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LVI

Jeudi soir, 1er mars 1843.

J’avais bien peur de ne pouvoir vous voir samedi, et je me promettais de vous bien gronder pour n’avoir pas voulu l’autre jour. Mais je suis parvenu à me débarrasser de tous les empêchements. À samedi donc. Il y a bien longtemps que nous n’avons eu de querelle. Ne trouvez-vous pas que cela est bien doux et bien préférable à nos colères d’autrefois, qui n’avaient de bon que les raccommodements ? Je vous trouve toujours cependant un défaut : c’est de vous rendre si rare. À peine nous voyons-nous une fois en quinze jours. Chaque fois, il semble qu’il y ait une glace nouvelle à rompre. Pourquoi ne vous retrouvé-je pas telle que je vous ai quittée ? Si nous nous voyions plus souvent, cela n’arriverait pas. Je suis pour vous comme un vieil opéra que vous avez besoin d’oublier pour le revoir avec quelque plaisir. Moi, au contraire, il me semble que je vous aimerais davantage vous voyant tous les jours. Montrez-moi que j’ai tort, et dites-moi un jour bien proche pour nous revoir. C’est le 14 mars que mon sort se décide à l’Académie. Le raisonnement me dit d’espérer, mais je ne sais quel sentiment de seconde vue me dit tout le contraire. — En attendant, je fais des visites fort consciencieusement. Je trouve des gens fort polis, fort accoutumés à leurs rôles et les prenant très au sérieux ; je fais de mon mieux pour prendre le mien aussi gravement, mais cela m’est difficile. Ne trouvez-vous pas drôle qu’on dise à un homme : « Monsieur, je me crois un des quarante hommes de France les plus spirituels, je vous vaux bien, » et autres facéties ? Il faut traduire cela en termes honnêtes et variés, suivant les personnes. Voilà le métier que je fais et qui m’ennuierait fort s’il se prolongeait. Le 14 correspond aux ides de mars, jour de la mort de mon héros, feu César. Cela est ominous, n’est-ce pas ?