Lettres écrites du sud de l’Inde
Revue des Deux Mondes5e période, tome 34 (p. 414-445).
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LETTRES ÉCRITES
DU
SUD DE L’INDE

III.[1]
PONDICHÉRY : Le tanaou Sandirapoullé ; la bayadère de Tanjore ; les nuits de Pondichéry ; la faune des suburbes ; le Parc et le Jardin colonial ; la cavalerie d’Aïnar.


II. — PONDICHÉRY


Pondichéry, 30 juin 1901.

Le pion Cheick Iman[2] m’a remis l’autre matin trois cartes de visite. Sur la première s’alignent les titres honorifiques de T. A. Sandirapoullé : Président honoraire du Comité consultatif de jurisprudence indienne — chevalier de la Légion d’honneur — officier d’Académie — médailles d’or de 1re classe — Canne à pomme d’or.

Cette dernière dignité me permet de reconnaître Sandirapoullé, mieux que son nom, oublié par moi depuis longtemps. Est-il possible qu’il soit encore vivant, ce petit vieux basané, au nez chaussé de lunettes d’argent, que l’on nous montrait, il y a vingt ans, dans les rues de Pondichéry, comme un personnage légendaire ? Gravement, il s’avançait, à pas comptés, s’appuyant sur cette haute canne à grosse pomme d’or, léguée par son arrière-grand-père Ramalinga. Et l’histoire de cette canne est tellement glorieuse que personne ne s’avisait de trouver le vieux Sandirapoullé ridicule, malgré son turban dressé en façon de tour et son extraordinaire jupon plissé, en mousseline blanche, qui par son épanouissement nuageux rappelait un gigantesque tutu de danseuse.

Sandirapoullé est bien vivant ; à telles enseignes qu’il m’adresse une invitation pour ce soir. Il donne une grande soirée où dansera, devant un public choisi, la plus renommée des bayadères de Tanjore. Sandirapoullé, vu son grand âge, — il a dépassé quatre-vingts ans et est aux trois quarts aveugle, — s’excuse, par l’organe de ses fils, de ne pas venir en personne. Les deux fils sont là, qui attendent. Comment ne point les recevoir ! L’un se nomme Tandou Sandira Souprayapoullé ; l’autre, Tandou Sandira Ramalingapoullé. Tous deux exercent la profession de « rentier, » ainsi qu’il est écrit sur leurs cartes, et demeurent rue des Vellajas, dans la ville Noire. Les fils de Sandirapoullé « canne à pomme d’or » m’ont conté par le menu l’histoire de leur illustre ancêtre Ramalinga ; ils m’ont remis un mémoire justificatif avec pièces à l’appui. Je crois maintenant connaître le fond de cette affaire Ramalinga qui, engagée sous le règne de Louis XV, ne prit fin qu’au commencement du siècle dernier, bien après la mort de l’intéressé, si tant est qu’on puisse considérer comme une fin l’allocation annuelle de quatre mille francs que sert le gouvernement français aux descendans de ce Ramalinga qui nous fit bénévolement crédit de plusieurs millions, et en demeura à découvert. Ses héritiers continuent aujourd’hui, sans se décourager, leurs démarches, dans l’espoir chimérique que la France consentira à liquider sa dette. Je n’ai pas réussi à leur prouver l’inanité de leurs espérances, même en leur citant la phrase fameuse d’un grand homme d’Etat : « Malheur aux nations reconnaissantes. »

Ramalinga comptait parmi les Hindous notables de Pondichéry à cette triste époque où le comte de Lally Tollendal s’épuisait à lutter contre l’activité des Anglais, la lâcheté de l’entourage de Louis XV, la perfidie à peine voilée des agens de la Compagnie française à Pondichéry, et la sournoise mauvaise volonté de ses propres troupes. De celles-ci, d’ailleurs, la solde n’était que rarement payée, et chaque jour elles menaçaient de se révolter et de piller la ville de Pondichéry, où le faste insolent des traitans de l’école de Dupleix prouvait aux gens de guerre manquant de pain que, suivant l’expression vulgaire, « l’argent n’était pas perdu pour tout le monde. »

Une légende veut que les derniers paquets de mitraille, tirés en 1761 par les défenseurs de Pondichéry, aient été de pagodes d’or et de roupies d’argent. Comme les projectiles manquaient, un Hindou serait venu trouver le comte de Lally Tollendal, avec un chariot plein d’espèces monnayées, et le prier de s’en servir pour charger ses canons. On a même écrit que les chirurgiens de l’armée anglaise auraient trouvé, dans les plaies de leurs blessés, des monnaies au lieu de morceaux de fer et de plomb. C’était confondre la chose avec l’idée, si l’on peut dire, et donner un corps à une simple métaphore. S’il est vrai que les derniers coups de canon furent tirés avec l’argent de Ramalinga, rien ne l’est moins que de soutenir que ces canons Turent chargés avec cet argent.

En cette circonstance comme dans les autres, Ramalinga mit toutes ses ressources au service du général en chef des armées du Roi à Pondichéry. Dès le 28 avril 1758, Lally Tollendal était entré en relations avec Ramalinga. Il s’agissait de ravitailler le corps français occupé à assiéger les Anglais dans le fort Saint-David, après la prise de Goudelour. Ce corps manquait non seulement d’argent, mais encore de vivres, à tel point qu’on craignait de voir les hommes affamés se mutiner et se débander. Les membres du Conseil de la Compagnie des Indes avaient inauguré la politique d’obstruction qu’ils ne cessèrent de suivre en dilapidant les sommes affectées à la guerre, et en se refusant à fournir les subsistances, les transports, voire l’artillerie, sous prétexte que le numéraire manquait. Ainsi les pires ennemis de Lally ne furent point les Anglais, mais bien ces Français mêmes qu’il avait charge de défendre… Passons !…

Et, cependant, je ne puis m’empêcher de songer à cette iniquité. J’ai consacré de longues heures, dans la paisible bibliothèque de Pondichéry, avec mon vieil ami Bourgoin qui l’administre soigneusement, à feuilleter les registres des délibérations de la Compagnie. Partout j’ai trouvé les preuves du mauvais vouloir qui accompagna l’infortuné Lally depuis son arrivée dans l’Inde jusqu’à son odieuse condamnation, suffisante pour déshonorer un règne…

Le comte de Lally Tollendal fit donc mander Ramalinga aux premières heures du matin et, par les promesses les plus flatteuses, il le décida à ravitailler le corps assiégeant. Ramalinga ne perdit pas un instant. Bien qu’une distance de quatre lieues séparât le fort Saint-David de Pondichéry, avant midi les troupes françaises pouvaient faire un repas suffisant. Pour reconnaître ce service, Lally nomma, le jour même, Ramalinga Aroumbatté, c’est-à-dire fournisseur en chef des armées françaises. C’était là une charge plutôt onéreuse, car la Compagnie était dans l’impossibilité matérielle de solder un seul de ses créanciers. La confiance traditionnelle des Hindous envers la Compagnie, dont la sage administration et l’honnêteté des Martin et des Dumas fonda le crédit, avait été trop rudement ébranlée par les dilapidations de Dupleix et les malversations de ses successeurs pour que le malheureux Lally pût en attendre quoi que ce fût. Le dévouement de Ramalinga fut donc une exception, et sa conduite ne saurait être assez louée.

Je n’irai pas jusqu’à vous dire que ce fournisseur modèle n’ait point demandé de garanties. Pour se couvrir d’avances dont l’importance allait toujours s’augmentant, Ramalinga reçut à fermetés revenus des provinces. Mais il dut encore avancer à la Compagnie des Indes cinquante mille roupies sur le prix de l’ancienne ferme dont les tenanciers déchus n’avaient point acquitté les arrérages. On exigea de lui d’autres versemens encore plus considérables. L’argent devait à cette époque être terriblement commun dans l’Inde ! En 1760, la créance de Ramalinga s’élevait à trois millions de roupies, soit un peu plus de sept millions de francs. Si l’on calcule que l’intérêt moyen était alors de dix-huit pour cent, on est effrayé par le chiffre que devait atteindre la dette au bout de quelques années.

Jamais les affaires de la France en Inde n’avaient été plus mauvaises, et Ramalinga nous demeurait obstinément fidèle. Ambassadeur de la Compagnie auprès des Mahrattes, il réussit, en cette même année 1760, à conclure avec leur chef Morari Rao un traité assez avantageux. Il continua d’entretenir à ses frais le gros de cavalerie dont il était propriétaire commandant, sans qu’on lui en payât la solde. Et cette fidélité est d’autant plus admirable que nos ennemis faisaient à Ramalinga les propositions les plus avantageuses, s’il consentait à abandonner notre cause et à passer aux Anglais avec ses troupes et son argent.

Le colonel Coate, commandant des troupes anglaises, lui écrivait, le 4 décembre 1760, en ce sens. Et, le même jour, le nabab Mahmoud Ali Khan envoyait à Ramalinga la lettre suivante, que m’a communiquée son fils aîné : » J’ai appris que vous étiez arrivé à Tiagar avec la cavalerie et l’infanterie ; je vous engage à venir me trouvera Achur avec tous vos gens. Si vous venez, je vous ferai enrôler tous vos cavaliers et fantassins, et vous serez payé sans difficulté. Comme les Français vous ont traité, moi je vous traiterai. Si tous vos ennemis arrivaient ici pour vous desservir, je ne les écouterais pas, parce que vous êtes un homme capable. C’est pourquoi je vous écris. Je vous donnerai un paravana (sauf-conduit) pour faire sortir de Pondichéry tous vos effets et toute votre famille. Soyez assuré que cette lettre que je vous écris vaut dix mille paravanas. »

Six semaines plus tard, les Français étaient battus à Wandiwash par les Anglais de Coate. Vous connaissez la triste histoire de cette bataille où l’inqualifiable conduite de M. d’Aumont, qui refusa de charger avec la cavalerie à la suite du comte de Lally Tollendal, prépara notre défaite, accentuée par la lâcheté des marins qui composaient notre extrême gauche. En cette funeste journée, la seule brigade de Lorraine tint une conduite honorable, avec le régiment de Lally. Les troupes de Ramalinga n’étaient point à cette affaire. Elles avaient dû garder leur poste de Tiagar avec la garnison que Lally y laissa, en se repliant sur Pondichéry.

Quand cette dernière place se rendit, le 15 janvier 1761, Ramalinga conduisit sa cavalerie auprès d’Hyder-Ali et la mit à son service, demeurant ainsi fidèle à la France qu’il avait aidée de ses deniers jusqu’aux derniers jours du siège. Il était encore dû à Ramalinga plus de la moitié des trois millions avancés par lui, sans compter le prix de ses récentes fournitures. La perte qu’il éprouva par la dépossession de sa ferme, au moment où il allait en toucher les revenus territoriaux, acheva sa ruine.

Lors de la reprise de nos établissemens, en 1765, une commission, nommée par la Compagnie, s’occupa de liquider la gestion de cet extraordinaire créancier qui se trouvait ruiné à plat, sans avoir voulu abandonner son service. Comme toutes les commissions administratives, celle-ci paraît avoir procédé avec la plus sage lenteur. Au bout de huit années (4 septembre 1773), le Conseil supérieur de la Compagnie des Indes, ouï son rapporteur, décidait que Ramalinga ne serait obligé de payer ses créanciers qu’après la liquidation définitive de ses comptes avec ladite compagnie, et elle faisait défense auxdits créanciers d’exercer aucune contrainte vis-à-vis de l’intéressé.

Ramalinga n’en était donc plus à réclamer son dû, mais à implorer la protection de la France pour ne pas être exécuté et emprisonné comme débiteur insolvable. Il n’avait gagné, à nous servir, que le droit de porter la grande canne à pomme d’or, insigne honorable et recherché pour son excessive rareté. Cinq années s’étaient écoulées depuis qu’il avait remis à la Compagnie ses pièces de comptabilité, et à grand’peine avait-il pu trouver l’argent nécessaire au paiement de ses écrivains « qui ne travaillent qu’autant qu’ils sont payés. »

Ramalinga n’était pas au bout de ses peines. Vingt années passèrent avant qu’un arrêt du Conseil de Paris en date du 13 février 1791 liquidât sa créance à la somme totale de 2 137 790 francs, tant en principal qu’en intérêts. Sur cette somme étaient prélevés 600 000 francs comme représentant le fonds d’une rente viagère de 6 000 francs que l’on devait servir à son fils Souprayapoullé. Car j’ai oublié de vous dire que Ramalinga était mort bien avant que l’on eût pris envers lui cette décision réparatrice. Au total, les créances liquides de la succession de l’ancien fournisseur dépassaient le chiffre de trois millions.

Vous croyez, peut-être, que l’héritier en toucha quelque chose ? Grande est votre erreur. Nonobstant le prononcé de cet arrêt du Conseil, officiellement annoncé, le 4 mai 1792, au ministre de la Marine par son collègue de l’Intérieur, Souprayapoullé demeura frustré comme devant. Le gouvernement de la Terreur, le Directoire, le Consulat se succédèrent, puis l’Empire, et Souprayapoullé ne toucha rien. Sa nombreuse famille était dans la plus profonde indigence, lorsqu’en 1817, la France de Louis XVIII, ayant récupéré ses possessions de l’Inde, se décida à donner au fils de Ramalinga une allocation annuelle de 2 000 francs, sur les fonds de la colonie. Mais cette largesse ne fut officiellement approuvée qu’en 1820.

Puis la pension fut doublée, de telle sorte qu’aujourd’hui le vieux Sandirapoullé et ses deux fils vivent d’un secours annuel de 4 000 francs, soit un et demi pour mille, environ, du capital primitif. La France, d’ailleurs, n’a jamais renié sa dette. Mais, si l’on suppute les intérêts au taux le plus modique, elle doit aujourd’hui quelque chose comme une dizaine de millions à ce petit vieux qui a le droit de porter la canne à pomme d’or que lui léguèrent ses ancêtres. C’est pour cette distinction honorifique que l’antique Ramalinga se ruina, lui et ses descendans.

À vrai dire, je crois que les millions de la France ne leur auraient guère profité. Si je m’en rapporte à l’invitation de Sandirapoullé, je crains que ce vieillard, « Président de la Société Théosophique de Pondichéry, dont le siège est à Madras, » ne vive dans la peau d’un prodigue. La bayadère de Tanjore ne danse pas à moins de quatre mille francs la séance, si j’en crois les gens bien informés. Son seul cachet engage donc les finances de Sandirapoullé pour une année entière. Qu’il en aille ainsi du reste, et vous voyez vers quelle faillite s’achemine le porteur de la canne à pomme d’or. J’ai cependant promis aux fils de Sandirapoullé de rappeler leur affaire au Ministre. Sans engager le résultat, je m’acquitterai certainement de leur commission dès mon retour à Paris[3].


Pondichéry, 3 juillet 1901.

Sandirapoullé m’a outrageusement trompé. Ce n’est point la renommée bayadère de Tanjore que j’ai vue danser chez lui, mais les petites de la pagode de Villenour. Malgré la présence de Soupou, que sa qualité d’homme du monde condamne à être de toutes les fêtes, nous nous sommes enfuis, Paul Mimande et moi, simulant un mal de tête aussi violent que subit. La femme de Sandirapoullé, belle et jeune Indienne qui pourrait être son arrière-petite-fille, ses deux fils, nous ont en vain retenus. Nous courons encore. Notre regret a d’ailleurs été doublé, car, la veille même, nous avions pu assister au magnifique spectacle de la grande danseuse de Tanjore, chez l’administrateur de la pagode de Villenour.

Gonguilam Sandiramourty, en effet, continue de marier le petit couple que j’avais vu s’avancer en palanquin, il y a plus d’un mois, dans la splendeur des feux de Bengale. La soirée de danse à laquelle nous fûmes conviés continuait la série des fêtes que l’aimable et fastueux Hindou donne depuis des semaines.

Souffrez donc que, négligeant, ne fût-ce que pour un temps, le fallacieux et infortuné Sandirapoullé, je vous entretienne de la bayadère de Tanjore.

Le vaste salon blanc de l’étage, éclairé par des lampes et des lustres sans nombre, paraît encore plus grand tant il est nu et vide. Les invités arrivent lentement et nous sommes parmi les premiers. Au fond, sur un canapé noir, somnole le minuscule marié entre deux autres enfans, pareils à des marionnettes coiffées de calottes brodées, costumées d’oripeaux à paillettes. Une ligne de fauteuils est disposée en avant. Nous prenons place. Au milieu de la pièce, la bayadère s’avance ; les danseuses de Villenour l’accompagnent de loin et se tiennent debout, à distance respectueuse, en arrière. Ce sont les seules femmes indiennes dans toute l’assistance où se pressent, sur une centaine de chaises garnissant les bas côtés, les Hindous notables de Pondichéry et quelques Européens privilégiés.

Au costume près, la grande bayadère casquée de jasmin est pareille à la mariée dont je vous parlais en ces temps derniers. Mêmes pagnes diaprés et bridés, avec leur retombée en queue de paon, mêmes caleçons longs de satin, même profusion de lourds bijoux archaïques. Son collier est fait de souverains assemblés sur trois rangs, ses bracelets massifs sont d’or ciselé. C’est une fille encore jeune, bien prise dans ses formes puissantes, et ferme sur ses appuis. Ses bras ronds et pleins, ses flancs bruns lustrés qui se montrent au défaut du corset et de la ceinture, ses pieds chargés de bagues sont tout ce qu’on voit d’elle. Le reste se devine sous la soie et les joyaux. Le visage aux traits accentués rappelle le type de Mathoura, île voisine de Java, et dont les femmes sont célèbres pour la beauté de leur corps.

Après des saluts et des baisers, envoyés du bout de ses doigts ruisselans de pierreries, la bayadère débite un compliment monotone, tout en marchant sur ses pointes. Et elle le débite de telle sorte que chacun de nous peut se le croire particulièrement destiné. Puis sa mimique s’anime, sa figure s’éclaire, ses yeux démesurément ouverts, agrandis par le kohl, lumineux, superbes, ne semblent plus rien voir devant eux que le ciel qui s’ouvrirait pour livrer passage à un Dieu. C’est le Dieu même qu’elle voit, qu’elle admire, qu’elle implore, en tendant les bras. Le délire amoureux qui l’entraîne s’exprime par sa danse grave, molle et discrètement sensuelle. A mesure que l’ardeur la gagne, elle s’avance par bonds plus légers, puis elle recule, offrant sa poitrine en fleur, et ses bras étendus palpitent comme des ailes d’oiseau. Leurs imperceptibles battemens règlent ses moindres mouvemens. Elle bondit avec une telle souplesse qu’on croirait qu’elle va s’envoler, l’on s’étonne que sur ses épaules, au modelé pur et moelleux, ne soient point greffées des ailes.

Dans cette fuite en arrière, l’air s’engouffrant dans la retombée des pagnes les fait s’épanouir ainsi qu’un éventail qui s’ouvre. Et quand la danseuse revient en avant, les plis se referment, comme par le jeu de quelque ressort mystérieux.

Mais l’amour des dieux est inconstant et fugace, Krishna a trompé toutes les femmes, même sa favorite Radah. L’amante abandonnée s’arrête, tord ses bras, chancelle. Ses traits décomposés crient la douleur sous laquelle elle succombe, jusqu’à ce que, se laissant aller à la renverse, elle nous donne, ployée en arc, l’illusion que sa nuque où brille un modillon d’or, rejoint les crotales qui sonnent à ses talons.

Elle s’est redressée soudain. Sur son visage convulsé par la colère, on croit voir couler des larmes. Ses yeux flamboient, à faire pâlir les feux que jettent les saphirs de son bandeau. Elle objurgue, conjure, menace ; mais ce n’est que pour mieux affirmer sa soumission. Les plaintes les plus douces se pressent sur ses lèvres avides, où la haine ne peut remplacer l’amour.

Tous, maintenant, elle nous prend à témoin de sa disgrâce. Mieux encore, elle tente de nous séduire, et s’adresse successivement à chacun. Ses regards enflammés, son sein superbe qui s’enfle au gré de ses soupirs, ses bras qui s’ouvrent pour affirmer l’offre et retombent pour annoncer l’abandon, ses lèvres qui murmurent des promesses calculées, sont bien ceux de ces filles de Mara qui entourent de leurs pièges les Vanaprastas, ascètes réputés du désert.

La voici qui s’en prend à moi, et un dialogue s’établit entre nous, — à cela près toutefois que je joue un personnage muet, condamné par l’étiquette à demeurer impassible. La tentation de saint Antoine ne fut rien, en vérité, je vous le dis en confidence, au prix de l’assaut que je subis en cette soirée. Cet assaut fut heureusement bref et ma victoire sur cette beauté artificieuse fut petite. Continuant de jouer son rôle avec le plus parfait naturel, la bayadère de Tanjore, outrée de mon indifférence, se retira de moi avec plus de mépris que de dépit. Son poing fermé en signe de menace s’ouvrit pour me gratifier d’un baiser d’adieu. Puis elle s’arrêta comme pour m’attendre. Sur son visage à l’expression fausse et cruelle se reflétaient en cet instant toutes les morbides passions de l’Asie. Enfin, haussant les épaules, frappant du pied pour exprimer son dégoût, elle détourne sa tête caparaçonnée d’or, de fleurs et de perles, avec un cliquetis de harnais, et entreprend mon voisin de gauche, Paul Mimande, que sa qualité de secrétaire général du gouvernement désignait plus particulièrement à ses coups. Que mon distingué confrère se tire d’affaire comme il pourra ! Remis d’une alarme si chaude, je ne veux plus avoir d’yeux que pour les musiciens.

Ces braves gens sont en tout dignes de remarque. Emboîtant le pas à la danseuse, ils la suivent fidèlement, copiant sa démarche, soutiennent ses tirades les plus passionnées par des trémolos véritablement émouvans. Il est des momens où je crois que le joueur de clarinette va s’élever, en ascension droite, jusqu’au plafond, tant il se guindé en aspirant l’air avec son instrument évasé. Ses yeux, son nez, ses oreilles, son turban, son cou participent à ce délire poétique. Mais c’est surtout son cou que j’admire, son cou dont la pomme d’Adam descend et monte au gré des envolées du poème. Quand les situations atteignent au summum du pathétique, le larynx du bonhomme remonte sous les mâchoires et disparaît pour un temps. Je ne connaissais jusqu’ici que les cétacés pour être doués d’un organe aussi mobile.

Le joueur de clarinette n’est pourtant qu’un pauvre compagnon à côté du natouva, chef d’orchestre. Celui-là porte sur son ventre un tambour étroit, horizontalement suspendu à son cou par une corde, tout comme les dames font aujourd’hui pour leur manchon. Une housse en tapisserie habille le tambour ; pour fatiguée qu’elle soit, j’y distingue les armes de la maison de Hanovre, la licorne et le léopard anglais. Sur les deux tympans de peau d’âne, le natouva frappe de ses paumes ou de ses doigts, sans relâche. De l’orchestre il règle ainsi la cadence et il en constitue la partie fondamentale. Sa tête, ses épaules, son torse, son ventre même, battent la mesure. Et ses coudes s’escriment sur ses flancs ; ses cuisses, ses jarrets, ses jambes, ses pieds, animés d’une agitation perpétuelle, concourent à l’œuvre. Et, par-dessus tout, des gloussemens inarticulés ou des glapissemens aigus, émis en temps utile par le convulsionnaire, servent d’avertissement aux trois autres musiciens, et même au public, quand il va se dire, se chanter ou se passer quelque chose de véritablement important.

Ayant en vain obsédé Paul Mimande, puis le procureur de la République que la présence de sa femme suffit à retenir dans le devoir, voici que la bayadère adresse ses déclarations brûlantes à un vieil Hindou, un richard, sans doute, à en juger par ses lunettes d’or et ses vêtemens irréprochablement plissés. L’attitude stoïque du personnage devant cette persécution galante, extraordinairement mimée, s’expliqua d’elle-même quand il s’éveilla en sursaut, avec un ronflement sonore, quelques instans après que la danseuse fut partie.

Elle avait disparu derrière un rideau. C’est là que nous la trouvâmes occupée à boire du soda ; familièrement elle s’abreuvait au goulot de la fiole, en épongeant d’un mouchoir son front moite de sueur, car il doit être noté qu’à la fête de Sandiramourty, la température n’était pas inférieure à 35° centigrades. Sans cesse on nous offrait du vin de Champagne frappé, des sirops glacés, que sais-je encore ? Le marié dormait profondément avec ses deux compagnons de canapé. On les emporta pour les coucher, et la représentation continua.

Maintenant la bayadère mimait les grands poèmes héroïques de l’Inde. Tendant l’arc avec Rama, un genou en terre, elle criblait de ses flèches les Raksahs de Lankâ. Campée fièrement, la jambe gauche avancée, elle combattait avec la hache, se couvrait du bouclier, pointait ou taillait de l’épée. Autant sa danse amoureuse avait été molle et légère, autant sa pyrrhique se faisait lourde et puissante, avec des foulées de gladiateur et des détentes brusques, promptes et précises comme les mouvemens de l’escrime.

Tout, en cette belle femme, semblait changé, jusqu’à son costume, jusqu’à son sexe même. Un héros éphèbe se dressait devant nous, à cette heure, un de ces jeunes dieux des combats, dont les bras innombrables manient des armes légères, fulgurantes et terribles. Ses yeux étincelans disaient l’ivresse de la bataille, ses traits impassibles le courage réfléchi qui assure la victoire, son sourire cruel la joie de donner la mort et de braver le danger. Ses vêtemens serrés prenaient des aspects d’armure, ça coiffure brillante figurait un casque, les plaques battantes des tempes en étaient les paragnathides, les nattes tressées d’or et les houppes de soie en simulaient le cimier. Ses bracelets étages devenaient des brassards, les volutes des emmanchures se changeaient en épaulières, et les anneaux des jambes tenaient lieu de cnémides. C’était Soubramanyé lui-même qui descendait parmi nous.

Puis elle redevint femme pour voltiger, décrire des spirales, des cercles. Et, la face tournée toujours vers nous, elle s’envolait, pareille aux Péris que la brise berce au-dessus des grandes fleurs épanouies parmi les lianes des bois. Quelques bonds la portaient à l’autre bout de la salle. Quand elle s’élançait en arrière, les bras largement ouverts, pour régler son équilibre, travaillant sur ses jarrets d’acier, plus fière qu’un cheval de guerre, l’on entendait le bruit sourd de l’air refoulé sous le pagne épanoui en queue de paon.

Elle revenait dans un amble menu, les poings fermés sur ses hanches rondes, comptant ses pas, les yeux voilés par ses longues paupières, les lèvres abaissées par une moue dédaigneuse, et s’arrêtait, à nous toucher. Dardant alors ses prunelles de feu, nous fascinant de leur expression perverse, elle incarnait le génie de la luxure, criait, quoique muette, la gloire de la chair, l’empire de l’amour plus fort que la mort, dominateur du monde, qui surmonte toutes choses et survit à toutes, qui vit en se détruisant lui-même, et ne se satisfait point.

Puis, brusquement, de pied ferme, au beau milieu de la tirade sensuelle où elle semblait ne penser qu’à faire, de la bouche et du geste, un sort à chaque mot, la voici qui s’élance à plusieurs pieds de terre, tourne sur elle-même en un saut périlleux, frétille en l’air tel un gros poisson doré, et retombe sur ses pieds, calme, paisible, sans qu’un pli de son costume, sans qu’une fleur de sa coiffure ait bougé. Et la bayadère continue de débiter son monologue, avec sa mine astucieuse, sournoise et lubrique, plus voluptueuse que cette fameuse déesse Mariammin qui, par suite d’un accident, eut sa tête recollée sur le corps d’une prostituée, tête vénérée dans la pagode de Virapatnam par la population des Macquois…

Nous quittâmes la maison de Sandiramourty fort avant dans la nuit, en le remerciant de nous avoir donné un spectacle aussi merveilleux. Les Hindous ne paraissent point pressés de partir. La fête, une fois les profanes éloignés, devait prendre un caractère plus intime sur lequel je ne me suis pas fait renseigner.


Pondichéry, 2 juillet 1901.

… C’est un lieu commun de dire que la température de Pondichéry est intolérable pendant la saison chaude. Nous y jouissons depuis deux mois d’une chaleur torride et d’une sécheresse exceptionnelle. Voici plusieurs années qu’il n’y a eu que peu ou pas de pluie. La famine sévit dans le Coromandel. Grâce à la misère qu’elle engendre, les entrepreneurs engagent avec facilité des coolies pour les Mascareignes et Madagascar. Nous avons ici un de ces agens d’émigration qui crée au gouvernement de nombreuses difficultés avec les autorités anglaises. Vous n’ignorez pas que le petit territoire qui entoure Pondichéry est composé d’aidées, c’est-à-dire de minuscules districts, enclavés dans les possessions anglaises comme les cases blanches d’un échiquier le sont parmi les noires. Or le gouvernement anglais interdit le recrutement, aux agens étrangers, sur son territoire. Vous voyez d’ici les contestations perpétuelles qui se produisent quand on embauche des coolies. Vérifier leur état civil n’est point chose aisée.

Cette mosaïque d’aldées est cause d’autres difficultés. Passer de l’une dans l’autre devient, à cause des barrières de douane, une affaire d’État, d’autant que l’Hindou, contrebandier ou pour mieux dire fraudeur par essence, ne manque jamais de tromper les douaniers des deux nations. Tout déplacement obligeant les gens à traverser plusieurs fois les terres anglaises et françaises, les Hindous en profitèrent longtemps pour trafiquer sur les bijoux sans payer de droits. Je ne vous rappellerai pas que, dans tout ménage indigène, la femme porte sur elle en or et en argent façonnés, bracelets, anneaux, pendans, boucles, colliers, toute l’épargne de la famille. On chargeait donc les femmes du plus grand nombre de joyaux possible, soit à l’aller, soit au retour, et les ventes et les achats allaient leur train sans que le fisc britannique eût sa part. Les lois promulguées depuis quelques années ont changé tout cela. L’« Indian Act » frappe indistinctement d’un droit protecteur de 5 p. 100 tous les produits et marchandises venant de l’extérieur, fût-ce d’Angleterre ou des colonies anglaises, même les plus rapprochées de l’Inde, telles que Ceylan. Et le contrôle étant exercé avec une sévérité extraordinaire, les fraudeurs ont dû renoncer à leurs opérations.

Depuis que le régime douanier du 10 mars 1894 a été mis en vigueur, Pondichéry s’est trouvé isolé complètement de l’Inde anglaise, et son commerce réduit à rien. Victime des luttes douanières entre les deux métropoles, notre petit établissement agonise lentement. Il se console en se livrant aux agitations politiques avec une activité digne de remarque. Le gouvernement de Pondichéry n’est pas une sinécure, car la plupart des Français résidant s’allient ouvertement avec les indigènes des « Sociétés progressistes » contre le représentant de l’autorité. Depuis Dupleix et Lally Tollendal, l’esprit n’a pas changé. A cela près que le fameux « arbre aux roupies » est depuis longtemps flétri, et qu’une misère générale remplace la prospérité passée, les mêmes vertus fleurissent chez ces politiciens de village. L’envie, la haine, la calomnie, la dénonciation se développent librement à l’ombre de l’arbre nouveau, l’arbre électoral ! Pour des fonctions salariées, tout porteur d’une carte d’électeur, brahme ou paria, vendrait la France entière et Pondichéry s’il se trouvait quelqu’un d’assez malavisé pour l’acheter.

Mais c’est assez, c’est trop parler de ces questions vaines et irritantes. J’aime mieux vous entretenir, avant mon départ pour le Malabar, de mes recherches d’histoire naturelle aux environs de Pondichéry. Sans aller bien loin, du reste, je puis observer la faune indienne, surtout depuis que Soupou m’a notifié officiellement son départ pour Madras. Cette formule signifie simplement que, pendant quelques jours, mon ami Soupou se désintéressera des choses de son hôtel, dont je continue d’être le seul occupant. Son frère, Soupou Ainapassamy, est chargé alors de la régence. Ces interrègnes sont particulièrement calamiteux. Le frère, personnage invisible, gouverne despotiquement le caravansérail. Je ne puis plus rien obtenir des domestiques que je suis obligé, à jour fixe, de menacer de mort violente, pour avoir du pain à ma suffisance, et de la glace pour un seul repas. Je me suis même résigné, de guerre lasse, à acheter ce dernier article de mes deniers. Ce sont mes domestiques particuliers qui font le ménage, lorsque Soupou, quoique établi à Madras, ne les emploie pas à ses propres affaires, sous un prétexte ou un autre. Le seul Cheick Iman demeure incorruptible. Mais comme il remplit auprès de moi des besognes officielles et quasi administratives, je ne le vois qu’à temps compté.

Les quatre heures qui s’écoulent entre le déjeuner et la reprise de la vie, vers le coucher du soleil, se passent pour moi dans la solitude. J’en profite pour me livrer en paix à mes minutieux travaux de laboratoire. Je trie, je prépare les animaux que j’ai pu me procurer au cours de mes excursions du matin. Puis, quand l’ombre a gagné un coin de la cour, j’y transporte mon fauteuil, et j’observe, en fumant tranquillement ma pipe, les êtres qui circulent sur le mur qui borde mon horizon.

De ce mur décrépit le chaperon, formé de tuiles disjointes, se couronne d’une jungle en miniature où des graminées dressent leur chaumes flétris entre des plantes plus humbles, veloutées, mousseuses, dont la plupart ressemblent à des éponges sèches. C’est là que le petit écureuil isabelle, strié de noir (Eoxerus palmarum Linn.), règne despotiquement en poussant des cris stridens. On le nomme vulgairement rat palmiste ; car, non content d’infester les villes, il pullule dans les cocotiers dont il détruit les fruits. Il fait bon le voir galoper sur la crête des pierres, grimper le long des parois les plus lisses, glisser le long des corniches où il se querelle avec les moineaux et les corneilles. Il poursuit ses semblables, gronde, glapit, jure, saute ! cabriole ainsi qu’un démon familier jusque dans ma chambre. Sa queue fourrée l’ombrage à la façon d’un parasol pendant la chaleur du jour, il la relève jusqu’au voisinage de sa tête. Quand le soleil ne donne plus, cette queue qui traîne derrière son propriétaire, devient pour ses congénères un précieux objet de divertissement, mais aussi un sujet de luttes sauvages. Les rats palmistes passent le plus clair de leur temps à se persécuter, à se mordiller, à se happer la queue à la course. Leur plus grande préoccupation est de garder le haut de la crête du mur après en avoir précipité leurs rivaux. Le vainqueur file alors rapidement parmi les végétations parasites et pousse des glapissemens qui s’entendent à plus de cent mètres, bien qu’ils sortent d’un rongeur exigu qui égale à peine un rat noir pour la taille.

Mais notre écureuil voit parfois se dresser devant lui un autre amateur de murs, qui soufflant, sifflant, déployant sa crête, gonflant les plis de son cou, donne, en un mot, l’aspect le plus formidable à sa modeste nature. Celui-là est un agame, une sorte de lézard (Calotes versicolor Daud.) qui atteint 40 centimètres de long. Malgré sa longueur, le saurien se présente peu redoutable, d’autant qu’il est tout en queue. Brun jaunâtre, avec des taches et des bandes brunes, il se confond merveilleusement avec la lèpre végétale qui couvre les tuiles. Aplati, en embuscade, dans son coin, il guette les mouches, les papillons, et les gobe quand leur mauvaise fortune les place à sa portée. En les avalant, il ferme ses yeux avec une mine recueillie et voluptueuse. Pour pacifique que soit ce Calotes, il n’aime point qu’on le trouble dans son industrie. Aussi pourchasse-t-il à son tour le rat palmiste impudent qui bat aussitôt en retraite et laisse tomber la graine qu’il venait de récolter, au passage, sur une touffe, et le Calotes se tapit, à nouveau, dans l’attente d’un insecte que guette un autre agame (Sitana ponticeriana Cuv.) plus petit, mais à livrée autrement brillante. Le sitane de Pondichéry ne dépasse point 20 centimètres. Il a les pattes longues, la queue fine et déliée comme une mèche de fouet ; son dos, sans crête, ses flancs olivâtres sont ornés de losanges verts et noirs. Le mâle se reconnaît à son magnifique fanon brillant des teintes les plus vives et les plus tranchées : bleu, noir, orangé, rouge. Ce reptile bariolé est très commun sur les murs de la ville, aussi bien que sur les rochers, et surtout parmi les ruines. Chasseur infatigable d’insectes, il court en plein soleil avec une grande rapidité. Mais sa timidité égale sa lestesse. Il décampe devant le rat palmiste, sans aucune honte, pour se réfugier dans un trou.

Le roi, le tyran des lieux habités, est le perchai (Nesokia bandicota Penn.). Perchai vient des deux mots tamouls périé grand ; tchali, rat. C’est en effet le plus grand des rats. De la pointe du museau à celle de la queue il mesure plus de deux pieds. Son échine est couverte de crins bruns, rudes, à demi dressés, ses moustaches sont énormes. Pullulant dans les magasins de riz mitoyens de l’hôtel Soupou, cet aimable compagnon me favorise de ses visites. Hier, encore, j’en ai effleuré un, de mon pied nu, dans la salle de bains primitive où j’ai la jouissance d’une cuve en bois oblongue en tout pareille à celles que l’on voit figurées dans les miniatures médiévales. Blotti contre le mur, ce rat, gros comme un chat, m’attendait sans peur. Voyant que mes intentions étaient pacifiques, il se lissa les moustaches avec ses pattes, et se retira à pas lents. A côté du Perchai tous les autres rats de l’Inde, tels que le Vandeleuria oleracca Penn., si commun ici, ne sont que des pygmées. La nuit, ses cris sauvages suffisent à interrompre mon sommeil, tant il domine la voix de tous les autres vampires qui s’emparent de mon logis, dès que le soleil est couché. C’est l’heure où les mangoustes (Herpestes griseus E. Geoffr.) circulent librement dans les rues. Une famille de ces carnassiers vermiformes me fait parfois l’honneur de passer devant moi. A onze heures du soir, par les nuits sans lune, elle traverse la cour et se glisse sous la porte charretière qui donne sur une place déserte. Le mâle, la femelle, quatre petits progressant à la file, se suivent de si près qu’on croirait voir un seul animal à cent pieds courir sur le sol dont il aurait la couleur. L’apparition fantastique a la durée de l’éclair.

Dans ma chambre même, des crapauds sautillent lourdement et certains sont larges comme une soucoupe, ronds comme un ballon, surtout quand je les retrouve entassés, la panse pleine, tous, dans le même coin. C’est là que ces batraciens, dont la réunion simule une masse innommable, digèrent, jusqu’à l’heure du balayage, les insectes dont ils se sont gorgés, et luttent, par leur humidité commune, contre la sécheresse. Des grillons livides se hâtent sur la natte qui recouvre ! c carreau. Ils courent, bondissent, se glissent derrière les caisses et stridulent sur le mode aigu. Ils pénètrent dans les armoires les mieux closes et s’occupent en compagnie de jeunes cancrelats roux grivelés de jaune, et de lépismes brillant ainsi que des globules de mercure, à ronger l’empois du linge et l’encollage des papiers. Tous ces orthoptères sont les victimes habituelles de deux musaraignes (Crocidura murina et cœrulea). Les gracieux insectivores au nez pointu, à la fourrure veloutée, trottinent sur le sol et poussent des cris lamentables, comme s’ils se désolaient devant l’immensité de l’espace découvert qu’ils traversent. Souvent, prise de désespoir, une de ces musaraignes s’arrête brusquement sous le fauteuil où je lis. Et sa voix plaintive semble me prendre à témoin du danger où elle se trouve. Puis elle repart, et quand je l’ai perdue de vue, j’entends le bruit de ses mâchoires qui broient les tégumens cornés des insectes.

De ceux-ci la compagnie m’est fidèle tant que ma lampe est allumée. Des vol de termites s’abattent sur ma table. Les longues ailes transparentes ne tardent pas à couvrir mes papiers ; et les termites, devenus aptères, par un phénomène autotomique dont aucune patience n’a encore pu saisir le secret, courent çà et là. Des petits scarabées, des noctuelles, des bombyx bourdonnent. S’ils s’élèvent jusqu’au plafond, ils trouvent à qui parler. Rasant les poutres, des chauves-souris glapissantes (Taphozous melanopogon Temm.) doublent la pièce de leur vol en zigzag, entrent par une porte pour sortir par une fenêtre.

Tout cela n’est que demi-mal tant qu’on est éveillé. Mais dès que je me couche, avec le vague espoir de dormir, tous ces bruits se font plus mystérieux, s’enflent, se transforment. On dirait que le sol s’anime et se change en des légions d’êtres rampans, glissans, grinçans, soufflant, sautant. Ils s’appellent et se répondent. Les murs aussi paraissent vivre, et le toit, d’où les geckos poussent leur mélancolique chanson à deux notes. Et par-dessus tout broche le susurrement ininterrompu des moustiques, véhicules de la fièvre, cherchant avec persévérance le moindre défaut des rideaux de gaze où je me figure être en sûreté.

Les nuits de l’Inde n’ont pas encore eu leur poète, elles méritent pourtant d’être chantées, avec l’insomnie, le cauchemar, précurseurs de l’anémie fiévreuse, et qui vous rappellent qu’on n’est point là sur une terre amie. Une fois que les ténèbres la couvrent, cette terre reprend la lutte éternelle contre l’envahisseur et, par ses mille voix, lui conseille de fuir s’il ne veut pas être gardé. Je sens planer autour de moi tous les grands dieux dépossédés, dont la femme de Dupleix a fait renverser les temples et qui se plaignent de ce qu’on ne les ait point reconstruits. Ils peuplent la nuit de leurs murmures implacables, j’entends le bruissement de leurs ailes, la plainte de l’air agité par leurs cent bras.

Le paon de Soubramanyé s’éploie au-dessus de ma tête et ses griffes laissent échapper le naja qui tombe sur moi en sifflant. Garouda à la tête blanche me menace de son bec, le canard brahme cher à Sarasvati nage à côté de moi et m’inonde de l’eau du Gange. Bien mieux, la déesse Ganga elle-même rampe, crocodile monstrueux, sur ma couche, et le chien sauvage de Vaïrever glapit à mes oreilles. Ils m’apparaissent tous, Kali la noire avec son collier d’ossemens, Virapatrin coiffé d’une tiare flamboyante. Le Pouléar brandit sa trompe, Mariammin danse avec le démon à figure de bouc auquel elle se prostitua. Le Boudha se balance sur une fleur de lotus, adoré par la déesse verte Tara. Et enfin c’est Vishnou, sous les espèces du cheval destructeur, qui annonce la fin du monde.

Telles sont mes nuits dans cette ville française, fière de son antique civilisation, où se voit la statue de Dupleix porteur d’une épée qu’il ne tira jamais du fourreau. Ville française que la charité ou la dérision de l’étranger a laissée vivre sur cette plage morte, ville de progrès, où le suffrage universel bat son plein. Les Hindous politiciens méditent quelque coup de leur façon au gouverneur, et prennent conseil de la nuit, cependant que les cobras et les mangoustes rampent et trottent, se faisant la guerre par les rues et les jardins, et que les rats perchais continuent leurs luttes fratricides en se provoquant à grands cris, pareils aux héros d’Homère, dans les magasins à riz du quai.

Si je m’endors enfin, tant la fatigue peut faire oublier de choses, c’est pour être réveillé au petit jour par mon ami le capitaine Fouquet, l’officier d’ordonnance du gouverneur et mon fidèle compagnon d’excursions. L’amour de l’entomologie le précipite dans l’antre de Soupou avant que l’aurore ait rougi l’horizon. Il s’agit d’aller chercher des cicindèles à Chounambar, des longicornes à Ariancoupan, des Mastax et autres carabides dans les marais des deux jardins coloniaux. La bienveillance inlassable du gouverneur, M. Rodier, met à notre disposition sa voiture même et ses chevaux. Ainsi pouvons-nous pendant quelques heures récolter utilement dans les environs de Pondichéry, pousser jusqu’au Grand Étang, plus loin encore.

Nous avons fait à Chounambar plus d’une trouvaille intéressante, entre autres celle du Schizocephala bicornis Linn. C’est une grande mante grêle, aussi allongée qu’un phasme, et qui change de couleur, suivant que les roseaux sur lesquels elle se tient sont frais ou secs. Vert sur les premiers, le curieux orthoptère est d’un jaune grisâtre sur les seconds. La belle Cicindela quadrilineata Fab. voltige sur les bancs de sable, jusqu’au milieu de la rivière, et c’est un exercice assez pénible que de l’y pourchasser, tandis que la vulgaire Cicindela catena F. se prend facilement dans les champs, où elle vole à la manière de notre cicindèle champêtre. Sur les cotonniers nous récoltons un joli bupreste bronzé (Sphenoptera gossypii), et sur les mimosas un autre bupreste vert doré beaucoup plus grand, le Sternocera sternicornis. C’est avec les élytres de ce beau coléoptère, répandu dans l’Inde entière, que les brodeurs garnissent leurs ouvrages. Ils fixent à l’aiguille ces élytres éclatantes sur le drap, la soie, la mousseline et les relient par des ornemens courans. L’Inde du Sud ne possède pas de si habiles ouvriers ; on n’y fabrique aucune broderie, aucun tissu de luxe. Les tisserands se contentent de produire ces immenses pièces de cotonnade que l’on voit, tendues horizontalement sur leurs métiers rustiques, s’allonger à l’infini dans les landes stériles où se dressent de misérables paillotes en pisé. Le paysage ici n’a rien de commun avec les splendeurs de la nature tropicale. Entre la mer, dont la ligne bleue ferme l’horizon et se confond avec le ciel, et la campagne roussâtre, s’étendent les sables blancs de la plage où les cocotiers sont pressés comme les colonnes grêles d’un temple ruiné. L’estuaire de la rivière, obstrué par des bancs, se garnit sur ses bords d’arbustes épineux qui, pour la plupart, sont des légumineuses à bois dur. Partout la végétation est pauvre, clairsemée ; la terre rougeâtre, crevassée, s’effrite sous le soleil torride. On sent que tout cela appelle la pluie, l’attend depuis des mois, depuis des années même. Dès qu’une plante a levé sa tige hors du sol, elle se courbe, se flétrit et meurt. Ce n’est qu’à force d’arrosages que l’on sauve les jardins à bétel. Le long de la route, ils font de grandes taches vertes, sombres, carrées. Sur les larges feuilles, l’eau ruisselle ; les jardiniers ne cessent d’actionner les norias. Chacun de ces enclos est soigneusement gardé, défendu par de hautes parois en nattes qui sont reliées à des pieux. La nuit, des veilleurs s’y installent de peur des voleurs. Quand nous nous approchons de ces jardins, les indigènes nous surveillent d’un œil soupçonneux.

Ils nous surveillent partout d’ailleurs, mais plutôt par curiosité que par méfiance. Etonnés de voir des hommes graves se donner tant de mal pour attraper des mouches, ils nous accompagnent de loin ; certains, plus familiers, nous suivent pas à pas ; d’autres interrogent le cocher et aussi le « Myrmidon. » Le Myrmidon est un petit paria d’espérance que Fouquet a pris à son service. Il consacre une partie de son temps à la recherche des insectes et l’autre à vagabonder par les rues. Pas de matin où je ne le rencontre flânant en compagnie des marchands de lait qui vont de porte en porte traînant leur vache à bout de corde et portant sous le bras un veau empaillé, au moyen duquel ils donnent à la bête laitière l’illusion du petit absent. Tandis que la vache lèche tendrement cette vaine dépouille, le laitier peut traire sans craindre les coups de corne ou de pied. Les jours d’excursion, le Myrmidon se tient fièrement sur le siège de la voiture d’où il excite l’admiration et l’envie des polissons de caste qui jouent à la marelle devant les maisons. Il porte en bandoulière le traditionnel cylindre peint en vert, et tient un filet à papillons dont la poche de gaze flotte au vent pareille à une bannière. Quand on met pied à terre, il se charge encore des parapluies à insectes et de divers autres ustensiles. Ce bagage ne nuit en rien à la liberté de ses mouvemens. Le Myrmidon, s’aidant de sa taille exiguë, se coule à travers les haies, se glisse entre les palis, grimpe aux arbres, franchit les ruisseaux, et poursuit les papillons pour lesquels il nourrit une spéciale prédilection. N’hésitant jamais à envahir les propriétés closes, il traite de Turc à More le propriétaire qui l’invective, et prend à, tout propos des airs importans.

A sa suite, nous avons pénétré, un jour, dans une de ces plantations de cocotiers qui abondent sur les rivages sablonneux de Chounambar. Beaucoup de ces palmiers étaient traversés, à hauteur d’homme, par une fenêtre carrée. Les troncs, ainsi perforés à la main, avaient été attaqués par la larve d’un gros coléoptère, un scarabée nasicorne (Oryctes rhinoceros) et le trou est, paraît-il, destiné à arrêter la larve dans son ascension. Dès qu’elle atteint ce vide, gênée par le contact de l’air, elle cesse de creuser le bois et meurt. Ce renseignement, — je vous le donne pour ce qu’il vaut, — nous fut donné par le maître de la plantation, Hindou de caste, avocat à la Cour de Pondichéry, et agriculteur à Chounambar. La culture du cocotier est une entreprise assez lucrative, paraît-il, même lorsqu’elle se mène sur une petite échelle, comme c’est ici le cas. La noix de coco sert à bien des usages. C’est en examinant les vieux fruits fendus, accumulés en tas, par places, pour y chercher des coléoptères, que nous avons fait la connaissance du propriétaire. Nous lui avons appris que le Carpophilus hemipterus, ce petit clavicorne roux et fauve qui pullule chez lui, a passé avec les produits pharmaceutiques dans nos officines d’Europe, et avec les produits coloniaux dans nos épiceries, où il est commun dans les figues sèches. Charmé de voir des gens aussi savans parcourir son bien, notre Hindou nous met au courant de ses travaux agricoles.

Sans aller, comme un certain poète indien, jusqu’à nous énumérer les huit cents emplois de ce cocotier cultivé dont les ancêtres sauvages croissent encore dans les forêts du Malabar intérieur, il nous en indique les principaux. La sève devient une boisson fermentée, nutritive et rafraîchissante, une sorte de vin blanc aigrelet dit callou et vin de palme, qui peut se tourner en bon vinaigre. Par évaporation, elle fournit une cassonade noire dont par voie de distillation on obtient l’arack, cette eau-de-vie dont la canaille en général, et mes deux pousseurs en particulier, font une abusive consommation. Avec le tronc on fabrique les charpentes des paillottes ; les palmes en constituent le toit. La noix fraîche est un savoureux comestible, le lait limpide un breuvage délicieux ; la pulpe sèche, râpée, entre dans la composition du carry ; par écrasement, on en extrait de l’huile ; comprimée, elle n’est autre que le copra qui s’exporte par millions de kilogrammes jusqu’en Europe et constitue les tourteaux propres à l’engraissement du bétail. L’enveloppe fibreuse de la noix est un combustible. Que sais-je encore ?

Mais le cocotier compte de nombreux ennemis, parmi lesquels le rat palmiste et aussi un carnassier du groupe des civettes, la martre des cocotiers (Paradoxurus typus) et un autre du genre ratel (Mellivora indica). Ceux-là s’en prennent aux fruits. Le fameux ver palmiste qui semble avoir été le cossus des gourmets de l’antiquité, attaque le tronc. Cette larve blanche, rosée, dodue, est celle d’un gros charançon rougeâtre du genre calandre, le Rhynchophorus ferrugineus. Elle se développe dans le tissu du tronc et, pour se métamorphoser, s’enveloppe d’une coque façonnée de fibres ligneuses qu’elle enroule ingénieusement en spirale. Chacun de ces cocons atteint la taille d’un petit œuf de poule. Un cocon de même nature, mais autrement volumineux, est fabriqué dans le tronc d’autres palmiers par le plus puissant des longicornes de l’Inde, l’Acanthophorus serraticornis. Ce prione géant, dont les plus belles femelles atteignent presque la longueur de la main, attaque le rondier (Borassus flabelliformis), et aussi le talipot (Corypha umbraculifera).

Le premier de ces palmiers est sans contredit l’arbre le plus utile à l’Hindou, qui y trouve d’abord tout ce qui peut servir à construire sa maison : charpentes, parois, toiture, cordes pour relier le tout. La fleur mâle, une fois sèche, est combustible. La fleur femelle donne une sève potable, qui est le vrai vin de palme, le véritable callou supérieur à celui du cocotier ; il en est de, même de son sucre et de son arack. Qu’on laisse le régime de fleurs se développer, on a des fruits dont l’amande et la pulpe constituent un excellent manger. Leurs sucs, épaissis après cuisson, se solidifient en une pâte qui se débite en tablettes et se consomme ainsi que la pâte de jujube. Si on plante la graine, elle a vite germé, et] la jeune pousse, dès qu’elle atteint un pied de haut, se mange en bouillie. Sa richesse en matières amylacées la rend très nutritive. Le bourgeon terminal de l’arbre est célèbre sous le nom de chou palmiste ; mais cette friandise est assez coûteuse, car on ne se procure une salade qu’au prix de la mort du palmier. Le bois, beaucoup plus compact que celui du cocotier, et incorruptible, est estimé surtout pour les pilotis. La feuille entière, convenablement desséchée, est l’élément fondamental de toute toiture. Ces palmes imbriquées, liées sur les solives des combles, sont imperméables à l’eau du ciel, impénétrables aux rayons du soleil, et par leur légèreté, leur solidité, défient toute comparaison avec les autres matériaux. Avec le limbe on fabrique des éventails, des nattes, des vases qui ne fuient point. Des fibres solides du pédoncule, on tresse des cordes, des ouvrages de sparterie. C’est encore avec ces feuilles que l’on fait les olles, petites tablettes sur lesquelles on écrit à l’aide d’un stylet. Je n’en finirais pas en vérité si je continuais de vous énumérer les vertus des palmiers de l’Inde…


Pondichéry, 9 août 1901.

… Le territoire de Chounambar a failli devenir funeste à mon ami Fouquet, peu s’en est fallu qu’il n’ait été aveuglé par une Anthia. Je n’étais pas revenu de ma tournée dans le Malabar et les Nilghiris, que nous reprenions nos excursions zoologiques autour de Pondichéry. La première Anthia que nous rencontrâmes, vers six heures du matin, grimpait le long d’un acacia épineux. Fouquet se précipita pour la saisir. Mais il avait compté sans le liquide corrosif que ce grand coléoptère lance avec force par derrière, à la manière de nos carabes. Cette émission de liquide s’accompagna d’une explosion aussi forte que la détonation de ces grands brachynes ou bombardiers que l’on nomme des Pheropsophus. Fouquet reçut dans l’œil cette décharge acide, il en demeura plus de trente minutes aveuglé. Son malheur aura profité à la science, car c’est la première observation de ce genre qu’on ait faite sur les Anthies indiennes du sous-genre Pachymorpha.

L’Anthia sexguttata est le plus grand des carabides de l’Inde et aussi le plus commun dans les lieux qu’il habite. Vous avez vu certainement dans quelque collection cette forte bête noire, portant six taches blanches, rondes, farineuses, deux sur chaque élytre et deux sur le corselet. Celui-ci est étranglé en arrière où il se bifurque en deux saillies plus ou moins accusées et développées surtout chez les mâles. L’insecte est répandu depuis la côte d’Orissa, à l’Est, jusque dans le Sind, au Nord. Je l’ai trouvé à Kurrachi en 1896, et la race de cette localité extrême est remarquable par sa taille plus faible et plus élancée, par d’autres caractères encore qui la rapprochent de l’Anthia Mannerheimi de la région Caspienne. La distribution du genre Anthia est extrêmement remarquable. Africain dans son essence, il est représenté sur tout le continent noir, de l’Algérie au Cap et du Congo au Mozambique, par une centaine d’espèces ; il compte quelques rares représentans en Arabie. Partout ailleurs il n’existe pas, si ce n’est dans les régions sèches et arides de l’Inde et de la Caspienne. Or les Anthies indiennes (et elles peuvent se ramener à une seule espèce) sont extrêmement voisines de leurs congénères éthiopiennes, notamment de l’Anthia ferox, des solitudes somalis et danakils, et qui descend parfois jusqu’aux environs d’Obock.

Vous savez que la science actuelle tend de plus en plus à réunir en une même région le littoral éthiopien et ses premières terrasses avec les rivages de l’Inde jusqu’au golfe du Bengale et leur système de plateaux étages. La côte de Malabar devrait, avec Ceylan, être exclue de ce système où l’Arabie doit rentrer presque tout entière, ainsi que la Perse. Or si l’on traçait sur une carte la ligne d’habitation des Anthia appartenant au sous genre Pachymorpha ou en étant très voisines, on verrait avec surprise ce modeste insecte suivre exactement le tracé que les géographes modernes donnent à leur Eurasie.

Au contraire de ses congénères africains qui semblent essentiellement terrestres, l’Anthie de l’Inde a des mœurs arboricoles, au moins dans le Coromandel. On la voit descendre le long des arbres, figuiers et acacias, au coucher du soleil, pour gagner la terre. Une blatte large et courte, la Corydia Petiveriana, qui imite sa livrée noire tachée de blanc, court vivement sur les écorces crevassées aux côtés du redoutable coléoptère. Orbiculaire et bombée, elle ressemble à une Anthie mutilée qui serait réduite à son seul arrière-train. Je n’ai pu saisir encore les rapports qui existent entre ces deux insectes qui se copient. Peut-être la Corydia vit-elle des résidus de l’Anthia ?

Les mœurs de tous ces animaux nocturnes sont mal connues, tant il est difficile de les observer fidèlement. J’en suis à me demander si les Anthies sont réellement aussi carnassières que semblent l’indiquer leurs formidables mandibules en lame de faux. Jamais je ne les ai pu surprendre en train de manger. De même pour ces beaux carabides si communs dans les allées du Parc colonial de Pondichéry aux premières heures du matin (Eudema angulatum), et dont la livrée noire est rehaussée de quatre vastes taches orangées. Je tiens ce congénère de nos panagées d’Europe pour très capable de dévorer, la nuit, divers mollusques gastropodes, hélices et vitrines, en introduisant sa tête dans leur coquille à l’instar des Isotarsus africains. Mais je ne l’ai jamais pris sur le fait. Même incertitude pour ces Pheropsophus jaunes bruns, qui abondent sous les feuilles sèches au pied des porchers et des manguiers, et dont j’ai recueilli là plus de six espèces. Si on les dérange sous leur abri, c’est une fuite d’arquebusiers. Chacun décharge son arme vivement. Les explosions se succèdent, aussi fortes que celles d’une capsule à fulminate. Que l’on saisisse les fuyards, l’on s’aperçoit que le liquide gazeux qu’ils détergent est corrosif, mordant comme l’acide nitrique, il brûle et jaunit les doigts.

Les deux jardins publics de Pondichéry sont pour le naturaliste, établi sur place, une précieuse ressource. Toujours il y trouvera des choses intéressantes, et longtemps il en découvrira de nouvelles. La grande erreur des voyageurs est de croire qu’il faut parcourir des lieues de pays pour se procurer du nouveau, et aussi de s’imaginer qu’on ne collige rien de remarquable autour des lieux habités. Pour mon compte, c’est toujours dans les suburbes que j’ai fait mes meilleures récoltes ; en plaine comme en montagne. Je ne parle naturellement pas de ces espèces propres aux grandes forêts élevées, cétoines, buprestes, lucanes et autres bêtes marchandes que les entomologistes trafiquans recueillent de préférence à toutes autres, pour couvrir leurs frais. A qui n’est point guidé par un semblable calcul, les campagnes, les entours des villes, sont souvent les meilleurs terrains de chasse. En demeurant sur place on a toute occasion d’observer, de récolter méthodiquement en visitant pendant des semaines les mêmes localités. On peut disposer à loisir des pièges, des appâts, élever des larves, suivre les éclosions.

Au voisinage immédiat de l’homme s’établissent une flore et une faune variées comme on n’en voit nulle part ailleurs. Le sol ameubli permettant aux larves de s’y loger, d’y pousser facilement leurs galeries, les végétaux les plus divers réunis sur un même point, les arbres plantés à découvert, les détritus accumulés, l’eau toujours abondante, sont autant de conditions que n’offre guère la nature sauvage, surtout dans les régions arides et nues comme la côte de Coromandel.

Le nombre d’espèces que m’ont fourni les jardins de Pondichéry est relativement considérable. Mais c’est dans le Parc colonial que je me suis procuré le meilleur. Etabli au mois de mai 1826 sur l’ancien Champ de Mars, sous le nom de Jardin Royal de naturalisation, il eut pour premier directeur le naturaliste Bélanger. On y tenta l’acclimatation des cannes à sucre de Java, de certains poissons d’eau douce rapportés des Mascareignes, notamment du gourami (Osphronemus olfax). Mais l’administration ne fit pas longtemps crédit à la science.

Quatre années n’étaient pas écoulées qu’on supprimait le Jardin Royal de naturalisation. « Attendu que son utilité n’était pas en rapport avec les dépenses que son l’établissement et son entretien exigeaient. » Aujourd’hui on a affecté à la colonie pénitentiaire les dix-sept hectares plantés d’arbres divers, et le produit de certains, tels que les cocotiers, est affermé. A l’exception des condamnés qui circulent, par escouades, dans les allées ombreuses, sous prétexte de balayer, de sarcler, d’émonder, on ne voit personne dans ce parc. Aussi est-il mon lieu de promenade favori, tandis que je fréquente peu dans le petit jardin colonial, où je suis sûr d’être continuellement dérangé.

De celui-ci la fondation ne remonte qu’au 15 mai 1861. Sa superficie est de huit hectares. Il est arrosé grâce à un puits artésien, creusé en 1899, et qui fournit jusqu’à trois cents litres d’eau par minute. Ses allées sont plantées de grands arbres : manguiers, acacias, porchers à fleurs jaunes (Thespesia populnea), flamboyans à fleurs écarlates (Poinciania regina), multiplians (Ficus obtusifolia et indica) dont les racines adventives descendant des branches forment autour du tronc principal des séries de colonnes enchevêtrées. Ces racines aériennes manquent au figuier sacré (Ficus religiosa), l’arbre consacré à Vichnou, et dont les feuilles sont celles du tremble.

Dos haies vives entourent les parterres et les pépinières où l’on élève toutes sortes de plantes, parmi lesquelles la vanille est l’objet de soins tout particuliers. Près de vingt-sept arcs sont affectés à sa culture sous la direction du pharmacien en chef de la colonie. Mais ce fonctionnaire est entravé par un Conseil municipal où on lui marchande les subventions en s’étonnant que cette culture n’ait pas donné de bénéfices dès la première année. L’Hindou, qui n’est jamais pressé quand il s’agit des affaires d’autrui, se montre ici extraordinairement impatient et soupçonneux, d’autant qu’on lui a donné une part dans l’administration du pays. Il voudrait que la moisson rapporte avant que d’avoir levé. La portion eurasienne ou européenne du Conseil ne s’intéresse qu’à ses entreprises ou à la politique. Aussi la décadence générale n’a pas épargné les jardins coloniaux de l’Inde française, tandis que ceux de l’Inde anglaise sont supérieurement organisés. Celui d’Otakamund, dans les Nilghiris, que j’ai visité dernièrement, pourrait servir d’exemple.

Les débuts du jardin de Pondichéry furent cependant excellens. Un botaniste de mérite, Perrotet, célèbre par les observations et les envois intéressans qu’il expédiait sans cesse aux savans français, avait été mis à sa tête. Il réunit, dans une maison de ce jardin, la collection, la plus complète de graines et d’échantillons de plantes indiennes qui ait existé à l’époque. Mais depuis que Perrotet est mort, voici près de quarante ans, son herbier et ses graines ont été détruits par les termites, et le jardin botanique et d’acclimatation a suivi la fortune de son aîné, le Parc colonial. Un botaniste y est toujours attaché, simple gardien, fonctionnaire indigène, dépendant du service local et qui s’applique surtout à se faire oublier. Pour qui connaît l’esprit des conseils municipaux et généraux de l’Inde française, cette prudence ne saurait être blâmée. Le jardin botanique de Pondichéry rentre dans la catégorie des exploitations potagères. Les particuliers peuvent s’y procurer, à des prix raisonnables, les légumes, les fruits et les fleurs dont l’industrie indigène est incapable de l’approvisionner suffisamment. J’ai regretté, il y a quelque vingt ans, de n’avoir pas été nommé botaniste agriculteur à Pondichéry. Je m’en félicite aujourd’hui en voyant l’état de la fondation à laquelle j’avais failli m’intéresser.

Ce jardin m’est pourtant cher à plus d’un titre. C’est là que j’ai capturé, certain matin, la rare Cicindela corticata qui, pareille à la petite Cicindela paradoxa de Ceylan que j’ai retrouvée dernièrement en quantité à Mahé du Malabar, court lestement sur le sol aride, en plein soleil, et ne s’envole qu’à la dernière extrémité. Sur la boue desséchée des rigoles d’irrigation, j’y ai encore recueilli de jolis Mastax, petits brachynes rouges dont les élytres noires portent des taches orangées et blanches ; ils trottent avec une agilité sans pareille, se réfugient dans les gerçures du sol, avec les Callistomimus qui imitent leur livrée bariolée, mais ne possèdent pas leur propriété crépitante. Je n’en finirais pas de vous citer toutes les populations d’insectes qui courent au bord des mares, parmi les herbes et les débris de roseaux, depuis les Ophionea élancées, jaunes avec la tête noire et les élytres marquées de bleu, jusqu’au joli Lachnothorax biguttatus dont les élytres bronzées portent à leur extrémité une gouttelette couleur citron. Des cybisteter, des hydrophiles et des sternolophes nagent allègrement, des nèpes, des naucores, des ranâtres, des punaises d’eau de toutes sortes se terrent dans la vase et s’entre-dévorent amicalement. Parmi ces dernières, une des plus curieuses est le Diplonychus rusticus qui porte sur son des aplati ses œufs réunis côte à côte comme les alvéoles d’un gâteau d’abeilles.

Si le soleil implacable ne se mettait dès neuf heures à nous accabler de ses rayons, pour nous chasser de ces diminutifs de rivage où abondent les Clivina, les Oodes, les Chlænius et autres Carabiques, Fouquet et moi, oublieux du temps, nous éterniserions dans les jardins de Pondichéry. Nous revenons, longeant les haies, parmi le bourdonnement des grosses abeilles violettes (Xylocopa tenuiscapa), des papillons multicolores, des diptères bariolés qui butinent sur les fleurs déjà flétries des buissons. La sécheresse torride qui sévit depuis plusieurs années a éloigné les oiseaux, on n’en voit pour ainsi dire pas, et ce qu’on en voit ne présente rien d’intéressant…


Pondichéry, 10 août 1901.

… Quand on veut trouver des Scarites, il faut se rendre à Sakkili Top, lieu désert, sablonneux et inculte, situé à moins d’un mille de Pondichéry. Les Scarites sont, comme chacun sait, des coléoptères noirs, allongés, cylindriques au moins pour les formes dravidiennes, et remarquables par leurs grandes mandibules falquées. Le jour, ils se tiennent dans le sable où ils progressent à couvert et font la guerre aux insectes. Au soleil couchant, ils s’envolent parfois, gardant une allure verticale, et l’on dirait de ces petits génies que l’on voit planer debout dans les miniatures persanes. Voilà bien longtemps que je connais l’endroit aux Scarites. Depuis vingt ans il n’a pas sensiblement changé. C’est toujours la même lande désolée, grisâtre, coupée de ruisseaux aujourd’hui taris, et qu’ombragent parcimonieusement quelques arbres au feuillage maigre et roussi. Les ossemens en cendres se mêlent à des débris de charbon dans les monticules de poudre. Car Sakkili Top est l’emplacement où les Hindous de Pondichéry ont coutume de brûler leurs morts.

Les obsèques, dans l’Inde, ne sont point accompagnées avec cette grave et lente majesté qui nous paraît, en Occident, inséparable de toute cérémonie funéraire. Aux sons des trompettes, des clochettes et des tambourins, l’on porte, à bras d’hommes, le défunt vers le bûcher où sa dépouille se consumera en plein vent. J’ai vu souvent passer des cortèges funèbres. La première fois j’ai cru assister à une réjouissance champêtre. Les appels de la grande trompe liturgique éveillaient de loin mon attention. Bientôt j’apercevais le gros des parens et des amis marchant en désordre et d’une allure rapide, devançant, flanquant, suivant le brancard porté par six hommes. Sur ce brancard était couchée une jeune femme qui disparaissait sous les fleurs. On ne voyait que sa face pâlie et sa longue chevelure noire épandue parmi les jasmins et les roses. Oscillant aux cahots du chemin et au hasard des mouvemens des porteurs, la morte paraissait dormir et les gens du cortège se féliciter de la manière commode dont elle accomplissait son voyage… Ne me demandez pas des détails sur le bûcher ni sur la crémation. Je ne saurais trop le répéter, ma fidèle habitude est de ne pas m’immiscer dans les fêtes où je ne suis pas convié. Le spectacle d’une incinération n’a rien de particulièrement curieux ni de nouveau, tant les voyageurs se sont appesantis sur la chose. On ne brûle plus, en pompe, les veuves vivantes avec leurs époux décédés. C’est un progrès. Mais la règle de la vie leur assure une condition tellement misérable, avec la servitude et la prostitution familiales, que la plupart de ces veuves n’hésiteraient pas à monter sur le bûcher si elles en avaient congé.

Ce qui est bien plus curieux, à mon sens, c’est le petit pagotin des environs, où un pandaram mène sa procession solitaire en débitant ses oraisons au pied de la statue équestre d’Aïnar. La silhouette du gigantesque cavalier se profile sur le ciel embrasé par le soleil à son déclin, et le religieux vêtu de toile rousse tourne au tour du socle que garde un Dévarpal à massue, appliqué en bas-relief, et en tout pareil, comme coiffure et costume, à l’homme qui se perd dans l’ombre du soir. Grâce à une roupie offerte avec à propos à ce pénitent de Civa, pauvre Hindou décharné à la face couleur de poussière et dont les yeux gris ne paraissent rien voir ici-bas, j’ai obtenu la permission de m’approcher de la puissante idole et reçu une pincée de cendres. Le bois de sandal et la bouse de vache dont elles sont le résidu donnent à ces cendres un caractère indéniable de sainteté, et d’ailleurs elles viennent d’un pèlerinage réputé, sans que ma curiosité aille jusqu’à s’enquérir de sa position exacte.

Coiffé d’une sorte de tricorne, vêtu d’un court pagne et d’une écharpe de toile jaune que l’user a rendue roussâtre, le gardien d’Aïnar se reconnaît à première vue pour un de ces pandarams qui ont fait vœu de garder une vie chaste et solitaire pour l’amour du Dieu Civa. Il nous a autorisés à regarder de près la colossale statue équestre, à cette condition de ne point passer entre le petit temple et le socle où le pion de terre cuite monte, avec sa masse, son éternelle faction. Le rite défend aux piétons chaussés de souliers de longer les pagotins d’Aïnar, il interdit aussi de s’en approcher à cheval ou en voiture. Puis, nous ayant adressé ses recommandations, le pandaram reprend sa promenade monotone, marmonnant des oraisons. Il s’éloigne le des voûté, égrenant entre ses doigts les grains d’un collier d’outrachon, grains qui écartent l’Amen, génie de la mort, et dont les saillies embrouillées répètent certaines de ces figures qu’aime à prendre Civa quand il descend sur la terre.

La statue équestre en terre cuite, de proportions colossales, est bien celle de cette divinité secondaire, gardienne de l’ordre, d’Aïnar, fils de Civa et de Moyéni. Vous savez sans doute que Moyéni est un des avatars accessoires de Vischnou. Le grand Dieu aux mille formes jugea à propos de prendre celle d’une femme pour séduire les géans et leur enlever l’Amourdon, la liqueur sacrée qui donne l’immortalité et que les Déverkels avaient tirée de la mer de lait. Puis il s’amusa à tenter Civa et y réussit jusqu’à le rendre père d’Aïnar.

Cet Aïnar est une divinité champêtre de première importance, quoique de catégorie inférieure. On lui sacrifie des coqs Et des chèvres. Jamais ses pagotins ni ses statues ne s’érigent dans les villes. A plus d’un tournant de route vous rencontreriez sa figure monumentale peinte en blanc, en rouge et en noir. Le Dieu mitré, joufflu, moustachu, énorme, mesurant cinq et six mètres de haut, est souvent installé sur une haute banquette, la jambe gauche repliée, la droite posant à terre. Près de lui, des génies, des satellites, des pions, de moindre taille, mais rehaussés de couleurs aussi voyantes, sont assis à la file. Tous ces serviteurs attendent la tombée de la nuit pour amener des écuries de leur maître les montures qui serviront à la chevauchée des ténèbres. Et les montures ne sont pas loin : à quelques pas du groupe, à demi perdues dans un bosquet où en contre-bas du chemin, dix ou douze effigies de chevaux gigantesques, harnachés dans le style indo-persan le plus riche, se campent fièrement, rangées en bel ordre, comme à la parade, sous la garde de bonshommes peinturlurés, qui jouent de la flûte pour leur faire passer plus doucement, peut-être, les heures d’attente.

Il ne faudrait pas croire que ces statues soient taillées dans le porphyre ou le basalte, à l’exemple des grandes divinités des vieilles pagodes. Modelées et cuites souvent sur place par les potiers ou édifiées avec des briques industrieusement assemblées à chaux et mortier, puis crépites et peintes de couleurs assez solides pour résister à l’eau du ciel et à l’ardeur du soleil, ces grandioses épouvantails valent surtout par le caractère de la silhouette. Rien de plus intéressant que de voir, au soleil couchant, ces escadrons monstrueux se profiler à l’horizon, comme s’ils sortaient de la terre avec les vapeurs du soir. Le respect superstitieux que portent les Hindous au grand cavalier de la nuit, s’accroît encore lorsque à la clarté blafarde de la lune ces figures massives, coupées de rouge et de noir sur leur blancheur de craie, semblent s’agiter confusément et commencer leur marche en avant. C’est l’heure où Aïnar, gardien des fruits et des biens de la terre, parcourt son domaine, galopant par les rizières, les champs et les jardins, suivi par toute sa cavalerie de pions, la main prête à étrangler les maraudeurs et autres vagabonds qui abondent en mauvais desseins.

Pour l’artiste et l’archéologue, Aïnar et ses chevaux sont toujours une heureuse rencontre. Les seconds surtout fournissent maints renseignemens utiles sur les types archaïques et le harnachement de la monture de guerre. Pas une bossette de mors, une pièce de la têtière, pas un modillon de la croupière ou une pendeloque des colliers de poitrail, pas un miraillet des brides qui ne soit reproduit avec une puérile, naïve et entière exactitude. Et de même pour toutes les pièces de la selle. Quant à la bête elle-même, le parti de la masse est si fidèlement respecté, pour grossier que soit le modelé, qu’on reconnaît le traditionnel étalon iranien des belles miniatures mogoles, voire même celui de certains bas-reliefs assyriens, encore que le type ait tant soit peu changé. Car vous n’ignorez pas que rien n’est plus sujet à varier dans l’espace et le temps que les races de chevaux de guerre, puisque, pour n’en prendre qu’un exemple entre cent, les débris de chevaux de lance, datant du XVe siècle, trouvés au cours des fouilles en Italie, ont révélé un animal aujourd’hui disparu, mais rigoureusement identique aux monumens figurés contemporains.


MAURICE MAINDRON.

  1. Voyez la Revue des 15 mai et 15 juin.
  2. C’est par une erreur de transcription que dans mes premières lettres j’ai donné le nom de Cheick Ismaël à ce pion dont je ne saurais trop louer l’allure correcte et la sévère probité.
  3. J’ai en effet porté la réclamation de ces Messieurs au ministre des Colonies dès le commencement de l’année 1902. Mais Sandirapoullé est mort en 1903 sans avoir obtenu satisfaction.