(1p. i-xxxvi).


PROSPER MÉRIMÉE


J’ai rencontré plusieurs fois Mérimée dans le monde. C’était un homme grand, droit, pâle, et qui, sauf le sourire, avait l’apparence d’un Anglais ; du moins, il avait cet air froid, distant, qui écarte d’avance toute familiarité. Rien qu’à le voir, on sentait en lui le flegme naturel ou acquis, l’empire de soi, la volonté et l’habitude de ne pas donner prise. En cérémonie surtout, sa physionomie était impassible. Même dans l’intimité et lorsqu’il contait une anecdote bouffonne, sa voix restait unie, toute calme ; jamais d’éclat ni d’élan ; il disait les détails les plus saugrenus, en termes propres, du ton d’un homme qui demande une tasse de thé. La sensibilité chez lui était domptée jusqu’à paraître absente ; non qu’elle le fût : tout au contraire ; mais il y a des chevaux de race si bien mâtés par leur maître, qu’une fois sous sa main, ils ne se permettent plus un soubresaut. Il faut dire que le dressage avait commencé de bonne heure. À dix ou onze ans, je crois, ayant commis quelque faute, il fut grondé très-sévèrement et renvoyé du salon ; pleurant, bouleversé, il venait de fermer la porte, lorsqu’il entendit rire ; quelqu’un disait : « Ce pauvre enfant ! il nous croit bien en colère ! » — L’idée d’être dupe le révolta, il se jura de réprimer une sensibilité si humiliante, et tint parole. Μέμνησο ἀπιστεῖν (souviens-toi d’être en défiance) telle fut sa devise. Être en garde contre l’expansion, l’entraînement et l’enthousiasme, ne jamais se livrer tout entier, réserver toujours une part de soi-même, n’être dupe ni d’autrui, ni de soi, agir et écrire comme en la présence perpétuelle d’un spectateur indifférent et railleur, être soi-même ce spectateur, voilà le trait de plus en plus fort qui s’est gravé dans son caractère, pour laisser une empreinte dans toutes les parties de sa vie, de son œuvre et de son talent[1].

Il a vécu en amateur : on ne peut guère vivre autrement quand on a la disposition critique ; à force de retourner la tapisserie, on finit par la voir habituellement à l’envers. En ce cas, au lieu de personnages beaux et bien posés, on contemple des bouts de ficelle ; il est difficile alors d’entrer avec abnégation et comme ouvrier dans une œuvre commune, d’appartenir même au parti que l’on sert, même à l’école que l’on préfère, même à la science qu’on cultive, même à l’art où on excelle ; si parfois on descend en volontaire dans la mêlée, le plus souvent on se tient à part. Il eut de bonne heure quelque aisance, puis un emploi commode et intéressant, l’inspection des monuments historiques, puis une place au sénat et des habitudes à la cour. Aux monuments historiques, il fut compétent, actif et utile ; au sénat, il eut le bon goût d’être le plus souvent absent ou muet ; à la cour, il avait son indépendance et son franc-parler. Voyager, étudier, regarder, se promener à travers les hommes et les choses, telle a été son occupation ; ses attaches officielles ne le gênaient pas. D’ailleurs, un homme d’autant d’esprit se fait respecter quand même ; son ironie transperce les mieux cuirassés. Il faut voir avec quelle désinvolture il la manie, jusqu’à la tourner contre lui-même, et faire coup double. — Un jour, à Biarritz, il avait lu une de ses nouvelles devant l’impératrice. « Peu après ma lecture, je reçois la visite d’un homme de la police, se disant envoyé par la grande-duchesse. « Qu’y a-t-il pour votre service ? — Je viens, de la part de Son Altesse impériale, vous prier de venir ce soir chez elle avec votre roman. — Quel roman ? — Celui que vous avez lu l’autre jour à Sa Majesté. » Je répondis que j’avais l’honneur d’être le bouffon de Sa Majesté et que je ne pouvais aller travailler en ville sans sa permission ; et je courus tout de suite lui raconter la chose. Je m’attendais qu’il en résulterait au moins une guerre avec la Russie, et je fus un peu mortifié que non-seulement on m’autorisât, mais encore qu’on me priât d’aller le soir chez la grande-duchesse, à qui on avait donné le policeman comme factotum. Cependant, pour me soulager, j’écrivis à la grande-duchesse une lettre d’assez bonne encre. » — Cette lettre « d’assez bonne encre » serait une pièce curieuse, et je suis sûr qu’on ne lui a plus envoyé le factotum. — Quant aux corps constitués, il n’est guère possible de les aborder avec plus de sérieux extérieur et moins de déférence intime. Grave, digne, posé dans sa cravate, quand il faisait une visite académique ou improvisait un discours public, ses façons étaient irréprochables ; cependant, en sourdine, la serinette d’arrière-plan jouait un air comique qui tournait en ridicule l’orateur et les auditeurs. « Le président des antiquaires s’est levé et tout le monde avec lui. Il a pris la parole et a dit qu’il proposait de boire à ma santé, attendu que j’étais remarquable à trois points de vue, c’est à savoir : comme sénateur, comme homme de lettres et comme savant. Il n’y avait que la table entre nous, et j’avais une grande envie de lui jeter à la tête un plat de gelée au rhum… Le lendemain, j’ai entendu le procès-verbal de la veille, où il était dit que j’avais parlé très-éloquemment. J’ai fait un speech pour que le procès-verbal fût purgé de tout adverbe, mais en vain. » — Candidat à l’Académie des inscriptions, et conduit chez des érudits d’aspect redoutable, il écrivait au retour : « Avez-vous jamais vu des chiens entrer dans le terrier d’un blaireau ? Quand ils ont quelque expérience, ils font une mine effroyable en y entrant, et souvent ils en sortent plus vite qu’ils n’y sont entrés, car c’est une vilaine bête à visiter que le blaireau. Je pense toujours au blaireau en tenant le cordon de la sonnette d’un académicien, et je me vois in the mind’s eye tout à fait semblable au chien que je vous disais. Je n’ai pas encore été mordu cependant ; mais j’ai fait de drôles de rencontres. » — Il fut reçu et eut, à côté des autres, son terrier archéologique. Mais on devine bien qu’il n’était pas d’humeur à se confiner dans celui-ci ni dans un autre ; tous ceux qu’il habita avaient plusieurs sorties. Il y avait en lui deux personnages : l’un qui, engagé dans la société, s’y acquittait correctement de la besogne obligée et de la parade convenable ; l’autre qui se tenait à côté ou au-dessus du premier, et, d’un air narquois ou résigné, le regardait faire.

Pareillement il y avait en lui deux personnages dans les affaires de cœur. Le premier, l’homme naturel, était bon et même tendre. Nul n’a été plus loyal, plus sûr en amitié ; quand il avait une fois donné sa main, il ne la retirait plus. On le vit bien quand il défendit M. Libri contre les juges et contre l’opinion ; c’était l’action d’un chevalier qui, à lui seul, combat une armée. Condamné à l’amende et mis en prison, il ne prit point des airs de martyr, et mit autant de grâce à subir sa mésaventure qu’il avait mis de bravoure à la provoquer. Il n’en dit rien, sauf dans une préface, et encore en manière d’excuse, alléguant qu’il avait dû, « au mois de juillet précédent, passer quinze jours dans un endroit où il n’était nullement incommodé du soleil et où il jouissait d’un profond loisir. » Rien de plus, c’est le sourire discret et fin du galant homme. — Outre cela, serviable, obligeant ; des gens qui le priaient de s’employer pour eux s’en allaient déconcertés par sa froide mine ; un mois après, il arrivait chez eux ayant en poche la faveur demandée. Dans sa correspondance, il lui échappe un mot frappant que tous ses amis disent très-vrai : «  Il m’arrive rarement de sacrifier les autres à moi-même, et, quand cela m’arrive, j’en ai tous les remords possibles. » — À la fin de sa vie, on trouvait chez lui deux vieilles dames anglaises auxquelles il parlait peu, et dont il ne semblait pas se soucier beaucoup ; un de mes amis le vit les larmes aux yeux parce que l’une d’elles était malade. Jamais il ne disait un mot de ses sentiments profonds ; voici une correspondance d’amour, puis d’amitié, qui a duré trente ans ; la dernière lettre est datée de son dernier jour, et l’on ne sait pas le nom de sa correspondante. Pour qui sait lire ces lettres, il y est gracieux, aimant, délicat, véritablement amoureux, et, qui le croirait ? poëte parfois, ému jusqu’à devenir superstitieux, comme un Allemand lyrique. Cela est si étrange, qu’il faut citer presque tout. — « Vous aviez été si longtemps sans m’écrire que je commençais à être inquiet. Et puis j’étais tourmenté d’une idée saugrenue que je n’ai pas osé vous écrire. Je visitais les Arènes de Nîmes avec l’architecte du département, lorsque je vis à dix pas de moi un oiseau charmant, un peu plus gros qu’une mésange, le corps gris de lin, avec des ailes rouges, noires et blanches. Cet oiseau était perché sur une corniche et me regardait fixement. J’interrompis l’architecte pour lui demander le nom de cet oiseau. C’est un grand chasseur, et il me dit qu’il n’en avait jamais vu de semblable. Je m’approchai, et l’oiseau ne s’envola que lorsque j’étais assez près de lui pour le toucher. Il alla se poser à quelques pas de là, me regardant toujours. Partout où j’allais, il semblait me suivre, car je l’ai retrouvé à tous les étages de l’amphithéâtre. Il n’avait pas de compagnon et son vol était sans bruit comme celui d’un oiseau nocturne. Le lendemain, je retournai aux Arènes et je revis encore mon oiseau. J’avais apporté du pain que je lui jetai, mais il n’y toucha pas. Je lui jetai ensuite une grosse sauterelle, croyant, à la forme de son bec, qu’il mangeait des insectes, mais il ne parut pas en faire cas. Le plus savant ornithologiste de la ville me dit qu’il n’existait pas dans le pays d’oiseaux de cette espèce. Enfin, à la dernière visite que j’ai faite aux Arènes, j’ai rencontré mon oiseau toujours attaché à mes pas, au point qu’il est entré avec moi dans un corridor étroit et sombre, où lui, oiseau de jour, n’aurait jamais dû se hasarder. Je me souvins alors que la duchesse de Buckingham avait vu son mari sous la forme d’un oiseau le jour de son assassinat, et l’idée me vint que vous étiez peut-être morte et que vous aviez pris cette forme pour me voir. Malgré moi, cette bêtise me tourmentait, et je vous assure que j’ai été enchanté de voir que votre lettre portait la date du jour où j’ai vu pour la première fois mon oiseau merveilleux. » — Voilà comment, même chez un sceptique, le cœur et l’imagination travaillent ; c’est une « bêtise » ; il n’en est pas moins vrai qu’il était sur le seuil du rêve et dans le grand chemin de l’amour[2].

Mais, à côté de l’amoureux, subsistait le critique, et le conflit des deux personnages dans le même homme produisait des effets singuliers. En pareil cas, il vaut peut-être mieux n’y pas voir trop clair. — « Savez-vous bien, disait La Fontaine, que, pour peu que j’aime, je ne vois les défauts des personnes non plus qu’une taupe qui aurait cent pieds de terre sur elle ? Dès que j’ai un grain d’amour, je ne manque pas d’y mêler tout ce que j’ai d’encens dans mon magasin. » C’est peut-être pour cela qu’il était si aimable. — Dans les lettres de Mérimée, les duretés pleuvent avec les douceurs : « Je vous avouerai que vous m’avez paru fort embellie au physique, mais point au moral… Vous avez toujours la taille d’une sylphide, et, bien que blasé sur les yeux noirs, je n’en ai jamais vu d’aussi grands à Constantinople ni à Smyrne. Maintenant, voici le revers de la médaille. Vous êtes restée enfant en beaucoup de choses, et vous êtes devenue par-dessus le marché hypocrite… Vous croyez que vous avez de l’orgueil, j’en suis bien fâché, mais vous n’avez qu’une petite vanité bien digne d’une dévote. La mode est au sermon aujourd’hui. Y allez-vous ? Il ne vous manquait plus que cela. » — Et un peu plus tard : « Dans tout ce que vous dites et tout ce que vous faites, vous substituez toujours à un sentiment réel un convenu… Au reste, je respecte les convictions, même celles qui me paraissent les plus absurdes. Il y a en vous beaucoup d’idées saugrenues, pardonnez-moi le mot, que je me reprocherais de vous ôter, puisque vous y tenez et que vous n’avez rien à mettre à la place. » Après deux mois de tendresses, de querelles et de rendez-vous, il conclut ainsi : « Il me semble que tous les jours vous êtes plus égoïste. Dans nous, vous ne cherchez jamais que vous. Plus je retourne cette idée, plus elle me paraît triste… Nous sommes si différents, qu’à peine pouvons-nous nous comprendre. » Il paraît qu’il avait rencontré un caractère aussi rétif et aussi indépendant que le sien, a lioness, though tame, et il l’analyse. — « C’est dommage que nous ne nous voyions pas le lendemain d’une querelle ; je suis sûr que nous serions parfaitement aimables l’un pour l’autre… Assurément mon plus grand ennemi, ou, si vous voulez, mon rival dans votre cœur, c’est votre orgueil ; tout ce qui froisse cet orgueil vous révolte ; vous suivez votre idée, peut-être à votre insu, dans les plus petits détails. N’est-ce pas votre orgueil qui est satisfait lorsque je baise votre main ? Vous êtes heureuse alors, m’avez-vous dit, et vous vous abandonnez à votre sensation parce que votre orgueil se plaît à une démonstration d’humilité… » — Quatre mois plus tard, et à distance, après une brouille plus forte : « Vous êtes une de ces chilly women of the North, vous ne vivez que par la tête… Adieu, puisque nous ne pouvons être amis qu’à distance. Vieux l’un et l’autre, nous nous retrouverons peut-être avec plaisir. » Puis, sur un mot affectueux, il revient. — Mais l’opposition des caractères est toujours la même ; il ne peut souffrir qu’une femme soit femme : « Rarement je vous accuse, sinon de ce manque de franchise qui me met dans une défiance presque continuelle avec vous, obligé que je suis de chercher toujours votre idée sous un déguisement… Pourquoi, après si longtemps que nous sommes ce que nous sommes l’un à l’autre, êtes-vous encore à réfléchir plusieurs jours avant de répondre à la question la plus simple ?… Entre votre tête et votre cœur, je ne sais jamais qui l’emporte ; vous ne le savez pas vous-même, mais vous donnez toujours raison à votre tête… S’il y a un tort de votre part, c’est assurément cette préférence que vous donnez à votre orgueil sur ce qu’il y a de tendresse en vous. Le premier sentiment est au second comme un colosse à un pygmée. Et cet orgueil n’est au fond qu’une variété de l’égoïsme. » Tout cela finit par une bonne et durable amitié. — Mais n’admirez-vous pas cette manière agréable de faire sa cour ? On se rencontrait au Louvre, à Versailles, dans les bois des environs ; on s’y promenait tête à tête, en secret, longuement, même en janvier, plusieurs fois par semaine ; il admirait « une radieuse physionomie, de fines attaches, une blanche main, de superbes cheveux noirs », une intelligence et une instruction dignes de la sienne, les grâces d’une beauté originale, les attraits d’une culture composite, les séductions d’une toilette et d’une coquetterie savantes ; il respirait le parfum exquis d’une éducation si choisie et d’une « nature si raffinée, qu’elles résumaient pour lui toute une civilisation » ; bref, il était sous le charme. Au retour, l’observateur reprenait son office ; il démêlait le sens d’une réponse, d’un geste ; il se détachait de son sentiment pour juger un caractère ; il écrivait des vérités et des épigrammes que le lendemain on lui rendait.

Tel il fut dans sa vie, tel on le retrouve dans ses livres. Il a écrit et étudié en amateur, passant d’un sujet à un autre, selon l’occasion et sa fantaisie, sans se donner à une science, sans se mettre au service d’une idée. Ce n’était pas faute d’application ou de compétence. Au contraire, peu d’hommes ont été plus et mieux instruits. Il possédait six langues, avec leur littérature et leur histoire ; l’italien, le grec, le latin, l’anglais, l’espagnol et le russe ; je crois qu’en outre il lisait l’allemand. De temps en temps, une phrase de sa correspondance, une note montre à quel point il avait poussé ces études. Il parlait calo, de manière à étonner les bohémiens d’Espagne. Il entendait les divers dialectes espagnols et déchiffrait les vieilles chartes catalanes. Il savait la métrique des vers anglais. Ceux-là seuls qui ont étudié une littérature entière, dans l’imprimé et dans le manuscrit, pendant les quatre ou cinq âges successifs de la langue, du style et de l’orthographe, peuvent apprécier ce qu’il faut de facilité et d’efforts pour savoir l’espagnol comme l’auteur de Don Pèdre, et le russe comme l’auteur des Cosaques et du Faux Démétrius. Il était naturellement doué pour les langues, et en avait appris jusque dans l’âge mûr : vers la fin de sa vie, il devenait philologue et s’adonnait à Cannes aux minutieuses études qui composent la grammaire comparée. — À cette connaissance des livres, il avait ajouté celle des monuments ; ses rapports prouvent qu’il était devenu spécial pour ceux de France ; il comprenait non-seulement l’effet, mais la technique, de l’architecture. Il avait étudié chaque vieille église sur place, avec l’aide des meilleurs architectes ; sa mémoire locale était excellente et exercée : né dans une famille de peintres, il avait manié le pinceau et faisait bien l’aquarelle ; bref, en ceci comme en tout sujet, il était allé au fond des choses ; ayant l’horreur des phrases spécieuses, il n’écrivait qu’après avoir touché le détail probant. On trouverait difficilement une tête d’historien dans laquelle la collection préalable, bibliothèque et musée, soit si complète. — Ajoutez-y des dons encore plus rares, ceux qui permettent de faire revivre ces débris morts, je veux dire l’expérience de la vie et l’imagination lucide. Il avait beaucoup voyagé, deux fois en Grèce et en Orient, douze ou quinze fois en Angleterre, en Espagne et ailleurs, et partout il avait observé les mœurs, non-seulement de la bonne compagnie, mais de la mauvaise. « J’ai mangé plus d’une fois à la gamelle avec des gens qu’un Anglais ne regarderait pas, de peur de perdre le respect qu’il a pour son propre œil. J’ai bu à la même outre qu’un galérien. » Il avait vécu familièrement avec des gitanos et des toréadors. Il faisait des contes le soir à une assemblée de paysans et de paysannes de l’Ardèche. Un des endroits où il se trouvait le mieux à sa place, c’était dans une venta espagnole, avec « des muletiers et des paysannes d’Andalousie ». Il cherchait des types frustes et intacts, « par une curiosité inépuisable de toutes les variétés de l’espèce humaine », et formait dans sa mémoire une galerie de caractères vivants, la plus précieuse de toutes ; car les autres, celles des livres et des édifices, sont des coquilles jadis habitées, maintenant vides, dont on ne comprend la structure qu’en se figurant, d’après les espèces survivantes, les espèces qui ont vécu. Par une divination vive, exacte et prompte, il faisait cette reconstruction mentale. On voit par la Chronique de Charles IX, par les Débuts d’un Aventurier, par le Théâtre de Clara Gazul, que tel est son procédé involontaire. Ses lectures aboutissent naturellement à la demi-vision de l’artiste, à la mise en scène, au roman qui ranime le passé. Avec tant d’acquis et des facultés si belles, il eût pu prendre dans l’histoire et dans l’art une place à la fois très-grande et très-haute ; il n’a pris qu’une place moyenne dans l’histoire, et une place haute mais étroite dans l’art.

C’est qu’il se défiait, et que trop de défiance est nuisible. Pour obtenir d’une étude tout ce qu’elle peut donner, il faut, je crois, se donner tout entier à elle, l’épouser, ne pas la traiter comme une maîtresse avec qui l’on s’enferme deux ou trois ans, sauf à recommencer ensuite avec une autre. Un homme ne produit tout ce dont il est capable que, lorsque ayant conçu quelque forme d’art, quelque méthode de science, bref, quelque idée générale, il la trouve si belle, qu’il la préfère à tout, notamment à lui-même, et l’adore comme une déesse qu’il est trop heureux de servir. Mérimée aussi pouvait s’éprendre et adorer ; mais, au bout d’un temps, le critique en lui se réveillait, jugeait la déesse, trouvait qu’elle n’était pas assez divine. Toutes nos méthodes de science, toutes nos formes d’art, toutes nos idées générales ont quelque endroit faible ; l’insuffisant, l’incertain, le convenu, le postiche y abondent ; il n’y a que l’illusion de l’amour qui puisse les trouver parfaites, et un sceptique n’est pas longtemps amoureux. Celui-ci mettait son lorgnon, et dans la belle statue démêlait le manque d’aplomb, la restauration fausse et spécieuse, l’attitude de mode : il se dégoûtait et s’en allait, non sans motifs. Il les indique en passant, ces motifs ; il voit ce qu’il y a de hasardé dans notre philosophie de l’histoire, ce qu’il y a d’inutile dans notre manie d’érudition, ce qu’il y a d’exagéré dans notre goût pour le pittoresque, ce qu’il y a d’insipide dans notre peinture du réel. Que les inventeurs et les badauds acceptent le système ou le style par amour-propre, ou par niaiserie ; pour lui, il s’en défend, ou, s’il ne s’en est pas défendu, il s’en repent. — « Vers l’an de grâce 1827, j’étais romantique. Nous disions aux classiques : « Point de salut sans la couleur locale. » Nous entendions par couleur locale ce qu’au XVIIe siècle on appelait les mœurs ; mais nous étions très-fiers de notre mot, et nous pensions avoir imaginé le mot et la chose. » Depuis, ayant fabriqué des poésies illyriques que les savants d’outre-Rhin traduisirent d’un grand sérieux, il put se vanter d’avoir fait de la couleur locale. « Mais le procédé était si simple, si facile, que j’en vins à douter du mérite de la couleur locale elle-même, et que je pardonnai à Racine d’avoir policé les sauvages héros de Sophocle et d’Euripide. » — Vers la fin de sa vie, il évitait de parti pris toutes les théories ; à ses yeux, elles n’étaient bonnes qu’à duper des philosophes ou à nourrir des professeurs : il n’acceptait et n’échangeait que des anecdotes, de petits faits d’observation, par exemple en philologie, la date précise où l’on cesse de rencontrer dans le vieux français les deux cas survivants de la déclinaison latine. À force de vouloir la certitude, il desséchait la science et ne gardait de la plante que le bois sans les fleurs. On ne peut expliquer autrement la froideur de ses essais historiques, Don Pèdre, les Cosaques, le Faux Démétrius, la Guerre sociale, la Conjuration de Catilina, études solides, complètes, bien appuyées, bien exposées, mais dont les personnages ne vivent pas ; très-probablement, c’est qu’il n’a pas voulu les faire vivre. Car, dans un autre écrit, les Débuts d’un Aventurier, reprenant son faux Démétrius, il a fait rentrer la sève dans la plante, en sorte qu’on peut la voir tour à tour sous les deux formes, terne et raide dans l’herbier historique, fraîche et verte dans l’œuvre d’art. Évidemment, quand il préparait dans cet herbier ses Espagnols du XIVe siècle ou les contemporains de Sylla, il les voyait par l’œil intérieur aussi nettement que son aventurier ; du moins, cela ne lui était pas plus difficile ; mais il répugnait à nous les faire voir, n’admettant dans l’histoire que des détails prouvés, se refusant à nous donner ses divinations pour des faits authentiques, critique au détriment de son œuvre, rigoureux jusqu’à se retrancher la meilleure partie de lui-même et mettre son imagination sous l’interdit.

Dans ses œuvres d’art, le critique domine encore, mais presque toujours avec un office utile, pour restreindre et diriger son talent, comme une source qu’on enferme dans un tuyau pour qu’elle jaillisse plus mince et plus serrée. Il avait de naissance plusieurs de ces talents que nul travail n’acquiert et que son maître Stendhal ne possédait pas, le don de la mise en scène, du dialogue, du comique, l’art de poser face à face deux personnages, et de les rendre visibles au lecteur par le seul échange de leurs paroles. De plus, comme Stendhal, il savait les caractères et contait bien. Il soumit ces vives facultés à une discipline sévère, et, par un effort double, entreprit de leur faire rendre le plus d’œuvre avec le moins de matière. — Dès l’abord, il avait beaucoup goûté le théâtre espagnol, qui est tout nerf et toute action ; il en reprit les procédés pour composer sous un faux nom de petites pièces d’un sens profond et d’intention moderne ; chose unique dans l’histoire littéraire, plusieurs de ces pastiches, l’Occasion, la Périchole, valent des originaux. — Nulle part la saillie des caractères n’est si nette et si forte que dans ses comédies. Dans les Mécontents et dans les Deux Héritages, chaque personnage, suivant un mot de Gœthe, ressemble à ces montres parfaites, en cristal transparent, sur lesquelles on voit en même temps l’heure exacte et tout le jeu du mécanique intérieur. Tous les détails portent et sont chargés de sens ; c’est le propre des grands peintres de dessiner en cinq ou six coups de crayon une figure qu’on n’oublie plus. Même dans des pièces moins réussies, par exemple dans les Espagnols en Danemark, il y a des personnages, le lieutenant Charles Leblanc, et sa mère l’espionne, qui resteront à demeure dans la mémoire humaine. — Au fond, si un sceptique aussi déterminé avait daigné avoir une esthétique, il aurait expliqué, je crois, que, pour un connaisseur de l’homme, chaque homme se réduit à trois ou quatre traits principaux, lesquels s’expriment complétement par cinq ou six actions significatives ; le reste est dérivé ou indifférent ; c’est temps perdu que de le montrer. Les lecteurs intelligents le devineront, et il ne faut écrire que pour les lecteurs intelligents. Laisser le bavardage aux bavards, ne prendre que l’essentiel, ne le traduire aux yeux que par des actions probantes, concentrer, abréger, résumer la vie, voilà le but de l’art. — Du moins tel est le sien, et il l’atteint mieux encore dans ses récits que dans ses comédies ; car les exigences de la mise en scène et de l’effet comique ne surviennent pas pour grossir les traits, charger la vérité, mettre sur la figure vivante un masque de théâtre[3]. L’écrivain, ayant moins d’obligations et plus de ressources, peut dessiner plus juste et moins appuyer. La plupart de ces nouvelles sont des chefs-d’œuvre, et il est à croire qu’elles resteront classiques. Il y a de cela plusieurs raisons. — D’abord, en fait, voici trente ou quarante ans qu’elles durent, et Carmen, l’Enlèvement de la Redoute, Colomba, Matteo Falcone, l’Abbé Aubain, Arsène Guillot, la Vénus d’Ille, la Partie de trictrac, Tamango, même le Vase étrusque et la Double Méprise, presque tous ces petits édifices sont aussi intacts qu’au premier jour. C’est qu’ils sont bâtis en pierres choisies, non en stuc et autres matériaux de mode. Point de ces descriptions qui passent au bout de cinquante ans et qui nous ennuient tant aujourd’hui dans les romans de Walter Scott ; point de ces réflexions, dissertations, explications, que nous trouvons si longues dans les romans de Fielding ; rien que des faits, et les faits sont toujours instructifs. D’autant plus qu’il n’y met que des faits importants, intelligibles même pour des hommes d’un autre pays et d’un autre siècle ; dans Balzac et dans Dickens, qui n’ont pas cette précaution, beaucoup de détails minutieux, locaux ou techniques, tomberont comme un enduit qui s’écaille, ou ne serviront qu’aux commentaires des commentateurs. — Autre chance de durée ; ces romans sont courts, le plus long n’a qu’un demi-volume, l’un d’eux, six pages ; tous sont clairs, bien composés, rassemblés autour d’une action simple et d’un effet unique. Or, il faut songer que la postérité est une sorte d’étrangère, qu’elle n’a pas la complaisance des contemporains, qu’elle ne tolère pas les ennuyeux, qu’aujourd’hui peu de personnes supportent les huit volumes de Clarisse Harlowe ; bref, que l’attention humaine surchargée finit toujours par faire faillite ; il est prudent, quand après un siècle on lui demande encore audience, de lui parler un style bref, net et plein. — En outre, il est sage de lui dire des choses intéressantes et qui l’intéressent. Des choses intéressantes : cela exclut les événements trop plats ou trop bourgeois, les caractères trop effacés et trop ordinaires. Des choses qui l’intéressent : cela veut dire des situations et des passions assez durables pour qu’après cent ans elles soient encore de circonstance. Mérimée choisit des types francs, forts, originaux, sortes de médailles d’un haut relief et d’un métal dur, avec un cadre et des événements appropriés : le premier combat d’un officier, une vendetta corse, le dernier voyage d’un négrier, une défaillance de probité, l’exécution d’un fils par son père, une tragédie intime dans un salon moderne ; presque tous ses contes sont meurtriers, comme ceux de Baudello et des nouvellistes italiens, et en outre poignants par le sang-froid du récit, par la précision du trait, par la convergence savante des détails. — Bien mieux, chacun d’eux, dans sa petite taille, est un document sur la nature humaine, un document complet et de longue portée, qu’un philosophe, un moraliste, peut relire tous les ans sans l’épuiser. Plusieurs dissertations sur l’instinct primitif et sauvage, des traités savants, comme celui de Schopenhauer sur la métaphysique de l’amour et de la mort, ne valent pas les cent pages de Carmen. Le cierge d’Arsène Guillot résume beaucoup de volumes sur la religion du peuple et sur les vrais sentiments des courtisanes. Je ne sais pas de plus amère prédication contre les méprises de la crédulité ou de l’imagination, que la Double Méprise et le Vase étrusque. Il est probable qu’en l’an 2000 on relira la Partie de trictrac, pour savoir ce qu’il en coûte de manquer une fois à l’honneur. Remarquez enfin que l’auteur n’intervient point pour nous faire la leçon ; il s’abstient, nous laisse conclure ; même et de parti pris, il s’efface jusqu’à paraître absent ; les lecteurs futurs auront des égards pour un maître de maison si poli, si discret, si habile à faire les honneurs de son logis. Les bonnes manières plaisent toujours, et on ne peut rencontrer d’hôte mieux élevé. À la porte, il salue ses visiteurs, les introduit, puis se retire, les laissant libres de tout examiner et critiquer seuls ; il n’est pas importun, il ne se fait pas le cicérone de ses trésors, jamais on ne le prendra en flagrant délit d’amour-propre. Il cache son savoir au lieu de le montrer ; il semble, à l’écouter, que chacun aurait pu faire son livre. L’un est une anecdote qu’un de ses amis lui a contée et qu’il a aussitôt écrite. L’autre est « un extrait » de Brantôme et d’Aubigné. S’il a fait les Débuts d’un Aventurier, c’est qu’étant au frais, malgré lui, pendant quinze jours, il n’avait rien de mieux à faire. Pour écrire la Guzla, la recette est simple : se procurer une statistique de l’Illyrie, le voyage de l’abbé Fortis, apprendre cinq ou six mots de slave. Ce parti pris de ne pas se surfaire va jusqu’à l’affectation. Il a si grand’peur de paraître pédant, qu’il fuit jusque dans l’autre extrême, le ton dégagé, le sans façon de l’homme du monde. Peut-être un jour sera-ce là son endroit vulnérable ; on se demandera si cette ironie perpétuelle n’est pas voulue, s’il a raison de plaisanter au plus fort de la tragédie, s’il ne se montre pas insensible par crainte du ridicule, si son ton aisé n’est pas l’effet de la contrainte, si le gentleman en lui n’a pas fait tort à l’auteur, s’il aimait assez son art. Plus d’une fois, notamment dans la Vénus d’Ille, il s’en est servi pour mystifier le lecteur. Ailleurs, dans Lokis[4], une idée saugrenue, à double entente, étrange de la part d’un esprit si distingué, gît au fond du conte, comme un crapaud dans un coffret sculpté. Il paraît qu’il trouvait plaisir à voir des doigts de femme ouvrir le coffret, et qu’un joli visage bien effaré par le dégoût le faisait rire. Presque toujours, il semble qu’il ait écrit par occasion, pour s’amuser, pour s’occuper, sans subir l’empire d’une idée, sans concevoir un grand ensemble, sans se subordonner à une œuvre. — En ceci comme dans le reste, il était désenchanté, et à la fin on le trouve dégoûté. Le scepticisme produit la mélancolie. À ce sujet, sa correspondance est triste ; sa santé défaillit peu à peu ; il hivernait régulièrement à Cannes, sentant que la vie le quittait ; il se soignait, se conservait ; c’est l’unique souci qui suive l’homme jusqu’au bout. Il allait tirer de l’arc par ordonnance de médecin, et peignait, pour se distraire, des vues du pays ; tous les jours, on le rencontrait dans la campagne, marchant en silence, avec ses deux Anglaises ; l’une portait l’arc, l’autre la boîte aux aquarelles. Il tuait ainsi le temps et prenait patience. Il allait, par bonté d’âme, nourrir un chat, dans une cabane écartée, à une demi-lieue de distance ; il cherchait des mouches pour un lézard qu’il nourrissait : c’étaient là ses favoris. Quand le chemin de fer lui amenait un ami, il se ranimait et sa conversation redevenait charmante ; ses lettres l’étaient toujours ; il ne pouvait s’empêcher d’avoir l’esprit le plus original et le plus exquis. Mais le bonheur lui manquait ; il voyait l’avenir en noir, à peu près tel que nous l’avons aujourd’hui ; avant de clore les yeux, il eut la douleur d’assister à l’écroulement complet, et mourut le 23 septembre 1870. — Si on essaye de résumer son caractère et son talent, on trouvera, je pense, que né avec un cœur très-bon, doué d’un esprit supérieur, ayant vécu en galant homme, beaucoup travaillé, et produit quelques œuvres de premier ordre, il n’a pas pourtant tiré de lui-même tout le service qu’il pouvait rendre, ni atteint tout le bonheur auquel il pouvait aspirer. Par crainte d’être dupe, il s’est défié dans la vie, dans l’amour, dans la science, dans l’art[5], et il a été dupe de sa défiance. On l’est toujours de quelque chose, et peut-être vaut-il mieux s’y résigner d’avance.

H. Taine.
Novembre 1873.
  1. On dirait qu’il s’est peint lui-même dans Saint-Clair, personnage du Vase étrusque. « Il était né avec un cœur tendre et aimant ; mais, à un âge où l’on prend trop facilement des impressions qui durent toute la vie, sa sensibilité trop expansive lui avait attiré les railleries de ses camarades… Dès lors, il se fit une étude de cacher tous les dehors de ce qu’il regardait comme une faiblesse déshonorante… Dans le monde, il obtint la triste réputation d’insensible et d’insouciant… Il avait beaucoup voyagé, beaucoup lu, et ne parlait de ses voyages et de ses lectures que lorsqu’on l’exigeait. » — Darcy, dans la Double Méprise, est encore un caractère analogue au sien.
  2. Voici de lui une action généreuse et délicate ; Béranger, en cas pareil, en fit une semblable : « J’allais être amoureux quand je suis parti pour l’Espagne. La personne qui a causé mon voyage n’en a jamais rien su. Si j’étais resté, j’aurais peut-être fait une grande sottise, celle d’offrir à une femme digne de tout le bonheur dont on peut jouir sur terre, de lui offrir, dis-je, en échange de la perte de toutes les choses qui lui étaient chères, une tendresse que je sentais moi-même très-inférieure au sacrifice qu’elle aurait peut-être fait. »
  3. Le Résident dans les Espagnols en Danemark, le Comte et les autres gentilshommes dans les Mécontents, Kermouton et le marchand de beurre dans les Deux Héritages. Mais, en revanche, quels résumés vrais que les caractères de Clémence, de Sévin et de miss Jackson !
  4. Lettres à une Inconnue, II, 333, 335.
  5. Lettres à une Inconnue, I, 8. « Défaites-vous de votre optimisme, et figurez-vous bien que nous sommes dans ce monde pour nous battre envers et contre tous… Sachez aussi qu’il n’y a rien de plus commun que de faire le mal pour le plaisir de le faire. »