LETTRES
À
UNE INCONNUE



I

Paris, jeudi.

J’ai reçu in due time votre lettre. Tout est mystérieux en vous, et les mêmes causes vous font agir précisément de la manière opposée à celle dont se conduiraient les autres mortelles. Vous allez à la campagne, bien ;… c’est-à-dire que vous aurez tout le temps d’écrire ; car, là, les journées sont longues, et le désœuvrement porte à écrire des lettres. En même temps, la surveillance et l’inquiétude de votre dragon étant moins gênées par les occupations réglées de la ville, vous aurez plus de questions à subir quand il vous arrivera des lettres. D’ailleurs, dans un château, l’arrivée d’une lettre est un événement. Point du tout ; vous ne pouvez pas écrire, mais, en revanche, vous pouvez recevoir force lettres. Je commence à me faire à vos façons et je ne suis plus guère surpris de rien. Au reste, je vous en prie, épargnez-moi et ne mettez pas à une trop rude épreuve cette malheureuse disposition que j’ai prise, je ne sais comment, de trouver bien tout ce qui est de vous.

J’ai souvenance d’avoir été peut-être un peu trop franc dans ma dernière lettre en vous parlant de mon caractère. Un vieux diplomate de mes amis, homme très-fin, m’a dit souvent : « Ne dites jamais de mal de vous-même. Vos amis en diront toujours assez. » Je commence à craindre que vous ne preniez au pied de la lettre tout le mal que je disais de moi-même. Figurez-vous que ma grande vertu, c’est la modestie ; je la porte à l’excès et je tremble que cela ne me nuise dans votre esprit. Une autre fois, quand je me sentirai mieux inspiré, je vous ferai la nomenclature exacte de toutes mes qualités. La liste sera longue. Aujourd’hui, je suis un peu malade, et je n’ose me lancer dans cette « progression à l’infini ».

Devinez en mille où j’étais samedi soir, ce que je faisais à minuit. J’étais sur la plate-forme d’une des tours de Notre-Dame, et je buvais de l’orangeade, et je prenais des glaces en compagnie de quatre de mes amis et d’une lune admirable ; le tout accompagné d’un gros hibou qui battait des ailes autour de nous. C’est, en vérité, un fort beau spectacle que Paris au clair de lune et à cette heure. Cela ressemble à ces villes dont on parle dans les Mille et une Nuits, où les habitants ont été enchantés pendant leur sommeil. Les Parisiens se couchent à minuit en général, bien sots en cela. Notre party était assez curieuse : il y avait quatre nations représentées, chacun pensant d’une manière différente. L’ennui, c’est qu’il y avait quelques-uns de nous qui, en présence de la lune et du hibou, se sont crus obligés de prendre le ton poétique et de dire des lieux communs. Au fait, peu à peu tout le monde s’est mis à déraisonner.

Je ne sais comment et par quel enchaînement d’idées cette soirée semi-poétique me fait penser à une autre qui ne l’était pas du tout. J’ai été à un bal donné par des jeunes gens de mes amis, où étaient invitées toutes les figurantes de l’Opéra. Ces femmes sont bêtes pour la plupart ; mais j’ai remarqué combien elles sont supérieures en délicatesse morale aux hommes de leur classe. Il n’y a qu’un seul vice qui les sépare des autres femmes : c’est la pauvreté. Toutes ces rhapsodies vont vous édifier singulièrement. Aussi je me hâte de terminer, ce que j’aurais dû faire beaucoup plus tôt.

Adieu. Ne m’en voulez pas pour la peinture peu flattée que je vous ai faite de moi-même.