(1p. 119-122).

XLI

Mercredi soir, janvier 1843.

J’ai attendu toute la journée une lettre de vous. Je trouvais le pavé sec et le ciel tolérable. Mais il paraît qu’il vous faut maintenant un soleil comme celui de jeudi dernier. Je crois, en outre, que vous aviez besoin d’élaborer la lettre que j’ai reçue tout à l’heure. Elle contient des reproches et des menaces, le tout très-gracieusement arrangé comme vous savez faire. D’abord, je dois vous remercier de votre franchise, et j’y répondrai par une franchise égale. Pour commencer par les reproches, je trouve que vous faites une grosse affaire pour pas grand’chose. C’est en réfléchissant sur les faits et en les grossissant par vos réflexions que vous êtes parvenue à faire de ce que vous appelez vous-même des frivolités, a star chamber matter. Il n’y a qu’un point qui vaille la peine d’une explication. Vous me parlez de précédents, et vous avez l’air de croire que je travaille à établir des précédents avec la patience et le machiavélisme d’un vieux ministre. Ayez un peu de mémoire et vous verrez que rien n’est plus faux. S’il fallait argumenter d’après les précédents, j’aurais cité celui du salon de la rue Saint-Honoré la première fois que je vous revis ; puis notre première visite au Louvre, qui faillit me coûter un œil. Tout cela vous paraissait assez simple alors ; maintenant, c’est autre chose. Vous avez dû voir que je fais quelquefois ce qui me vient en tête, que j’y renonce dès que j’ai la conviction que cela vous déplaît, et que beaucoup plus souvent je me borne à penser au lieu de faire. En voilà assez sur les reproches et les précédents.

Quant aux menaces, croyez qu’elles me sont très-sensibles. Cependant, bien que je les craigne fort, je ne puis m’empêcher de vous dire encore tout ce que je pense. Rien ne me serait plus facile que de vous faire des promesses, mais je sens qu’il me serait impossible de les tenir. Contentez-vous donc de notre manière d’être passée, ou bien ne nous voyons plus. Je dois même vous dire que l’insistance et l’espèce d’acharnement que vous mettez à me contrarier pour ces frivolités me les rendent plus chères et m’y font attacher une importance nouvelle. C’est la seule preuve que vous puissiez me donner des sentiments que vous pouvez avoir pour moi. S’il faut vous voir pour résister aux tentations les plus innocentes, c’est un travail de saint qui dépasse mes forces. J’aurais sans doute beaucoup de plaisir à vous voir, mais la condition de me transformer en statue, comme ce roi des Mille et une Nuits, m’est insupportable.

Nous venons de nous expliquer très-clairement l’un et l’autre. Vous déciderez suivant votre sagesse si nous devons ajourner notre première promenade à quelques années ou au premier soleil. Vous voyez que je n’accepte pas le conseil d’hypocrisie que vous me donnez. Vous saviez d’avance que cela m’était impossible. La seule hypocrisie dont je sois capable, c’est de cacher aux gens que j’aime tout le mal qu’ils me font. Je puis soutenir cet effort quelque temps, mais toujours, non. Quand vous recevrez cette lettre, il y aura huit jours que nous ne nous serons vus. Si vous persistez dans vos menaces, écrivez-moi tout de suite. Ce sera de votre part une attention de bonté dont je vous saurai gré.