est dans un état pitoyable. Nous allions, cahotés, au trot d’un cheval plus efflanqué que celui de l’Apocalypse, et encore Soupou me garantissait-il que c’était le meilleur qu’on pût louer à Pondichéry. Et Soupou, à chaque cahot, regrettait amèrement que l’exiguïté de ses ressources ne lui permît point de réparer la route à ses frais, et même de la remettre à neuf. Comme je lui demandais les raisons d’un dévouement aussi singulier, il daigna s’expliquer : « C’est pour laisser mon nom à la postérité ! Voyez, tout le long du chemin, ces bancs très hauts qui se dressent. Ils ont été construits en bonne maçonnerie par des Hindous charitables, afin que les pauvres diables portant de lourds fardeaux sur leurs épaules puissent s’y adosser et se reposer debout sans être obligés à se décharger.

— Voilà qui est fort bien, Soupou, lui répondis-je. Mais pourriez-vous me dire, s’il vous plaît, comment s’appelaient les généreux Hindous qui ont édifié ces bancs ? »

Soupou avoua qu’on n’en avait gardé aucun souvenir. Qu’un pareil oubli s’étendît sur la route qu’il souhaitait pouvoir établir à ses deniers, c’était là une éventualité qu’il envisageait sans chagrin. L’important pour lui était de rendre service en se consacrant à une bonne œuvre. En cela, Soupou suivait la tradition commune à ses compatriotes. Attachant une grande importance aux œuvres, ils s’y consacrent avec un zèle dont les fameux repas sacrés, offerts au peuple des pauvres, vous ont déjà fourni un exemple. L’abondance extraordinaire des pénitens de toutes sectes en est encore un. Et, à mesure que nous approchons de Virapatnam, le nombre de ces pénitens augmente. Ils s’avancent sur la route blanche, poudreuse, sous le soleil implacable, en longues théories, aussi pressés que les pèlerins qui s’acheminent vers la piscine miraculeuse de Notre-Dame de Lourdes. Virapatnam est pour ces Hindous un autre Lourdes. Les miracles y sont fréquens, et les ex-voto qui encombrent les abords de la pagode prouvent la guérison et la reconnaissance de milliers de fidèles.

L’Hindou est pèlerin par nature. Sa vie se passe à voyager dans toute l’Inde, à visiter les sanctuaires les plus réputés, à assister aux fêtes. Non content d’honorer par des pèlerinages ses innombrables dieux, il vénère aussi les divinités étrangères. Je vous parlais de Notre-Dame de Lourdes : la vierge miraculeuse possède une chapelle à Pondichéry, et les dévots les plus empressés à offrir des cierges ne sont pas toujours les chrétiens. Les femmes hindoues des diverses castes y font aussi brûler des cierges et adressent leurs vœux à la grande déesse des chrétiens. Dans l’église de la mission, toujours à Pondichéry, on peut voir une statue de Saint-Michel. L’archange foule aux pieds le dragon sous les espèces d’un homme noir, muni d’une queue de serpent qui se termine en dard, et portant sur son front le ndman, le signe procréateur, le symbole de Vichnou, objet de l’exécration des missionnaires. Ainsi ont-ils imposé l’image du christianisme conculquant l’hindouisme dans ce qu’il a de plus hideux. Les chrétiens brûlent devant Saint-Michel des bougies sans nombre ; les brahmanistes ne se font faute de les imiter. Mais leurs dévotions s’adressent au démon qui porte l’insigne de Vichnou. Ainsi s’établit une tolérance réciproque qui s’achemine, peut-être, vers un syncrétisme indo-chrétien, tout pratique. La largeur d’esprit d’Ackbar aurait certainement mieux réussi dans l’Inde que le fanatisme sauvage d’Aureng-Zeb, d’Hyder-Ali et de Tippou-Saïb. Mais cette largeur d’esprit devançait son temps. Ce temps fut celui où le zèle ardent d’un François-Xavier semait sa route de bûchers dont les flammes dévoraient les Hindous christianisés, hérétiques de fait, mais inconsciens de leur état ; celui où un légat du Pape, prétendant obliger les Hindous convertis à renoncer aux signes extérieurs du paganisme, amenait, au XVIIe siècle, 54 000 apostasies parmi les chrétiens ; celui où les Portugais dépassaient en fureur iconoclaste les musulmans les plus exaltés ; celui même où la femme de Dupleix, fidèle à ses origines lusitaniennes, obtenait de la faiblesse infatuée de son mari la permission de ruiner, à Pondichéry, en 1748, le grand temple de Vichnou Péroumale. Cette action compte parmi les plus impolitiques de Dupleix et aussi parmi les plus blâmables. Car il oublia, ce jour-là, qu’une des conditions de la cession du territoire faite aux Français avait été leur engagement de respecter le culte hindou. Ces engagemens furent consentis deux fois. Dupleix crut pouvoir s’y soustraire. La haine traditionnelle dont le poursuivent les Hindous de Pondichéry est la juste contre-partie de l’affaire. Et même, pour aller au vrai, ils semblent suivre, dans les événemens actuels, une obscure vengeance.

Bien innocens de toutes ces erreurs qui trouvent leur justification même dans l’esprit de leur temps, les religieux sont aujourd’hui offerts en holocauste par le gouvernement au monstre électoral dont les mille gueules ne cessent d’aboyer, autant pour demander des exécutions que pour solliciter des places. Des professeurs laïcs ont remplacé les Pères dans le collège de Pondichéry. Je souhaite que ces éducateurs à programme libéralement anti-chrétien s’acquittent de leur œuvre avec la même conscience que leurs devanciers. Je souhaite aussi que les résultats obtenus soient à la hauteur des dépenses que nécessitent ces transformations…

Excusez mon humeur buissonnière. Une chose en amenant une autre, comme on dit, on ne saurait être logique sans user de la digression. Revenons-en à Mariammin ou Mariattale, suivant qu’il vous plaira d’appeler la Grande Déesse des Parias ; elle a pour insigne spécial le trident qui lui servit à combattre le géant Targassourin. Les mouchys la représentent sous les traits d’une belle femme rouge, coiffée de la haute tiare au nimbe de flammes, propre aux divinités auxquelles on doit des sacrifices sanglans.

Les Parias tiennent leur déesse pour supérieure à Brahma lui-même. Ils l’honorent par des danses spéciales où l’on avance, portant sur la tête des vases en terre, pleins d’eau, superposés, et garnis de feuilles de margousiers. Je vous ai déjà dit que les feuilles de cet arbre apparaissent dans toutes les occasions où l’on veut flatter la déesse. Mariammin règne surtout vénérée par la terreur. Vienne une épidémie, on a bien soin de disposer des rameaux du végétal sacré autour des malades. On ne leur permet de se gratter qu’avec ces feuilles. On en jonche leur lit, on en couronne le baldaquin ; on en tapisse la maison, son toit, et aussi toutes les habitations du voisinage.

En tant que patronne de la variole, Mariammin est adorée par tous les Hindous, voire des plus hautes castes. Mais alors leurs dévotions s’adressent à la tête seule de la divinité. Ceci demande une explication que peut seule donner l’histoire de cette singulière déesse. Je vous la résume brièvement, en suivant la tradition pondichéryenne, d’après les notes qu’un poète du lieu, Narayanamayanaï, m’a obligeamment communiquées.

Mariammin, aux origines, était la femme du pénitent Chamadaguini. En elle engendra Vichnou dans son avatar de Parasourama, sa sixième incarnation. La mère du Dieu devint déesse, elle-même. Mais cette condition était soumise à l’observance de la parfaite pureté. Les dieux, fidèles à leur usage, ne manquèrent point de la tenter. Un jour qu’elle puisait de l’eau dans un étang et que, suivant sa coutume, elle la façonnait en un globe solide, pour la porter plus commodément à sa maison, elle vit se refléter à la surface de l’étang des ligures de Grandowers qui voltigeaient au-dessus de sa tête. Ces Grandowers sont des sylphes auxquels les dieux ont départi la parfaite beauté, pour égarer les femmes. Mariammin, que sa divinité incomplète ne mettait pas à l’abri du désir, fut aussitôt prise d’amour pour ces génies merveilleux. L’impureté étant ainsi entrée dans son cœur, l’épouse de Chamadaguini perdit le don de solidifier les eaux. Le liquide qu’elle tenait retomba dans l’étang, et elle ne put jamais venir à bout de le recueillir en boule, suivant sa manière ordinaire. Elle dut se servir d’un vase ainsi qu’une simple mortelle.

Le pénitent connut à ce signe que sa compagne avait cessé d’être pure. Dans l’excès de sa colère, il commanda à son fils d’entraîner la coupable vers le lieu du supplice et de lui trancher la tête. Parasourama ne put désobéir à cet ordre. Mais il ne l’eut pas plutôt exécuté, qu’une douleur affreuse l’accabla. Chamadaguini, touché de son désespoir, lui permit alors de ressusciter sa mère, en rejoignant la tête au corps, non sans avoir murmuré à l’oreille de la décapitée une prière souveraine pour ramener la vie.

L’empressement de Parasourama fut tel qu’il commit une fâcheuse méprise, méprise irréparable et que son émotion seule peut faire excuser. Prenant le chef de Mariammin, il l’ajusta au corps d’une Parachi, prostituée qui gisait sur la place après avoir payé ses infamies du dernier supplice. Ainsi cet assemblage monstrueux donna à Mariammin les vertus d’une déesse et les vices d’une femme folle de son corps. Le pénitent s’étant empressé de la chasser de sa maison, elle parcourut le pays, en semant les crimes sur son passage. Son pouvoir malfaisant devint tel que les Deverkels, ces demi-dieux qui règnent aux quatre coins du ciel, ne crurent pouvoir l’apaiser qu’en donnant à Mariammin le pouvoir de guérir la variole, et en l’assurant qu’elle serait grandement honorée par le peuple quand séviraient les épidémies.

Les débordemens de Mariammin sont figurés en détail sur les bas-reliefs de ses pagodes et de ses chars ; je vous en épargne la description. Sa tête est déposée dans le sanctuaire de chacune de ses pagodes. A Virapatnam, ce sanctuaire est, paraît-il, fort ancien. Il représente le chevet d’une croix dont la pagode elle-même, beaucoup plus récente, reproduit la disposition. L’histoire de cette tête, que je n’ai pu voir, car l’entrée du sanctuaire est interdite aux profanes, n’est pas moins miraculeuse que la légende de la déesse. Trouvé par des Macquois dans leurs filets tendus au fond de la mer, ce chef de pierre fut transporté dans le pagotin primitif, où sa présence s’affirma par quantité de prodiges. Jamais il n’en doit sortir. A côté, on conserve une statue de bois, non moins vénérée. Elle représente le corps de la Parachi. L’image que l’on exhibe, sur un char, pendant les cérémonies, est en bronze.

C’est elle que nous voyons s’avancer sur la route. Elle disparaît sous des guirlandes. Un brahme et des Poussaris, prêtres de basse caste, la flanquent et tapent sur des nacaires de cuivre. Jusque sous les chevaux cabrés du quadrige en bois sculpté et peint, la foule s’écrase pour recevoir les fleurs qui ont touché la déesse, et que le brahme lance à poignées. Tous, hommes et femmes, se disputent les pétales, se les arrachent, se les rejettent après les avoir portés à leur front. Le cocher tricéphale qui se dresse à l’avant du char entre les lions bondissans et les pions de bois doré, sourit de ses trois bouches, de ses six yeux, à la multitude qu’il domine. Les fidèles se bousculent dans leur empressement à tirer sur les cordes, et le véhicule où trône la Mariammin de bronze progresse lentement, secoué au hasard des ornières, tel un vaisseau bercé par la houle.

La fête bruit, sous le soleil brûlant, dans des nuages de poussière. Dans cette fourmilière humaine, toutes les castes sont confondues. Les plus jolies Indiennes, dans leurs plus riches atours, sont coudoyées par des mendians hideux, presque nus. Pandarams vêtus de roux, Dasseris en haillons, Poussaris non moins dépenaillés, toute la racaille des pénitens, des petits sacerdotes mendians, balafrés de rouge, de blanc, ou de traînées de cendres, tourbillonnent côte à côte. Par endroits les têtes rasées roulent, innombrables, à rappeler le moutonnement des vagues de la mer. Des remous s’y forment d’où émerge une voiture traînée par de petits bœufs blancs ou fauves dont les clochettes tintent. Aux fenêtres carrées apparaissent des figures curieuses de femmes, jaunies par le curcuma. Ou bien c’est une charrette voûtée jonchée de paille où des filles, cachées sous des voiles de mille couleurs, scintillent comme autant de joyaux, en accompagnant chaque cahot de rires frais onde cris peureux.

A grand’peine nous nous frayons un passage, quoique la police, en corps, nous devance et nous flanque pour dégager la voie.

— Prenez garde à vos poches ! . — Tel a été le premier avertissement du chef de la police avant de nous laisser pénétrer dans cette foule. Les voleurs subtils y abondent, malgré la précaution qu’il a prise d’arrêter préventivement les plus réputés de ces industriels. Je les ai vus, ces bons callers, dignes représentans de cette vieille caste qui eut jadis l’honneur, paraît-il, de fournir quelques rois à l’Inde. Ce sont des filous notoires qui ont passé du territoire anglais sur le nôtre dans la louable intention de travailler de leurs mains aux fêtes de la déesse. Ils se tiennent rangés sous l’auvent du poste et attendent patiemment la fin de la cérémonie pour être relâchés et pouvoir retourner à leurs besognes. Des femmes sont mêlées aux hommes. Le commissaire me les a exhibées : aimables personnes, très convenables, elles ont une mine décente et savent sourire sans montrer les petits morceaux de verre qu’elles tiennent cachés entre leurs lèvres et leurs gencives, et dont elles se servent avec art pour trancher les fils des colliers.

Mais nous voici à l’entrée de la pagode où nous sommes salués par l’éléphant quêteur. Il a été prêté par le temple sacro-saint de Conjeveram. Saluant de la tête, il s’agenouille à demi, fait prendre à sa trompe les courbes les plus gracieuses, l’allonge pour saisir les petites pièces d’argent. Il les reconnaît à merveille, néglige la monnaie de billon et proportionne ses génuflexions à l’importance de l’aumône. Si elle lui paraît honnête, il brandit sa proboscide et barrit avec une clameur plus stridente que l’appel d’un cuivre. Les mendians qui m’assaillent sont une concurrence sérieuse pour, l’éléphant. Comment se débarrasser de cette tourbe, plus importune que les essaims de mouches qui s’empressent sur les gâteaux offerts par les fidèles ? Ils m’entourent, me harcèlent, me tirent par la manche, ouvrent un concours de plaies hideuses m’exhibent leurs ulcères en écartant leurs sordides haillons. Une poignée de caches lancée à propos me rend libre pour un ins tant ; j’en profite pour franchir le portique, tandis que les misérables se précipitent, se chamaillent, s’écrasent dans la poussière pour récolter les liards.

Ainsi je puis pénétrer dans la première enceinte. A droite et à gauche du gopura s’élèvent des modestes pagotins de pierre dédiés à diverses divinités. L’inévitable Pouléar est là, avec sa panse obèse, sa tête d’éléphant et son rat. Un petit édicule est affecté à la vierge Kanni dont les images sont adorées dans toutes les campagnes. Le menu peuple, les nomades tels que les Iroulaires, chasseurs d’abeilles, lui rendent particulièrement des honneurs. Son culte est négligé dans les villes. Kanni Gaparamésouari est une divinité de catégorie inférieure. C’était une fille Vaïssya, d’une merveilleuse beauté, qui habitait le Kaïlasa, ou Paradis de Çiva. Un roi, Gandarva, qui la vit, s’en éprit et la demanda en mariage à son père. Le Vaïssya repoussa le prétendant, parce que, pour roi qu’il fût, Gandarva appartenait à une caste assez basse. Gandarva se vengea de ce refus, sans noblesse. Usant de sa malédiction souveraine, il condamna la vierge Kanni à descendre sur terre sous les espèces d’une simple mortelle. Elle y descendit donc comme fille d’un Vaïssya nommé Consouma Chetty, et fut aussitôt distinguée et demandée en mariage par le roi du pays. L’aventure première se répéta, identique. Consouma Chetty s’opposa à l’union parce que le roi n’était pas de la même caste que lui. Le roi ne voulut rien entendre. Alors Consouma Chetty et tous ses parens s’entassèrent avec l’innocente Kanni sur un même bûcher, préférant la mort par le feu au déshonneur d’une telle mésalliance. Ils périrent jusqu’au dernier à l’exception de la belle Kanni qui se mit à danser, tout comme une salamandre, au milieu des flammes, et s’envola vers le ciel, laissant l’injurieux Gandarva avec le seul regret de sa vengeance inutile.

Ainsi mes amis les brahmes de Villenour me racontent la légende de Kanni, en me passant au cou des guirlandes blanches et roses. Ils consentent, à cause de l’importance du lieu, à desservir la pagode de Virapatnam. Et c’est là une exception à la règle qui veut que Mariammin ait pour offîcians des Poussaris de basse caste.

Cependant les pèlerins continuent d’affluer. Ils vont, viennent, apportant des ex-voto ou des offrandes propitiatoires : gâteaux, figurines de bois ou d’argile. Celles-ci attestent la guérison d’un enfant. L’entrée de l’enceinte, où les fidèles se baignent pêle-mêle dans l’étang vaseux, est encombrée par la foule des misérables qui semblent chargés de représenter les misères de la terre. Partout s’étalent les difformités les plus affreuses. Tous les cancéreux, les lépreux, les mutilés, les estropiés de l’Inde dravidienne se sont donné rendez-vous dans le lieu saint. Voici un garçon microcéphale qui vagit, sa tête de singe n’est pas plus grosse qu’une grenade, et son corps est celui d’un enfant de quatorze ans. Voilà un paralytique porté à dos d’homme, une femme dont le visage entier a été décharné par un lupus, une fille sans nez, un vieillard dont l’ulcère malin découvre la moitié des côtes. Tel autre est atteint d’un éléphantiasis monstrueux. L’enflure de ses jambes, grosses et rugueuses ainsi que des troncs d’arbres, crevassées, gercées, sanglantes, ne laisse plus distinguer les pieds noyés dans la masse informe. Voilà un père qui est venu de plusieurs lieues en se roulant par terre, avec son enfant malade entre ses bras. Il a accompli son vœu, pénétré dans l’enceinte. Il se prosterne devant le sanctuaire. Essoufflé, efflanqué, dégouttant de sueur, souillé de boue, gris de poudre il ressemble à une loque qui marcherait. Chacun de ses hoquets creuse sa poitrine maigre dont la peau paraît alors rejoindre sa maigre échine. Ses yeux agrandis par l’extase regardent sans voir les pénitens, qui, allongés sur le sol, les bras en croix, à plat ventre, marmonnent autour de lui des prières.

Les odeurs écœurantes de ces pèlerins se confondent avec les parfums acres ou délicats des résines et des gommes qui crépitent dans les vases de cuivre. Le camphre flambe avec des lueurs vertes sur les feuilles de margousier, sur les plateaux, les trépieds, et mêle ses vapeurs à celles de mille lampes fumeuses, des lampions accrochés par centaines à des herses. Les relens des huiles rances, des fritures, dominent le tout, même la senteur du sucre qui se carbonise sur des fourneaux où des marchands cuisinent gravement en plein vent, adossés aux frises sculptées du temple. Dès qu’ils ont accompli leurs dévotions, les pèlerins s’empressent d’acheter des victuailles et de s’installer sous les vastes pandals qui les attendent. Là, assis à l’ombre, à même la terre ou sur des nattes, ils mangent, boivent, causent gaiement. N’était l’absence de végétation de la région aride, on dirait que ces familles font une partie de campagne.

Quand je traverse leurs petites assemblées, tous me regardent avec une bienveillante indifférence. Ma vue ne les intéresse en rien, et c’est assez naturel. Tout au plaisir de leur voyage mené à bonne fin, ils festoient, s’ébattent, bavardent à tue-tête. Ou bien ils se livrent à des jeux. Deux manèges de chevaux de bois les attirent particulièrement. C’est à qui y montera, on fait queue à l’entrée. Et, au sommet de chacun des manèges, deux grandes bayadères sculptées, bariolées, luisantes, tournent en sens inverse et entremêlent leur guirlande, tandis que, sous le kiosque, au toit conique et mouvant, les bons Hindous tournent, aux sons de la musique de foire, confortablement assis sur les chaises suspendues qui remplacent les traditionnels chevaux de bois.

Sous des hangars, on sacrifie des coqs à la déesse. Le sol détrempé par le sang forme une boue rougeâtre farcie de plumes. Plus loin, on immole des boucs et des moutons. Couronné d’herbes, ce bétail attend les cliens. Dès qu’un dévot a arrêté son choix, payé le prix convenu, le sacrificateur saisit la bête, lui jette de l’eau sur la tête, et fait signe à deux aides. L’un tire sur le licou, l’autre sur les jarrets de derrière, et le sacrificateur tranche si vivement la tête avec sa grande faucille dont il tient le long manche à deux mains, que l’on croirait voir couper une simple corde. Mais comme le cou a été sectionné en son milieu, l’inhibition est incomplète. Pendant quelques minutes le corps se roule à terre, secoué de grandes convulsions. A chaque ruade, des jets de sang noir et vermeil giclent. La rosée hideuse tache les pieds, les jambes et les vêtemens des assistans. Ainsi suis-je revenu des fêtes de Mariammin portant les marques des victimes offertes par les pèlerins à la grande déesse de la variole.

Je m’en tiens pour aujourd’hui à son histoire. Ma prochaine lettre vous renseignera sur la vénérable forteresse de Vellore que j’ai visitée ces jours derniers.


Vellore, 12 août 1901.

... Vellore est la forteresse célèbre entre toutes celles de l’Inde méridionale pour son bel appareil et sa conservation. Et pourtant les touristes la négligent, je ne sais trop pourquoi. Le voyageur ne peut prendre pour excuse à son indifférence l’éloignement non plus que la difficulté des communications. Le chemin de fer de Madras a une station dans la ville. En quelques heures, ou s’y trouve transporté. Si l’on part de Pondichéry le matin, on en est quitte pour le traditionnel arrêt à Villapouram, arrêt de plusieurs heures, que coupe un déjeuner frugal et peu coûteux, pris au buffet de la gare. Puis le train du soir vous mène, de sa petite allure modeste, franchement indienne, jusque dans Vellore où l’on trouve un bengalow, un lit et une table suffisante.

Je vous en parle, d’ailleurs, d’après les guides, car l’aide collecteur anglais m’a donné l’hospitalité de la meilleure grâce du monde. Le gouverneur de Madras, quand je lui rendis visite à Otakamund, dans les brouillards de la haute cime des Nilghiris, au mois de juillet, me recommanda à toutes les autorités de la Présidence, afin que je fusse bien reçu partout.

Cependant, à me rappeler la manière dont je fus accueilli dans le Sind, le Bélouchistan et l’Oman, en 1896, par les fonctionnaires et les officiers de Sa Majesté, je trouve que la différence éclate aujourd’hui fâcheuse. Les Anglais, au cours de ce voyage de 1901, ne m’ont montré aucune amitié. Tous ont été unanimes à me reprocher l’attitude de la Presse française lors de la guerre sud-africaine. Ces attaques furent cruellement ressenties par l’Angleterre. Et tout étranger que je sois au journalisme, tout partisan que je sois de l’Impérialisme, de la domination du plus courageux, du meilleur, tout admirateur convaincu que je sois de la ténacité et de la solidité britanniques, je ne réussis guère à ramener mes auditeurs anglais. Ou bien je m’attire des complimens dans le genre de celui-là :

— Venez, accourez, messieurs ! Voici un Français qui aime les Anglais !

Enfin, grâce à l’aide collecteur de Vellore, j’ai pu visiter et la ville et la forteresse. Mais j’ai payé rançon en subissant la lecture d’une élucubration littéraire, pas plus mauvaise qu’une autre, d’ailleurs. L’auteur, mon hôte en personne, qui connaît très bien le français, y exposait les griefs de l’Angleterre contre la France. Il lui reprochait son manque de gentillesse dans une langue archaïque conventionnelle, beaucoup plus voisine du patois qu’employa Balzac dans les Contes drolatiques que du jargon de Rabelais. Ne trouvez-vous pas quelque chose de touchant en ce jeune fonctionnaire du « Civil Service » qui se console des ennuis de l’exil par l’étude de notre littérature ancienne et en se livrant à la fabrication de pastiches dont beaucoup de nos lettrés ne récuseraient point la paternité ? Ces Anglais sont véritablement admirables. Tout en remplissant avec conscience les devoirs de leur charge, ils se distraient par des travaux d’esprit, par l’étude qu’ils alternent avec les sports. Joueurs de polo, de crocket, de golf, chasseurs, naturalistes, peintres, littérateurs, ils occupent intelligemment leurs loisirs, combattent cette apathie de l’homme oisif que guettent les quatre fléaux des colonies asiatiques : le jeu, la cohabitation sentimentale avec une femme indigène, l’alcool ou l’opium !

Assis au pied des petites chaînes qui commencent près de Nellore pour se renfler, se doubler, se réunir au Sud en un massif dont Salem occupe le pied, Vellore, jadis appelé Vellappedi, est le chef-lieu du talukia ou circonscription de Vellore, dans le district du North-Arcat. Il est exactement situé à quatre-vingt-treize milles et un quart de Villapouram, au Nord-Ouest, à une altitude de 230 mètres, et domine la route du Mysore, au sommet d’un triangle dont la mer constitue la base, avec Pondichéry et Madras à ses deux angles, et Genji en son milieu. Aussi Vellore et Genji furent-ils les deux points que se disputèrent, de tous temps, les envahisseurs du Carnate. Musulmans, Mahrattes, Européens, luttent à l’envi jusqu’aux premières années du XIXe siècle pour la possession de ces forteresses. Les Anglais sont restés les maîtres, là comme partout ailleurs. Genji, que je compte revoir le mois prochain, après vingt années d’absence, ne montre plus que des ruines. Vellore a perdu ses fortifications extérieures, et dans sa citadelle, soigneusement conservée, voisinent le palais d’un rajah interné, les bureaux de l’administration, des casernes à peu près vides,, et cette pagode de Vichnou que la beauté de ses sculptures, sauvées du vandalisme par les Anglais, a depuis longtemps rendue classique.

Des défenses de la ville elle-même, il ne reste plus rien ; plus rien de cet ensemble imposant d’ouvrages qui unissaient le vieux Vellappedi, les pics de l’Est, Murtiz-Ghiri, Gajgaraoghiri, Sajaraoghiri couronnés tous trois par des forts, et rejoignaient les rives du Palar. Vellappedi n’est plus aujourd’hui qu’un faubourg de Vellore, et la ville, très accrue en surface, compte quarante-cinq mille habitans, hindous brahmanistes pour les trois quarts, le reste musulmans, descendans des anciens conquérans venus de Golconde et de Bijapour.

Aux premières heures du matin, nous sommes partis pour visiter la forteresse, en profitant d’une fraîcheur relative, car bien avant midi la réverbération des montagnes dénudées augmentera la chaleur d’un soleil de plomb jusqu’à la rendre insupportable. A pied, nous faisons le tour de l’enceinte, par le glacis, côtoyant les douves, larges et profondes, jadis célèbres par les crocodiles qui vivaient dans leurs eaux. La sécheresse qui sévit depuis plusieurs années les a taries à tel point que, par endroits, le fond du fossé n’est qu’un bourbier entrecoupé de flaques où des oiseaux de toutes sortes circulent parmi les joncs. Des petites aigrettes blanches, des poules d’eau, déambulent sur les larges feuilles des nénufars, des guêpiers verts et bleus chassent aux insectes le long des parapets, se poursuivent entre les créneaux où une chouette, perchée sur un merlon, et semblant faire corps avec la pierre grise, sommeille sans s’occuper des éternels rats palmistes qui jouent à cache-cache dans les meurtrières.

De la fausse-braie et de ses tours à mâchicoulis les débris jonchent le fossé. Le rempart et ses tours bastionnées, de meilleure étoffe, ont résisté au temps, mais ou y compte plus d’une brèche. La conservation des monumens historique, l’Archeological Survey, a un peu négligé ses devoirs. L’ingénieur du district n’est point passé par là depuis longtemps. Sur mon exclamation désespérée, l’Aide collecteur me promet d’en écrire le jour même à qui de droit. Et je me console en pensant que ma visite à Vellore aura été utile à quelque chose. Si cela devait continuer, la fameuse citadelle ne serait bientôt plus qu’un amas de ruines. A l’action du temps, au vandalisme, s’ajoutent les progrès impitoyables de toute cette végétation parasite qui, à la faveur de l’humidité des douves, prospère entre les pierres, les écarte, les renverse, tandis que les phénomènes d’érosion activés par l’ardeur continue de ce soleil de feu, exagérés par la violence intermittente de pluies diluviennes, s’attaquent à la matière elle-même et réduisent en poudre la roche dure. Et c’est pourquoi les monumens de l’Inde tombent et disparaissent avec une si grande rapidité, pourquoi tous sont d’une antiquité si médiocre, quoi qu’en disent les légendes, encore plus modernes qu’eux, d’ailleurs.

Les ruines les plus vénérables de l’Inde dravidienne ne remontent guère au delà du XIVe siècle de notre ère. Il est à peu près certain que les parties les moins récentes de la forteresse de Vellore datent à peine du XVe. Leur origine est certainement fabuleuse. On l’attribue à un prince de Bhadrachalam, sur le Kitchna, Bommi-Reddi, qui vivait à la fin du XIIIe siècle. Les traits de ce Bommi, ou de son fils, se verraient même sur le médaillon sculpté d’un pilier de la pagode intérieure. La légende veut encore que Bommi ait obtenu, d’un roi de la dynastie Xhola, la permission de s’établir à Vellore où il aurait commencé de construire vers 1295.

Selon une autre tradition, à laquelle je me rallie volontiers, la citadelle aurait été élevée par des ingénieurs italiens au service des souverains de Vijianagar, très probablement pendant la seconde moitié du XVe siècle. Il faut compter aussi avec l’influence des Jésuites qui furent partout de grands constructeurs et ne refusèrent leurs conseils à personne quand il s’agissait de bâtir, comme ils l’ont prouvé dans le Maduré. Les merlons amygdaloïdes qui couronnent l’enceinte, ne laissant entre eux que d’étroites embrasures, d’autres détails encore sont bien dans la manière des architectes occidentaux qui s’étaient inspirés des fortifications de Terre Sainte. Quand on voyage dans le Sud de l’Inde, ou en Arabie, l’œil est frappé par les similitudes d’aspect que présentent les monumens fortifiés. Ce que je vois à Vellore me rappelle ce que j’ai vu à Mascate, dont la chemise crénelée, que j’ai jadis décrite, fut construite vers 1589 par des Européens.

Il est plus que probable que l’enceinte de Vellore n’est guère plus ancienne et qu’elle a été établie sur les mêmes principes. Il est à peu près certain que le corps même du rempart fait de parpaings de micaschiste merveilleusement appareillés, à joints cimentés, est l’œuvre d’ouvriers hindous, du XVe siècle, sous une direction occidentale. Il est sûr que le couronnement crénelé a été élevé un peu plus tard, d’après les mêmes principes, puis mutilé et remanié par les musulmans au XVIIe siècle. Et enfin, les Européens ont dressé le parapet de briques, percé de meurtrières, à l’extrême fin du XVIIIe siècle.

Ces remaniemens successifs n’ont pas été sans entraîner des dégâts, mais les boulets des divers assiégeans en ont occasionné davantage. Plus d’un projectile de pierre est encore logé dans le revêtement. La superbe frise sculptée qui fait le tour de l’enceinte a été dégradée en bien des endroits, et quand on répara les brèches, on remit souvent les sculptures à une place tout autre que celle qu’elles occupaient à l’origine : un éléphant se présente les quatre pieds en l’air, un taureau est encastré, de travers, à deux mètres au-dessous du cordon, et je ne parle que des défauts les plus apparens. De même des grands masques en bas-relief que portait chaque merlon en son milieu. La plupart ont été martelés et beaucoup gisent au fond du fossé, dans la fange, d’autres ont été scellés un peu partout, au hasard.

La façade nue, coupée par ce seul cordon de frise, est du plus bel effet. Quel contraste avec tous ces autres monumens où fourmillent les figures animales et humaines, sans un repos, sans un amortissement, comme si le façonnage en bas ou haut relief était la condition de la matière elle-même ! Ici la frise affouillée en broderie réveille la tristesse grave de cette façade nue dont le plein n’est rompu par aucun vide. Ainsi les constructeurs atteignirent à ce maximum de puissance simple, de grandeur véritable dont nous éprouvons l’impression devant les ruines de l’Assyrie et de l’Egypte. Nous trouvons d’ailleurs, entre l’architecture de ces régions et celle de l’Inde dravidienne, des rapports fréquens. Plus d’une occasion s’offrira de vous les signaler quand je vous parlerai de ces pagodes de l’Extrême-Sud que je me flatte de revoir.

Mais le point de vue sur lequel je désire appeler dès maintenant votre attention est cet air de famille qu’on reconnaît à tant de beaux monumens dravidiens et à ceux de la France datant de l’époque des petits Valois. Prenez, par exemple, une photographie de la célèbre forteresse de Tanjore et comparez-la avec cette façade du vieux Louvre terminée à la fin du XVIe siècle. La similitude est frappante. Même compensation des masses au point de vue décoratif, même parti architectural, mêmes statues dressées dans des niches que complètent des pilastres et que bordent des plates-bandes verticales. Les proportions des figures, au regard de l’ensemble, sont à peu près les mêmes dans ces deux monumens. La compensation judicieuse, ici des vides et des pleins, là des ornemens et des repos, le système des amortissemens en hauteur comme en largeur, dénotent une origine commune. A Paris comme à Tanjore la profusion des élémens décoratifs ne diminue pas la grandeur de l’ensemble, et l’on n’éprouve point cette sensation fatigante de fourmillement que donnent les accumulations de personnages, de bêtes, d’ornemens en plein relief, accolés, dispersés, superposés, jetés souvent comme au hasard, sur les corniches et les entablemens des gopuras, dans la plupart des pagodes dravidiennes. Et de celles-là, encore, par endroits, la filiation semble s’établir avec les productions italiennes du XVe siècle. Prenez, entre autres, les classiques bas-reliefs de Donatello où des génies enfans courent, entrelaçant leurs bras, dansant, se jouant, sur une frise à compartimens soutenue par des corbeaux qui répondent chacun à deux des colonnes du portique. Comparez ces ensembles et leurs détails avec ceux de telle porte de Tanjore où des bayadères forment rampe à un balcon avec leurs bras entrelacés !...

N’était cette obligation purement liturgique qui astreignit toujours les artistes hindous à donner aux divinités des proportions colossales quand elles sont mêlées aux figures simplement humaines, leurs œuvres ne seraient souvent pas inférieures, au moins en harmonie, à celles de leurs inspirateurs occidentaux. On sait très bien que les Italiens ont travaillé en Inde dès la fin du XVIe siècle, sinon avant, et cela, non seulement dans le Sud, mais encore dans le Bengale, plus au Nord même. Le Taj d’Agra, à défaut d’autre intérêt, présente celui d’avoir été fabriqué par des marbriers et des mosaïstes d’Italie. Le nom d’un architecte français ou savoyard, Augustin de Bordeaux, a été cité par des auteurs qui, pour ne nommer que Fergusson, sont tenus pour autorités en la matière. Quant à la forteresse de Tanjore, les dates, un tant soit peu postérieures, sont encore plus explicites. Elle fut construite par le roi Vijaga Raghava, le dernier Nayaka de sa dynastie, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, en un temps où le Mysore était largement ouvert aux Européens. Les Jésuites y avaient pris bonne position. Ils ne refusaient ni leurs conseils ni leurs services aux souverains accueillans. Ingénieurs, architectes, fondeurs de canons, imprimeurs, astronomes, ces missionnaires étaient d’actifs agens de civilisation. Pour les ouvriers italiens, chercheurs d’aventures qui, dès le XIIIe siècle, avaient pénétré jusqu’auprès du Khan de Tartarie, le prêtre Jean asiatique, et façonné pour lui « une fontaine d’orfèvrerie surmontée d’un ange en argent qui sonnait de la trompette, » ils trouvaient facilement à se faire embaucher par les rajahs des Grandes Indes, avec leurs outils, leurs croquis et leurs recueils de poncifs. J’ai jadis publié des notes sur ces recueils à l’usage des armuriers, qui, dès le XVIe siècle, étaient copiés et surtout dénaturés par les Japonais dont les harnois de guerre n’ont d’ailleurs été, à partir du XVe siècle, que des répliques médiocres de nos vieilles armures portées sur les galères...

Marquons un temps, et nous en retournons vers Vellore. Cette digression archéologique m’en a tant soit peu éloigné. Aussi bien ne me suis-je attaché à cette forteresse que pour en étudier et le caractère, et l’histoire, et ses rapports avec ses pareilles.

Les figures de la frise de Vellore, par la solidité de leur facture, indiquent la belle époque et certainement la main de ces fameux tailleurs de pierre tanjorais, célèbres depuis plus de quatre siècles dans toute l’Inde du Sud. Le défilé des taureaux, des éléphans, des chevaux, les enlacemens compliqués des divinités pouraniques, les scènes rituelles qui illustrent avec une lubrique et magnifique exactitude l’histoire de la déesse Mariammin, le prouvent surabondamment. Nous sommes loin des appliques disproportionnées qui revêtent les gopuras des pagodes aux environs de Pondichéry.

Si les musulmans, quand ils occupèrent Vellore, ne détruisirent pas ces images de pierre grise, c’est qu’ils craignirent, peut-être, en attaquant l’œuvre en surplomb, de tomber dans le fossé où vivaient en paix ces crocodiles fameux « d’une grandeur énorme » dont parlait en 1736 le Révérend Père Saignes à Mme de Sainte-Hyacinthe, dans Les Lettres édifiantes et curieuses, et qu’il avait vus de ses yeux. Les gens d’Hyder-Ali ne se firent point faute pourtant de ravager les environs de Vellore. Le souvenir du père de Tippou ne passera non plus que la désolation du désert qu’il créa en brûlant tout sur un rayon de dix milles. Jamais le pays ne s’en est relevé. L’importance considérable de Vellore au point de vue stratégique le condamnait d’ailleurs à un ravage continu. Pendant trois siècles, vainqueurs et vaincus l’ont rançonné, pillé, dévasté, sans merci.

Occupée, le XVe siècle durant, par les rois de la dynastie Chola, puis au XVIe par ceux de Vijianagar dont le plus illustre fut ce Krishnadeva Raja qui se tailla dans l’Inde du Sud un royaume égal en surface à la présidence actuelle de Madras, la place fut conquise au milieu du XVIIe siècle, pour les musulmans de Golconde, par Shadji Rao, commandant du contingent de Bijapour, et père du célèbre Sivadji. Les princes de Golconde gardèrent Vellore pendant une quarantaine d’années, puis ils durent l’abandonner aux Mahrattes de Tukoji Rao, après ce siège de 1677 où succomba Abdullah Khan. Mais la domination des Mahrattes fut encore plus éphémère. Le siècle n’était pas révolu qu’ils se voyaient chassés du Carnate par un lieutenant de l’empereur Aureng-Zeb, le soubadar Zulfikar-Khan. Celui-ci nous apparaît comme un des plus patiens hommes de guerre de la péninsule. Le’ temps ne compte pas pour ce soubadar. Pendant sept années, il assiège la grande place fortifiée de Gengi ; sans se décourager, il maintient son blocus et réussit enfin à forcer ce lieu qui passait déjà pour imprenable. Mais son succès demeura incomplet. Pour n’avoir pu mettre la main sur l’usurpateur mahratte Radjaram qui s’était enfui de Genji et avait réussi à gagner Vellore, Zulfikar-Khan se vit condamné à continuer la guerre de siège. Méthodiquement, il investit Vellore et planta ses tentes non loin des douves et de leurs crocodiles, chargés de « fermer le passage aux ennemis. » Grâce aux solides murailles et aux crocodiles, sans doute, le soubadar attendit deux années entières une occasion favorable. Celle-ci se présenta enfin. Le gouverneur de Vellore, Siekoji, offrit aux assiégeans, en composition, une somme de 150 000 pagodes qui fut aussitôt acceptée. Le soubadar se retira avec son or et Rajaram gagna Sattara, y rassembla une armée, pour revenir bientôt mettre en question, dans le Carnate, la suprématie du Mogol de Delhi. Et les Mahrattes pénétrèrent une fois de plus dans l’enceinte de Vellore. Mais la puissance des incorrigibles pillards touchait à son terme. En 1708 le nabab Daoud-Khan, au nom de l’Empereur, les pourchasse, les rabat, les assiège. Vellore tombe entre ses mains après cinq mois d’efforts. C’en est fait de la domination mahratte. Les cavaliers de Pounuh ne rentreront plus dans Vellore. En 1710, la ville devient apanage de Ghulan-Ali-Khan, frère du nabab Soudad-OuUah-Khan, qui a succédé à Daoud-Khan. Jusqu’en 1763 la descendance de Ghulan jouit de l’apanage, les Européens font alors leur entrée sur la scène. Grâce aux Anglais qui protègent le nabab Mohammed-Ali, Mortiz-Ali, petit-fils de Ghulan, est évincé de la forteresse familiale

Ces deux nouveaux personnages valent qu’on s’y arrête. Tous deux ont été nommés nababs du Carnate, non par l’empereur de Delhi qui détient, de principe, le droit d’investiture, mais par les envahisseurs d’Occident. Au profit de ceux-ci vont se canaliser les troubles. Avant que de s’affirmer propriétaires des choses, ils s’assurent dans la position d’arbitre. La valeur morale des deux candidats à la Nababie est parfaitement égale. Mohammed-Ali, le nabab nommé des Anglais, a traîtreusement assassiné, avec la tacite complicité du major Lawrence, son rival Chunda-Sahib, victime de l’incapacité de notre général, Law, qui a succombé devant Trichinopoly. Mortiz-Ali, aussi célèbre par ses crimes que par ses richesses, est le nabab nommé de Dupleix qui lui a vendu, à haut prix, l’investiture. Cette investiture, Dupleix a acquis du soubab du Deccan, Salabat-Sing, mandataire de l’empereur Ahmed-Shah, le droit de la conférer. S’il a choisi Mortiz-Ali, c’est que Dupleix compte sur ses prochaines levées de troupes pour tenir tête aux Anglais victorieux, et sur ses ressources d’argent pour donner du cœur aux Mahrattes de Morari-Rao et aux Mysoricns de Virana.

Le choix de Dupleix ne fut pas extraordinairement heureux. Si, profitant de notre victoire de Tiruvadi sur les Anglais, Mortiz-Ali défit les troupes de son compétiteur Mohammed-Ali, il se laissa bientôt battre complètement à Tirnamalé, et, voyant notre étoile pâlir, il nous abandonna avec une cauteleuse sagesse. Quand Dupleix fut rappelé en France, Mortiz-Ali s’empressa de faire sa soumission au nabab des Anglais, Mohammed-Ali ; après quoi, il se retira prudemment dans sa forteresse de Vellore et n’en sortit plus.

La place lui était depuis longtemps familière. C’était à Vellore que, sous des habits de femme, il s’était réfugié, treize années plus tôt, lors de la révolte qui suivit la mort de son beau-frère, le nabab Soufder-Ali, assassiné par ses ordres le 2 septembre 1741, et dont il avait usurpé le titre. Vellore lui avait encore donné asile lorsque, après le meurtre du jeune Mohammed- Khan, fils de ce Soufder-Ali, meurtre auquel Mortiz-Ali ne fut rien moins qu’étranger, il s’était échappé de la cour du soubab avec un parti de cavalerie.

La réserve que garda le gouverneur de Vellore après le départ de Dupleix ne l’empêcha pas longtemps d’être molesté par les Anglais. Comme ils avaient besoin d’argent pour leur nabab Mohammed Ali, ils trouvèrent tout naturel de mettre la main sur les trésors de ce Mortiz-Ali, qui passait pour être l’homme le plus riche de tout le Carnate. Et, sous le vague prétexte de tributs arriérés à récupérer, sans sommation régulière, les autorités de Madras envoyèrent le major Killpatrick, à la tête de cinq cents Européens et de quinze cents cipayes, dans la direction de Vellore. Cette armée qui, avec ses convois et ses non-combattans, devait bien être de vingt mille âmes, s’établit sous les murs le dernier jour de janvier 1756, et y apprit cette nouvelle qu’un gros de troupes s’approchait et que ses corps s’étendaient de Genji à la hauteur de Chetpet ou Settipettou. C’étaient, en effet, sept cents Français et Suisses accrus d’un nombre double de cipayes, que M. de Leyrit, gouverneur de Pondicliéry, acheminait vers le refuge de Mortiz-Ali, non sans avoir averti le gouverneur de Madras qu’il tiendrait la moindre entreprise contre Vellore pour une infraction au traité de paix.

Les Anglais ne s’engagèrent pas plus avant. Mais ils surent si bien manœuvrer et parlementer qu’ils obtinrent de Mortiz-Ali, trop heureux de s’en tirer à ce prix, quatre cent mille roupies, près d’un million et demi de notre monnaie. Ayant ainsi couvert leurs frais de mise en route, ils retournèrent à Madras sans renoncer à l’espoir d’une entreprise plus profitable. Le nabab honoraire ne s’attendait pas à renvoyer ses formidables ennemis à si bon compte. Et, pour tout dire, sa méfiance se partageait entre ses ennemis et ses amis, d’une manière égale. Malgré les bonnes paroles dont l’honora M. de Leyrit par voie de courrier, Mortiz-Ali se refusa à laisser pénétrer un seul Français dans sa citadelle. Sachant de reste qu’avec les hommes de l’Occident un Hindou n’était jamais sûr de rester maître dans sa maison, quand il en avait ouvert la porte, il tint ses battans à bossettes de fer hermétiquement clos et demeura, à l’abri de son mur à frise sculptée, sous la garde de ses crocodiles, nourris avec les criminels qu’on leur jetait de temps à autre.

Mortiz-Ali devait jouir en propriétaire paisible de sa forteresse, pendant sept années encore. Puis l’inlassable Mohammed-Ali revint à la charge avec ses amis les Anglais. Et, en 1763, Vellore tomba entre leurs mains après un siège de trois mois.

Les Anglais ne lâcheront plus leur proie. En vain Hyder-Ali les assiégera-t-il en 1781, resserrant le blocus jusqu’à réduire la garnison aux pires extrémités de famine. Le 30 septembre de la même année, sir Eyre Coote, vainqueur des Mysoriens à Sholingur, ravitaille la place où le colonel Ross Lang dirige la résistance avec une opiniâtreté stoïque. Le lieutenant Parr, qui commande dans le Sajjaraoghiri, ne déploie pas un moindre héroïsme. Contre ce fort, les officiers français à la solde des Mysoriens usèrent leur talent et leur courage sans parvenir à éteindre ses feux, non plus d’ailleurs que ceux des autres ouvrages de l’enceinte. Et, au mois de janvier de l’année suivante, une exposition partie de Madras jetait un nouveau secours d’hommes et de vivres dans Vellore.

Hyder dut se retirer. Il laissait derrière lui dix milles de plat pays en ruines : villages, arbres, maisons, tout avait été réduit en cendres. Les murailles de Vellore n’avaient point cédé. L’usurpateur mysorien ne survécut que peu à sa malheureuse entreprise. L’importance stratégique du point où échoua sa fortune alla toujours s’augmentant. C’est, en 1791, la place d’armes où le lord Cornwallis réunit son armée pour marcher sur Bengalore qu’il prit au commencement du printemps, tandis que Tippou-Saïb, trompé par une adroite manœuvre, attendait les troupes de la Compagnie des Indes au défilé d’Ambur. Bientôt refoulé dans ses Etats, puis dépouillé de ses meilleures possessions, le fils d’Hyder-Ali perd le pouvoir et la vie à Séringapatam quelques années après (1799). Et c’est aux murs de Vellore que l’Angleterre se confie pour garder la famille du dernier souverain de Mysore, c’est dans la citadelle qu’ils murent son harem tout entier. Rien ne semblait devoir porter ombrage à la domination anglaise dans l’Inde dravidienne, lorsque l’insurrection qui éclata en 1806 prouva que la paix britannique n’était pas définitivement maîtresse. On aurait convaincu quelques parens du défunt sultan d’avoir fomenté cette révolte. On les a accusés d’avoir agi sous l’instigation d’agens français. L’imputation ne me paraît point téméraire. La politique de Napoléon traquait l’Angleterre aussi bien en Occident qu’en Inde. Si l’Empereur avait renoncé, momentanément, à ses plans de 1798, après le mauvais succès de ses stipendiés ou alliés, Tippou-Saïb, le Nizam d’Hyderabad, le Scindiah de Gwalior, le Holkar d’Indore, il nourrissait toujours des plans d’invasion dans l’Inde du Nord, par le pays Afghan et la Perse. Il lui convenait en tous cas de créer, d’entretenir l’agitation sur les points les plus opposés de l’Inde britannique.

Le tumulte de Vellore se rattache sans doute à cette trame d’intrigues beaucoup plus qu’à un plan d’insurrection nationale. De tous temps, l’Inde s’est composée d’élémens trop disparates pour qu’une action générale y soit possible. Le morcellement de l’Italie, jusqu’à l’époque moderne, peut passer pour de la cohésion au prix de cette poussière de peuples groupés sous la formule géographique qui porte le nom d’Inde. On a cherché, vers le milieu du dernier siècle, à rattacher la fameuse révolte dite « des Cipayes » à un dessein longuement mûri par un prince musulman qui rêvait de rétablir l’ancien empire des Mogols. L’opinion peut à la rigueur se produire, mais non celle qui tendait à nous imposer l’idée d’une Inde ayant conscience de son existence en tant que nation.

La révolte du 8 juillet 1800 eut pour patron, sinon pour chef, le fils cadet de Tippou-Saïb, Futch-Hyder ; du moins ce prince fut-il proclamé rajah par les troupes natives qui arborèrent le drapeau du Mysore au sommet de la citadelle.

Comme dans toute insurrection bien organisée, les conjurés avaient choisi les premières heures du matin pour commencer leur entreprise. Surpris à deux heures et demie, au milieu de leur sommeil, les Anglais sans défense furent facilement assassinés. Cent quinze soldats, dix officiers, tombèrent tout d’abord sous les coups de la garde de nuit fournie par le premier régiment des cipayes. Le secret avait été strictement gardé.

Aussi bien la garnison européenne, composée de deux compagnies de ce 69e régiment qui est devenu le second bataillon du régiment de Galles, avait-elle contre elle toutes les forces indigènes, à savoir plus de quinze cents hommes : six compagnies du 1er bataillon du 1er régiment et du 2e bataillon du 23e d’infanterie. Dans ce dernier s’était fomentée la révolte. Le 1er régiment était déjà sur le terrain de manœuvres quand les rebelles, ayant enlevé le poste européen, s’y rendirent pour l’embaucher. Ce fut chose facile. Bientôt toute cette masse organisée s’ébranla sous les ordres de ses officiers indigènes, musulmans pour la plupart, et ouvrit le feu contre le casernement anglais. Les soldats occidentaux encore endormis succombèrent, privés de leurs officiers. Ceux-ci surpris au lit, dans leurs logis, furent massacrés avec leur famille. Il en fut cependant qui, plus actifs ou plus heureux, purent se mettre en défense, se grouper et tenir les assaillans en respect, tant il est vrai que des gens résolus, même en petit nombre, peuvent faire tête utilement à une horde d’émeutiers. Autour de ces courageux officiers et fonctionnaires de tous grades se rallièrent les restes de la garnison blanche. Et ils se rallièrent si bien qu’ils repoussèrent les révoltés jusqu’à la grande porte de la citadelle, les empêchèrent de relever le pont volant et abattirent le drapeau du Mysore qui remplaçait celui d’Angleterre.

Cette opiniâtre résistance donna le temps aux secours d’arriver. A neuf heures du matin, le colonel Gillespie entrait dans Vellore avec un escadron du 19e dragons, parti à franc étrier de son casernement de Ranipet, et commençait de sabrer les cipayes qui, confians dans leur nombre, essayèrent de faire ferme. Mais ils se débandèrent bientôt sous l’effort du gros des dragons qui avait rejoint. Un renfort, fourni par la 7e cavalerie native, accentua la déroute. Près de quatre cents mutins périrent dans la citadelle, le reste se rendit à discrétion. La révolte était étouffée ; le châtiment fut proportionné à la faute. En pareil cas l’excès de rigueur est ordonné encore plus par la politique, qui prêche avant tout par l’exemple, que par l’idée de justice. Les répressions molles encouragent les séditions qui mettent sur le compte de la lâcheté ce qui n’est qu’humanité mal comprise. Tout gouvernement sûr de lui-même se doit d’imposer le respect. Pour l’Oriental, le respect n’est que la forme extérieure de la terreur. N’honorant que la force, il ne la comprend plus quand elle ne s’accompagne pas d’une sanction.

La sanction de la justice anglaise se recommanda par son impitoyable rigueur. Et sans doute ne contribua-t-elle pas peu à établir, cette fois prise pour toutes, la paisible domination où l’Hindou avait peu à perdre et tout à gagner. Tous les chefs du tumulte de Vellore furent, suivant l’usage, attachés à la gueule des canons, et leurs corps volèrent par quartiers devant le front des troupes : supplice théâtral, peu cruel si l’on s’arrête à la nature subite du trépas, et qui est peut-être celui où le condamné sent le moins venir la mort, puisqu’un seul coup disperse sa dépouille charnelle aux quatre vents du ciel. Le 1er et le 23e régimens natifs furent rayés des contrôles de l’armée ; et il ne fut plus question de la révolte.

Cet incident, peu important en soi, si l’on considère l’époque, tant aussi il se répète dans l’histoire de toute conquête, porte cependant sa leçon morale. Il prouve, ce que je vous répète depuis des années, que les peuples des colonies sont toujours composés de sujets et jamais de citoyens. Indifférens à la main qui les gouverne, lis sont toujours prêts à reconnaître le maître de l’heure, que celui-ci vienne d’Orient ou d’Occident. Les agitateurs politiques, ambitieux ou intrigans de hasard, n’ont pas à compter sur la multitude, comme en notre malheureux pays, proie de choix pour les marchands d’orviétan et de bonheur social. Seuls, en Inde, les corps militaires leur peuvent servir d’instrumens. Sur ceux-ci, les entrepreneurs de révoltes agissent par des moyens très simples. Les mobiles qu’ils créent sont tirés des considérations les plus vulgaires de la vie. Jamais une idée élevée n’est exposée, jamais un objectif moral n’est proposé comme but. La plupart du temps c’est le fanatisme religieux qui fournit le meilleur prétexte. Vous n’en êtes pas à ignorer la fable, grâce à laquelle les cipayes musulmans furent lancés dans la grande insurrection de 1856. On leur donna à croire que leurs cartouches, — et ils devaient les déchirer avec leurs dents comme de coutume, — avaient été graissées avec du lard. Il suffit d’évoquer l’animal immonde pour que les fusils partissent tout seuls contre les Anglais, inventeurs de cette abomination. Si, par grand hasard, le Nana-Saïb et autres entrepreneurs de cette affaire où la Compagnie des Indes perdit son monopole, — et c’est là un des côtés considérables de la question, — avaient prêché ces mêmes cipayes au nom du patriotisme hindou, tenez pour certain qu’ils n’auraient pas recruté assez de partisans pour une pauvre et méchante émeute. N’oubliez pas non plus que l’Inde du Nord a été de tous temps célèbre par le mauvais esprit de ses populations, au contraire de l’Inde dravidienne habitée par les plus pacifiques des hommes. C’est pourquoi le Nord a toujours opprimé le Sud.

Le moyen employé par les fauteurs des troubles de Vellore, cinquante années avant la grande révolte des cipayes, rentre dans une catégorie similaire. On raconta aux fusiliers natifs que les nouveautés apportées dans l’équipement allaient contre la religion de leurs pères, qu’ils fussent brahmanistes ou musulmans. Sans compter une forme nouvelle de turban qui déplut, un tournevis nouveau suffit pour amener la révolte. De ce tournevis, pareil en cela aux clefs des anciennes arquebuses dont les ailerons renforcés autour de l’œil carré simulaient les branches d’une croix, la figure était celle de l’emblème du christianisme. Il n’en fallut pas davantage pour que les cipayes de Vellore se crussent à la veille d’être institués chrétiens, par ordre. Les émissaires de la famille de Tippou-Saïb surent jouer de ce tournevis pour le plus grand profit de la cause mysorienne. A un demi-siècle de distance, la cartouche à graisse de porc n’obtint pas un moindre succès. Tant il est vrai que l’histoire est un continuel recommencement...

La forteresse de Vellore est une ville au sein de la ville et qui a ses avenues, ses boulevards plantés d’arbres, ses esplanades, ses rues et ses ruelles, ses bâtimens anglo-indiens de toutes formes, maisons à jardins, offices du gouvernement, tribunal, anciennes casernes, sans préjudice des monumens anciens et de la pagode. Et dans cette seconde ville enclose il est encore une troisième. L’assistant collecteur frappe du heurtoir rouillé la plaque d’une vieille porte. Une figure apparaît au guichet dont le battant s’écarte. Des barres sont tirées, des serrures grincent, et nous entrons. Nous voici de plain-pied dans une grande cour carrée. Tout autour règne un cloître à arcatures de plein ceintre qui soutient l’étage. Face à la porte, un péristyle à colonnes, mandapam du type dravidien, précède un vaste corps de logis dont tous les jours sont aveuglés par des vantaux massifs ou des persiennes à lames serrées. Nous entrons à peine, et le troupeau de femmes et d’enfans, qui musait dans l’enceinte avec les vaches et les chèvres, se disperse à grands cris, objurgué, poussé, chassé par des serviteurs. Tout bondit, trotte, piaille, bêle ou mugit, s’appelle. Des marmots tout nus tombent, hurlant d’épouvante, parmi les poules, les poussins et les cabris, les chats aussi qui galopent, les chiens qui grondent et les corneilles qui croassent et s’envolent. C’est la déroute, la fuite éperdue d’un harem, dans une ville forcée. Vivement on se réfugie sous le cloître. A l’abri favorable d’un pilier on a beau voir sans être vu, on peut cracher sur la dalle en signe de scandale, et dévisager, à distance respectueuse, les méprisables intrus d’Occident, coiffés du casque blanc, et qui ne viennent que pour opprimer, vexer, inquiéter le maître du lieu, sans égard pour sa famille. Telles sont, je présume, les réflexions intimes de ces femmes de caste qui ont fait place nette.

Ces effrayées, dont la peur n’alourdit point les talons, sont, pour la plupart, nues jusqu’à la ceinture, n’ayant que le classique jupon long d’intérieur, remarquable autant par sa coupe évasée que par son large volant épanoui. Les torses de bronze clair, les chevelures de jais, l’argent ou le laiton des bijoux, les soies et les cotonnades de tons crus ont lui un instant sous les rayons du soleil qui tapent d’aplomb, puis tout a disparu, jusqu’aux vaches dont j’entends encore les sonnettes tinter.

Et j’ai eu, à ce moment, la vision de l’Inde véritable, de cette Inde qu’on ne voit pas, de cette Inde fermée à l’Européen qui, s’il en a forcé les places et soumis les nations, n’en peut que par surprise entrevoir un pauvre détail. Ainsi, il y a un mois, ai-je aperçu, dans le palais de Calicut, du haut d’une vérandah, très basse, les princesses et les brahmines se baignant dans le bassin de la cour intérieure, au retour de funérailles. J’ai eu la vue pleine et entière des plus beaux corps du Malabar et du Coorg, dans le cadre de la demeure royale où Vasco de Gama et ses compagnons furent reçus, voici plus de quatre siècles, par le Zamorin en personne. Cette demeure garde dans son enceinte la plus curieuse des pagodes de la contrée, et, pour tout dire, la seule qui ait échappé à la rage iconoclaste d’Hyder-Ali et de Tippou-Saïb. Je doute que le Zamorin ait donné au navigateur portugais le spectacle dont j’ai joui dans son vieux palais. Aussi bien n’ai-je point à me prévaloir d’une indiscrétion où ma curiosité d’artiste et d’observateur peut me tenir lieu d’excuse. Le rajah interné dans le palais de Vellore n’aura pas eu, je pense, à blâmer ses femmes pour s’être exposées, avec une indifférente complaisance, aux regards de l’étranger. Elles nous ont tourné le des trop vite, et avec un trop parfait ensemble, pour que l’assistant collecteur ait pu, non plus que moi, contempler autre chose que leur chignon oblique, leur échine souple, leurs bras cerclés d’anneaux, et encore l’espace d’un instant.

Le rajah était absent d’ailleurs... « Pour ses affaires... Un petit voyage... Oh ! très court !... » ; Et le ministre qui hasardait ces mensonges, au beau milieu de la cour déserte, un petit brahme mal rasé, mal vêtu, et dont la main prompte ramenait sur une poitrine velue son écharpe en désordre, tournait furtivement la tête du côté du mandapam pour témoigner de la véracité de son dire. Mais l’assistant collecteur insistait, et le « ministre » commençait de faiblir, lorsque sortit du logis à colonnes un pauvre Hindou que je reconnus aussitôt pour un mendiant.

La petite monnaie divisionnaire de l’Inde étant fractionnée jusqu’à moins d’un liard, j’ai toujours dans ma poche une poignée de « caches » afin de prouver ma libéralité à bon compte. Je m’apprêtais donc à gratifier ce malheureux de quelque billon, quand je reconnus mon erreur. Le Prince se dressait devant nous. En vérité il était plus pauvrement accommodé que le brahme, ses pagnes, au moins aussi crasseux, gardaient une pire ordonnance, et ce grand de la terre portait sa tête rasée sans coiffure, ce qui est le comble du négligé dans la toilette pour qui sort de sa maison en cérémonie. Et je pensai à Soupou et aux autres hommes du monde, honneur de Pondichéry, dont les bonnets à carre en demi-cercle obliquement incliné devraient être proposés en exemple au Carnate et au Deccan tout entiers.

Ce que la crapule, la turpitude, la fausseté, la lâcheté, et quelques autres qualités de pareil ordre peuvent ajouter à la noblesse de l’attitude, concourait à orner ce rajah que le gouvernement britannique garde en chartre privée dans l’ancienne résidence des derniers descendans de Tippou-Saïb. Le colloque, entre l’assistant collecteur du district et le souverain pensionnaire de la couronne, me parut, à ce que j’en pus saisir par mon trucheman Cheick-Iman, absolument dénué d’amitié. Le nez baissé, le tchatria interné écouta l’allocution du représentant de l’autorité. Puis il nous salua, plus bas qu’il n’était nécessaire, et rentra sous son mandapam, toujours suivi par son « ministre » et quelques dignitaires qui me firent l’effet d’être plutôt ses gardiens.

Ainsi me fut-il donné de voir le type traditionnel du radjpoute abruti par l’ivrognerie et tombé en tutelle du « Civil Service, » qui lui ménage moins les réprimandes et les punitions que l’argent. Il y aurait un livre à écrire sur les roitelets besogneux, descendus au plus bas degré de l’abjection et que l’Angleterre doit prendre en garde jusqu’à ce que l’intempérance et les autres excès les envoient dans le paradis de Çiva, au défaut de celui d’Indra où n’étaient admis que ceux de leurs ancêtres, tombés les armes à la main. Vous apprendrai-je que, sous ce nom général de Radjpoutes, vivent encore dans l’Inde du Sud quantité de ces envahisseurs anciens, d’origine plus ou moins indo-scythique, qui appartiennent à cette catégorie clairsemée des Tchatrias ou guerriers, débris de la caste puissante issue des bras de Vichnou, s’il en faut croire le Purusa-Sukta ? Vichnou cependant détruisit ces fils de sa propre substance, sur la prière de Brahma, parce qu’ils exerçaient la plus dure des tyrannies sur le monde. Que l’on s’en rapporte aux Brahmes, et ils se chargent de vous prouver que les Tchatrias historiques ne seraient même que des bâtards, issus des femmes survivantes de la caste détruite, passées à la condition de concubines des seuls Brahmes.

Quoi qu’il en soit de cette victoire probable de la théocratie sur la prépotence d’une caste guerrière, les Tchatrias actuels du Carnate, ou soi-disant tels, se parent du nom de radjpoutes, non point qu’ils viennent du Radjpoutana, mais parce que cette région fut, suivant les légendes, le berceau des Tchatrias. Au Malabar, sous le nom de Naïrs, ils continuent de mener leur existence féodale, dans la solitude de leurs vastes propriétés foncières, exerçant sur leur entourage une autorité despotique, et ne perdant rien, avec le temps, de leur férocité altière et de leur orgueil effréné. Quelque jour, souhaitons-le, se lèvera un autre Rudyard Kypling qui nous peindra dans son entière originalité le tableau de cette société naïre du Malabar et du Coorg. Mais cet écrivain de choix devra pénétrer dans des pays inhospitaliers entre tous ceux de l’Inde brahmaniste, où la porte de toute habitation est close pour l’étranger, où les domaines s’entourent de fossés à remblais qui prêtent à chacun d’eux l’aspect d’un camp retranché. Et des armées de serviteurs fanatiques veillent derrière ces levées de terre rouge pour éloigner du maître le contact de l’homme de basse caste, pour lui épargner jusqu’à la vue du paria...

Les radjpoutes du Carnate n’empruntent point des espèces aussi redoutables. Pauvres diables toujours entre deux verres de brandy ou d’arack, ils subsistent le plus souvent grâce aux artifices d’une mendicité noblement exercée dans ces villages, où jadis, suivant une rumeur publique à laquelle ils n’opposent aucun démenti, leurs pères régnaient en maîtres incontestés de par la loi de l’épée. L’époque de leur dépossession s’enveloppe toujours dans les nuages des obscurités de l’histoire. Pour ne pas mécontenter le gouvernement anglais qui leur fournit la sportule, ces nécessiteux de race rendent généralement les Musulmans responsables de leur primitive disgrâce. Des petits poèmes, modernes pour la majorité, chantent les prouesses possibles de ces paladins incertains. Entre ces Tchatrias de hasard, les plus favorisés sont bien ces principicules dont l’Angleterre a pris les possessions, en échange d’une pension. Mais celle-ci, fût-elle portée au décuple, ne suffirait jamais à désaltérer le pensionné qui s’endette, tripote, se lance dans des aventures, ébauche des conspirations où la police fournit les affidés de confiance. Puis, finalement, le radjpoute aux abois s’aplatit, et subit l’internement dans une forteresse avec son « Conseil des ministres. »

Encore des portes à bossettes de fer doucement arrondies en seins de femme, des serrures archaïques de style arabe, des cloîtres, des piliers et des cours. Nous voici dans ces petits bâtimens nus où les femmes de Tippou-Saïb traînèrent leur vie, après la disparition du maître. Une église méthodiste mitoyenne y fut leur unique distraction, et aussi un pied de henné pour se rougir à loisir la paume des mains, les ongles et la plante des pieds. De ce Lawsonia, mort et abattu depuis longtemps, un rejet a fourni un autre pied qui végète, et nous pouvons froisser entre nos doigts les feuilles de ce même arbuste où les bégoms et les ranis mysoriennes « jalouses des yeux de leurs gazelles » prenaient leur traditionnelle teinture. M’étant laissé aller jusqu’à m api loyer sur le sort de ces recluses dont la plus jeune compterait aujourd’hui plus de cent vingt ans, je m’attirai cette réponse du vieux gardien de ce sérail historique : « Que dis-tu là, sahib ? Si ces femmes n’avaient pas été ainsi enfermées, elles ne se seraient pas crues aimées du maître qui les aurait laissées exposées, après sa mort, aux regards et aux désirs de tous. »

Ces paroles m’ont frappé par leur judicieuse simplicité. Imposer nos préjugés occidentaux à qui n’en a cure est une de ces naïves outrecuidances dont je m’abstiens dans la limite du possible. J’approuvai le gardien ad honores de la prison où se flétrirent ces fleurs de jeunesse et de beauté et continuai d’examiner les logettes entourées de hautes murailles, sans une fenêtre, le petit promenoir où les princesses jouissaient de la seule vue du ciel et, le dimanche et les jours fériés, de la voix de l’orgue et des cantiques du temple protestant. Il leur était même loisible d’assister à l’office piétiste « pour se distraire, » — toujours d’après le gardien hindou, — par une sorte de guichet qui me fit penser à celui que j’ai vu jadis dans l’Eglise de l’Escurial, où il fut percé à l’usage de Philippe II. Qui vécut, en somme, le plus séparé du monde, du grand roi catholique ou des veuves de Tippou-Saïb ?... Je vous laisse libre de trancher la question...

Les bégoms et les ranis dorment maintenant leur éternel sommeil sous les stèles du cimetière princier, à proximité de la citadelle, environ trois cents pas vers l’Ouest. J’ai pensé, un instant, à y faire un petit pèlerinage. Mais comment reconnaître les tombes parmi les quatre cents qui entourent les dix principales ? Et, d’ailleurs, on m’apprend que ce cimetière n’est qu’un terrain vague où la basse végétation a tout envahi.

Laissant derrière nous le palais du rajah interné et le harem du « citoyen Tippou, » nous nous dirigeons vers la pagode. De celle-ci la bonne conservation est due à la conquête anglaise. Si le colonel Ross-Lang se fût laissé forcer dans Vellore, nul doute qu’Hyder-Ali n’eût détruit ce bijou d’architecture religieuse où l’art dravidien affirme ce principe que la grandeur des lignes ne consiste pas dans l’écrasante majesté de la masse. On croit généralement que les temples indiens sont de proportions énormes. Les photographies courantes ont contribué à vulgariser cette erreur. Les voyageurs, et bien d’autres avec eux, attachent un grand prix aux fortes dimensions. Ceci me rappelle l’ingénuité d’un missionnaire des environs d’Arni. Alors que je parcourais ce district en 1880, me voyant occupé à mesurer les hommes de son village, le bon Père m’en amena un, en triomphe : « Prenez plutôt ce gaillard-là, il est extraordinairement grand ! » C’était se faire une idée assez fausse des principes mêmes de la mensuration appliquée à un ensemble de populations. De même que certains naturalistes, ou soi-disant tels, récoltent seulement les plus gros insectes, les plus larges d’entre les papillons, les plus longs parmi les serpens, les plus brillans qu’ils trouvent parmi les’ oiseaux, et négligent les petits, les sombres, les humbles, beaucoup de touristes ou d’explorateurs, à votre choix, ont rapporté les seules images des édifices qui leur paraissaient dépasser les proportions communes, — ainsi de cette tour qui se dresse au-dessus du Chandikesvaram de Tanjore à une hauteur de 63 mètres environ, — et ont négligé des perles de l’architecture religieuse telles que le temple de Soubramanyé, etc.

Les Anglais n’ont pas seulement sauvé la pagode de Vellore, ils l’ont conservée dans son intégrité, et cela par un moyen d’une simplicité extrême. Bien avant qu’on eût inventé les « Monumens historiques, » le fameux Archeological Survey, ils avaient trouvé la solution la plus pratique pour soustraire les vieilles bâtisses à la dégradation. La pagode du dieu Çiva devint l’Arsenal de la place. A la foule malveillante et brutale des musulmans fanatiques se trouva, du coup, interdit l’accès du temple, où elle aurait vivement martelé ou lapidé les sculptures, en haine du culte idolâtre. Du côté des Hindous, il n’y eut point de réclamations, car depuis la fin du XVIIe siècle la pagode çivaiste était abandonnée. La tradition attribue cet abandon à un meurtre. Le sang aurait coulé dans l’enceinte, au voisinage du sanctuaire même. La profanation était de celles qu’aucune purification ne peut racheter. Les brahmes se retirèrent et l’édifice resta désert jusqu’à ce que les Anglais, un demi-siècle plus tard, lui vinssent donner un nouvel emploi. Cette tradition est loin de me satisfaire, mais le temps me manque pour en exercer la critique, et, comme j’aurai à vous le répéter plus loin, il semblerait plus plausible d’attribuer la désaffectation de cette pagode à quelque conquête violente où le pillage aurait tenu sa place.

Entre toutes ses congénères de l’Inde dravidienne, la pagode de Vellore est une des plus intactes. Çiva, à qui elle était dédiée, y fut honoré sous le nom de Jalakanteswara, c’est-à-dire « résidant dans l’eau. » Des deux gopuras monumentaux qui surmontent les portes, le principal, celui de la première entrée, dresse à trente mètres de hauteur sa pyramide de sept étages, chargée de sculptures à profusion. La porte massive est défendue par deux grands pions de granit noir qui, sur un socle très bas, montent chacun leur garde avec la massue. Leurs bonnes proportions, la solidité de la facture, la perfection du travail, datent ces œuvres de la belle époque et dénoncent la main des statuaires de Tanjore. Le poli de la pierre dure n’a pas plus tué les finesses des détails que le caractère de l’ensemble. A peine sommes-nous engagés sous le porche où des abeilles sauvages bourdonnent et couvrent en laborieux essaims leurs gâteaux verticalement suspendus à quinze pieds au-dessus de nos têtes, que la forêt des piliers commence à nous entourer de ses fûts ciselés, repercés, élégis, divisés, et dont il n’est pas deux qui soient pareils. A droite, à gauche, courent les vestibules qui mènent à des péristyles, mandapams dont chacun peut être comparé avec justesse aux salles hypostyles des temples égyptiens. C’est sur une des colonnes de ce vestibule, qui coupe à angle droit le porche, que l’on peut voir le médaillon de ce fameux Bommi-Reddi, tenu, ainsi que je vous l’ai dit, pour le fondateur de la forteresse et du temple. Voici le mandapam du Kaliana, où l’on apportait chaque année, en pompe, le Çiva tiré du sanctuaire pour son mariage avec la déesse Parvati. Tout le Panthéon hindou vit dans la pierre, et les grandes dalles dont est composé le plafond portent sculptées les perruches chères à la déesse. Elles se suivent en cercle, avec, entre leurs griffes ou dans leur bec, la fleur du lotus. Autour de nous c’est un monde de dieux et de génies. Les figures, de proportions toujours faibles, dépassent rarement un mètre en hauteur ; toutes ont été taillées en haut relief dans le pilier même où elles s’adossent. Chacune en est presque entièrement détachée, ne s’y rattachant souvent que par les pieds et la pointe de la tiare. Et, comme si ces sculpteurs de roche dure avaient voulu jouer avec la difficulté, pour le plaisir, des monstres tenaient entre leurs mâchoires une boule parfaitement ronde qui roulait librement sans qu’on pût la retirer de la gueule où elle se mouvait. La dernière de ces boules a été brisée assez récemment par un de ces visiteurs européens dont le soin principal est de faire œuvre individuelle dans tout endroit qu’ils honorent de leur visite. Erostrate a pris aujourd’hui des mœurs bourgeoises : « Globe Trotter, » selon l’expression usuelle, il collectionne les souvenirs de ses voyages en les détachant des monumens figurés. Qu’il s’empare de l’orteil d’un marbre antique, de la tête d’une statuette, du fleuron d’un ornement, peu lui importe, pourvu que le débris puisse se transporter et surtout se cacher aisément. Quand il sera de retour dans son « home, » le touriste offrira à l’admiration de ses amis le produit de ses voyages.

Un pareil désir ne me tient point devant ces merveilleux piliers. Mais, malgré le soleil brûlant dont les feux passent dans ce granit poli, je me laisse aller à ce plaisir sensuel qui est de caresser de la main la belle sculpture. Les petits guerriers qui soutiennent courageusement, avec leur bouclier tenu plus haut que la tête, le poids des lourds chevaux cabrés dont les oreilles rejoignent les premières volutes des entablemens, gardent, malgré l’excessif effort, une expression recueillie et de sérénité souriante. Hélas ! combien de ces piétons ont perdu qui son épée, qui un bras, qui les deux, même, quand ce ne sont pas les jambes ? Heureusement que les gros dégâts sont rares. Aux entre-deux des colonnes jumelles, triples, quadruples, quoique tirées du même bloc, il ne manque pas une maille de leur dentelle de pierre. Aux frises, aux soubassemens, on peut compter les dieux, les personnages et les bêtes par centaines. La coquetterie des artistes a été dans ce parti de ne pas répéter une seule fois le même motif de décoration, voire le même motif d’architecture. Dans cette travée où je passe, pas une colonne qui soit semblable à une autre, pas un groupe, pas une statue, pas un animal qui soit une réplique, l’out a un caractère individuel, et pourtant l’anarchique liberté du détail n’enlève rien à la grandeur, à la régularité du tout. Jamais, d’ailleurs, l’art indien n’a chéri les ordonnances symétriques. La symétrie parfaite, de même que le parachèvement absolu d’une œuvre, y est tenue pour la négation de la vie. Et c’est en vertu de ce principe que les pagodes ne doivent jamais être terminées. On y doit travailler sans cesse, ou les abandonner. Si, comme la grande majorité des pagodes dravidiennes, celle de Vellore eût été construite en épaisses assises de briques, depuis longtemps il n’en resterait plus que des ruines où les Djaïnas, qui collectionnent pour leurs temples les belles sculptures et les belles colonnes, à l’exemple des papes de l’ancienne Rome ou des empereurs de Byzance qui en ornaient des églises, n’auraient rien laissé à y glaner. La nature de la matière employée explique non seulement la conservation, mais aussi la légèreté de l’ensemble. S’il s’agissait des plus anciens temples de l’Inde qui, vous le savez, étaient construits en bois, on ne trouverait pas à louer davantage le travail du bédane et du ciseau. Tout, d’ailleurs, indique une disposition de charpentes. La pierre copie le bois, le parpaing imite la poutre. Pas de voûtes, pas d’arcades à points convergens, mais des blocs disposés toujours par assises étagées en saillies croissantes, avec des colonnes pour soutiens. C’est là le principe fondamental de l’architecture dravidienne, et il se trouve énoncé dans les plus antiques traités, tels que celui de Ram-Rat, où il est dit que les voûtes à points convergens « ne dorment jamais. » Les têtes des saillies, dans toutes ces assises croissantes, sont si admirablement travaillées en doucines, terminées en poupe de vaisseau, reliées aux encorbellemens par des consoles à pendentifs et à culs-de-lampe, que l’on n’éprouve jamais cette impression de sécheresse que donne trop souvent dans nos monumens l’abus des lignes horizontales et verticales, sans amortissemens. Et l’on ne sait ce qu’on doit ici le plus admirer, ou de la sveltesse de toutes ces colonnes décomposées, ou du poids énorme des corniches monolithes qu’elles ne cessent de supporter depuis des siècles. De ces corniches, chantournées en courbe circonflexe pour former auvens, le façonnage a été exécuté au ciseau, en plein granit, dans des blocs longs de plusieurs mètres, avec les ornemens entablés, les mutules, les gouttes du coupe-larmes et toute la série des monstres constituant le couronnement du cheneau.

Le travail de ces artistes dravidiens n’est pas moins à louer dans les piliers. Ceux du mandapam du Kaliana comptent parmi les merveilles du genre. Les blocs dans lesquels ils sont pris mesurent encore jusqu’à deux mètres de diamètre, et sur chacune de leurs quatre faces. Et parfois, d’un même bloc, sortent quatre colonnes avec leur base, leur chapiteau, leurs colonnettes accessoires et les groupes d’hommes luttant contre les monstres cabrés. Les archéologues anglais, dont l’enthousiasme pour les productions de l’art indien n’a généralement rien d’excessif, ont avoué qu’il n’existe rien, dans les plus beaux monumens de notre Europe, qui leur puisse être comparé. Cette opinion est juste. Il convient, en effet, de ne pas oublier que nos tailleurs de pierre, voire nos sculpteurs, n’ont jamais attaqué qu’une matière facile à l’outil, des roches calcaires, pour tout dire, dont certaines, si vous prenez l’albâtre, pourraient se travailler avec un ciseau de fer doux. Les granits, les gneiss, les micaschistes, les serpentines de l’Inde ne se laissent point ainsi entamer ; et ce serait à nos graveurs en pierres fines à nous apprendre comment on traite sur le tour ces substances plus dures que l’acier trempé et qu’on est, dans la pratique, obligé d’user avec de la poussière de corindon ou de diamant. M. Maspéro nous a renseignés sur les procédés des sculpteurs de l’antique Égypte, qui « triomphaient des pierres dures à force d’user du fer sur elles, » et les faussaires modernes qui fabriquent pour les touristes amateurs, à Louxor et à Saqqarah, des scarabées et des figurines funéraires, ont repris la vieille méthode ; tant il est vrai qu’on ne crée de bonnes imitations de vieux qu’avec l’outillage du temps. Les statuaires dravidiens n’ont pas dû agir autrement.

Mais on renonce à évaluer le nombre d’hommes, à supputer les mois, les années, à apprécier le labeur, sans compter l’art et l’argent prodigués dans une pareille entreprise. Si peu haut prisée que fût la main-d’œuvre, il a fallu payer les ouvriers, car c’est un lieu commun, pour parler honnêtement, que de déclarer avec certains historiens philosophes : « De pareils travaux ne se mènent à bien que dans des pays à esclaves. » Michelet et ses parèdres n’auraient pas autrement exprimé leurs certitudes générales sur tout ce qui leur était inconnu. D’autres nous ont chanté sur divers tons, touchant surtout la corde humanitaire, toujours avantageuse pour qui la sait faire vibrer en mesure, que ces monumens furent élevés par des corvées de paysans « courbés sous le fouet d’un despote, » et ils nous proposent en exemple les Juifs qui collaborèrent aux pyramides des Pharaons. Permettez-moi de n’en rien croire. Les enfans d’Israël ne se seraient point ainsi laissé victimer. Pour aller au pire, peut-être ont-ils transporté les briques et autres matériaux à pied d’œuvre, et encore moyennant rémunération. On les paya, suivant les us et coutumes de la vieille Égypte, où la monnaie n’avait pas cours, avec des denrées.

Et encore, les conquérans cholas, yadavas, pandyas, d’autres même dont les noms sont oubliés, auraient-ils obligé tous ces bons Hindous à travailler pour la gloire, jamais ces pasteurs de peuples ne les auraient rendus artistes de par leur royale volonté. Qu’il s’agisse de ciseler la pierre en observant les canons, de composer des groupes, de leur donner le mouvement, de ménager les proportions, de conserver le caractère de l’ensemble, jamais on n’obligera un homme, eût-il le glaive au-dessus de la tête, à enfanter à la grosse de tels chefs-d’œuvre. Aussi bien, sans plus longtemps nous divertir, reconnaissons que la chose est très simple et ignorée de personne. C’était affaire d’argent, et l’Inde du Sud en avait alors plus qu’à sa suffisance, le fameux arbre aux roupies émettait de vigoureux rameaux. Les rajahs et autres principicules avaient toujours de quoi financer quand il s’agissait de bâtir. Sous la pluie d’or échappée de leurs doigts, la pierre sculptée levait comme les moissons sous les ondées d’été. Alors, tout comme aujourd’hui, l’ouvrier de l’Inde peinait pour un modique salaire. Tout métier est bon qui nourrit son homme, surtout quand cet homme vit avec quelques centimes par jour, et n’est ni électeur, ni terrorisé par un syndicat et par des entrepreneurs de grèves. Dans tout bon métier se recrutent facilement apprentis et maîtres. Il n’était pas rare qu’un prince ou que les fabriciens des pagodes missent en mouvement, pour une portion d’édifice, jusqu’à trois et quatre mille ouvriers, et cela pendant cinq et six années. Les merveilles de Vellore, de Madura, de Vijianagar, de Mahavellipore, n’ont pas, à tout prendre, coûté plus cher que notre Opéra ou notre nouvel Hôtel de Ville, sans que je songe un seul instant à établir une comparaison entre ces « fabricats » occidentaux et les chefs-d’œuvre de l’architecture-dravidienne. Et d’ailleurs les temples précités ont certainement nécessité une moindre dépense, tout en mettant en compte les différences de pouvoir d’argent et dans l’espace et dans le temps.

Ainsi, me livrant à mes réflexions, je m’achemine lentement vers le sanctuaire central. A mesure que nous avançons, le décor de la pierre perd en richesse. Les couloirs n’ont plus ni piliers ouvrages ni bas-reliefs. Voici enfin le vimana, le saint des saints, le sanctuaire !... Une petite loge carrée avec ses quatre murs nus, sans fenêtres, et ne prenant son jour que par la porte étroite et basse, rectangulaire. Au plafond, quatre poutres de bois, les seules de tout ce temple où les voliges, les lambris, les plinthes, les stylobates sont de pierre. Ces poutres parallèles s’alignent pour rappeler les quatre Védas. La chaleur est étouffante et l’obscurité presque complète. Un pion agite sa torche allumée, passe le seuil, je le suis, et c’est sur les dalles une fuite de bêtes immondes, comme si les esprits de la pagode souillée, empruntant les espèces animales, s’enfuyaient à l’approche des étrangers, tels les grands dieux de la Grèce en ce jour funeste où l’Olympe fut envahi et le pouvoir de Jupiter mis en question. Quand les crapauds, les blattes et les grillons ont disparu, ce sont les chauves-souris et les hiboux qui nous éventent de leurs ailes. Tout ce monde des ténèbres a pris l’alarme pour bien peu

Nous nous retirons que leur vol incertain raye encore en zigzag les tourbillons de fumée des flambeaux en paille. Ce n’est pas le sanctuaire lui-même, avec ses murs de pierres polies, d’un irréprochable appareil, son autel carré de granit où se dressait jadis la statue de Çiva, ses quatre poutres même, qui sont intéressans, mais ses entours. Du couloir, que nous avons dû suivre pour accéder au vimana, les parois ont été percées de larges fenêtres, sans doute à l’époque où l’on installa l’Arsenal. Au beau temps, c’était un long boyau obscur, garni d’une banquette de pierre, dans toute sa longueur, et sur cette banquette s’alignaient par rangées les images des dieux. On m’a raconté qu’entre ces idoles, de taille moyenne, les moins précieuses étaient d’argent massif ; et beaucoup, d’or pur, avaient leurs yeux et leurs ornemens faits de pierreries. Je ne m’oppose point à ces dires. On m’a affirmé quelque chose de bien plus extraordinaire, et le témoignage formel d’un agent du gouvernement anglais ajoute son poids à la « crédibilité » de l’histoire. Le puits que chacun peut voir en face du mandapam, à l’angle nord-ouest du temple, possède une porte qui s’ouvre à quelques pieds au-dessous du niveau des basses eaux Cette porte est close par un battant monolithe, pierre tournant sur des gonds, et si parfaitement ajustée dans sa feuillure, que la pression de l’eau en assure la fermeture hermétique. Il ne s’agit pas là d’un conte des Mille et une Nuits, notez-le. Le secrétaire de l’officier d’état-major du district, mettant à profit la sécheresse extraordinaire de l’année 1877, où tous les puits tarirent, descendit dans celui-ci, trouva la porte qu’il réussit à ouvrir, et pénétra dans une vaste salle à colonnes. Là semble avoir pris fin l’exploration de l’aventureux secrétaire. Il prétendit avoir vu un passage qui devait, probablement, mener jusqu’à la rivière Palar, mais les choses en restèrent là. En vain je suppliai l’assistant collecteur de tenter avec moi une nouvelle descente dans ces sous-sols mystérieux où la légende veut que les trésors de Çiva soient déposés sous la garde des Esprits du mal : « Profitons, lui dis-je, de la sécheresse exceptionnelle de cette année 1901, supérieure, s’il en faut croire la rumeur publique, à celle de 1877 ! Allons, des échelles, des cordes, et des falots, et en route pour le mandapam souterrain, à nous les trésors de Çiva ! » Je ne pus rien obtenir. On ne pouvait entreprendre le plus petit sondage sans l’autorisation et le concours de l’ingénieur du district, Du moment qu’on devait procéder par voie administrative, je compris que l’affaire était enterrée. La bureaucratie anglaise peut, certes, rivaliser avec la nôtre : sa marche lente, lourde et sûre, est celle des éléphans attachés aux parcs d’artillerie, cette comparaison me paraissant la plus décente que je trouve sous ma plume.

En attendant des éclaircissemens plus amples sur les souterrains et les couloirs aujourd’hui veufs de leurs images d’orfèvrerie, je demeure convaincu qu’il y a là-dessous quelque histoire de pillage. L’expulsion des brahmes, la mainmise sur les divinités d’or et d’argent, constellées de gemmes, peut être raisonnablement attribuée aux musulmans de Golconde et de Vijapour, peut-être aussi aux Occidentaux qui leur succédèrent après les Mahrattes, et encore ces derniers, quoique hindouistes, ne se sont-ils jamais fait scrupule de dépouiller les pagodes... Je renonce, pour l’heure, à savoir quels furent les spoliateurs de Çiva. Ma consolation, en cette incertitude, est dans l’espoir que j’aurai une fortune meilleure à Genji. Là dorment aussi des trésors sous une pierre en façon de carapace de tortue où sont gravés le bélier d’Agni, l’arc et les cinq flèches de Rama, d’autres signes encore. J’ai repéré la place au mois de décembre 1880. Depuis plus de vingt ans, j’ai gardé mes notes, proposé plusieurs fois au gouvernement de m’envoyer en mission dans ce bon district, sans succès d’ailleurs. Il n’est que de savoir attendre. Après avoir parcouru la Malaisie, pour la seconde fois d’ailleurs, étudié méthodiquement certains points de l’Ethiopie, de l’Arabie et du Sind, touché au Bélouchistan, me voici derechef dans l’Inde dravidienne. Quinze jours encore et je reverrai Genji, commencerai mes fouilles ! Un cinquième seulement de siècle aurait-il changé à ce point les vieilles ruines où courent les Iroulaires, chasseurs d’abeilles, que je n’y retrouverais point mon petit vimana perdu dans la brousse, à mi-hauteur du Rajahghiri, et aussi la pierre qui simule une carapace de tortue, et une autre, continuant l’alignement, où se remarque l’emblème mystérieux de la hache !

Mais, pour aujourd’hui, nous en avons fini avec l’archéologie. L’assistant collecteur m’emmène au tribunal, là il doit interroger des coolies qui vont s’engager pour les Bermudes ou quelques autres îles d’Amérique. La famine multiplie les demandes d’engagement ! Et je m’aperçois que je ne vous ai pas encore parlé de la famine. C’est là cependant un sujet sur lequel je ne tarirais pas, non plus que sur la misère qu’engendre le fléau du Coromandel. Voici cinq années que toutes les récoltes sèchent sur pied, faute de pluie. Tandis que, il y a un mois, je voyais, dans le Malabar, le pays fondre sous l’eau du ciel, ici tout meurt brûlé par le soleil, et les étangs sont taris. Aussi le peuple des campagnes, chassé par la faim, abandonne-t-il ses tristes pénates. Mieux vaut émigrer aux Antilles ou aux Mascareignes, avec femme et enfans, sous la garantie d’un contrat officiel, que de mourir d’inanition au tournant d’un chemin et d’avoir pour sépulture la panse du chacal. Ce sera donc à la famine et à l’embauchage des coolies émigrans que je consacrerai ma prochaine lettre. Aussi bien je quitterai Vellore aujourd’hui même, et aurai tout le temps de vous écrire pendant le classique arrêt de Villapouram.


MAURICE MAINDRON.

  1. Voyez la Revue des 15 mai, 15 juin et 15 juillet.