Lettres à une inconnue/4
IV
Mariquita de mi alma (c’est ainsi que je
commencerais si nous étions à Grenade), j’ai reçu
votre lettre dans un de ces moments de mélancolie
où l’on ne voit la vie qu’au travers d’un
verre noir. Comme votre épître n’est pas des plus
aimables (excusez ma franchise), elle n’a pas peu
contribué à me maintenir dans une disposition
maussade. Je voulais vous répondre dimanche,
immédiatement et sèchement. Immédiatement,
parce que vous m’aviez fait une espèce de reproche
indirect, et sèchement parce que j’étais furieux contre vous. J’ai été dérangé au premier
mot de ma lettre, et ce dérangement m’a empêché
de vous écrire. Remerciez-en le bon Dieu, car
aujourd’hui le temps est beau ; mon humeur s’est
adoucie tellement, que je ne veux plus vous écrire
que d’un style tout de miel et de sucre. Je ne vous
querellerai donc pas sur vingt ou trente passages
de votre dernière lettre qui m’ont fort choqué et
que je veux bien oublier. Je vous pardonne, et
cela avec d’autant plus de plaisir qu’en vérité,
je crois que, malgré la colère, je vous aime mieux
quand vous êtes boudeuse que dans une autre disposition
d’esprit. Un passage de votre lettre m’a
fait rire tout seul comme un bienheureux pendant
dix minutes. Vous me dites short and sweet :
Mon amour est promis, sans préparation, pour
amener le gros coup de massue par quelques
petites hostilités préalables. Vous dites que vous
êtes engagée pour la vie, comme vous diriez : «
Je suis engagée pour la contredanse. »
Fort bien. À ce qu’il paraît, j’ai bien employé mon temps à
disputer avec vous sur l’amour, le mariage et le
reste ; vous en êtes encore à croire ou à dire que,
lorsqu’on vous dit : « Aimez monsieur, » on aime. Avez-vous promis par un engagement signé par-devant
notaire ou sur papier à vignettes ? Quand
j’étais écolier, je reçus d’une couturière un billet
surmonté de deux cœurs enflammés réunis comme
il suit : ; de plus, une déclaration fort
tendre. Mon maître d’études commença par me
prendre mon billet, et l’on me mit en prison.
Puis l’objet de cette naissante passion se consola
avec le cruel maître d’études. Il n’y a rien qui
soit plus fatal que les engagements pour ceux au
profit desquels ils sont souscrits. Savez-vous que,
si votre amour était promis, je croirais sérieusement
qu’il vous serait impossible de ne pas m’aimer ?
Comment ne m’aimeriez-vous pas, vous qui
ne m’avez pas fait de promesses, puisque la première loi de la nature, c’est de prendre en grippe
tout ce qui a l’air d’une obligation ? Et, en effet,
toute obligation est de sa nature ennuyeuse. Enfin,
de tout cela, si j’avais moins de modestie, je
tirerais cette dernière conséquence, que, si vous
avez promis votre amour à quelqu’un, vous me le
donnerez, à moi, à qui vous n’avez rien promis.
Plaisanterie à part et à propos de promesses, depuis
que vous ne voulez plus de mon aquarelle, j’ai assez grande envie de vous l’envoyer. J’en
étais mécontent et j’avais commencé une copie
d’une infante Marguerite, d’après Velasquez, que
je voulais vous donner. Velasquez ne se copie pas
facilement, surtout par des barbouilleurs comme
moi. J’ai recommencé deux fois mon infante,
mais à la fin j’en suis encore plus mécontent que
du moine. Le moine est donc à vos ordres. Je
vous l’enverrai quand vous voudrez. Mais son
transport est peu commode. Ajoutez à cela que
les invisibles qui s’amusent quelquefois à intercepter
nos communications pourront peut-être
bien garder mon aquarelle. Ce qui me rassure,
c’est qu’elle est si mauvaise, qu’il faut être moi
pour la faire, et vous pour en vouloir. Donnez-moi
vos ordres. J’espère que vous serez à Paris
vers le milieu d’octobre. Je me trouverai maître
de quinze ou vingt jours à cette époque. Je ne
voudrais pas les passer en France, et depuis longtemps
j’avais l’intention de voir les tableaux de
Rubens à Anvers et la galerie d’Amsterdam. Mais,
si j’avais la certitude de vous voir, je renoncerais à
Rubens et à Van Dyck avec la plus facile résignation.
Vous voyez que les sacrifices ne me coûtent pas. Je ne connais pas Amsterdam. Pourtant, décidez.
Votre vanité va vous faire dire ici : « Le
beau sacrifice de ne me préférer qu’à de grosses
Flamandes bien blanches et bien harengères, et
en peinture encore ! » Oui, c’est un sacrifice et un
très-grand. Je sacrifie le certain, qui est le plaisir,
chez moi très-vif, de voir des tableaux de
maître, à la chance très-incertaine que vous le
compenserez. Observez que, sans admettre le cas
impossible où vous ne me plairiez pas, si moi je
vous déplaisais, j’aurais tout lieu de regretter mes
travaux et mes grosses Flamandes…
Vous me paraissez dévote, superstitieuse même. — Je pense en ce moment à une jolie petite Grenadine qui, en montant sur son mulet pour passer dans la montagne de Ronda (route classique des voleurs), baisait dévotement son pouce et se frappait la poitrine cinq ou six fois, bien assurée après cela que les voleurs ne se montreraient pas, pourvu que l’Ingles (c’est-à-dire moi), tout voyageur est Anglais, ne jurât pas trop par la Vierge et les saints. Cette méchante manière de parler devient nécessaire dans les mauvais chemins pour faire aller les chevaux. Voyez Tristram Shandy. J’aime beaucoup votre histoire du portrait de cet enfant. Vous êtes faible et jalouse, deux qualités dans une femme et deux défauts dans un homme. Je les ai tous les deux. Vous me demandez quelle est l’affaire qui me préoccupe. Il faudrait vous dire quel est mon caractère et ma vie, chose dont personne ne se doute, parce que je n’ai pas encore trouvé quelqu’un qui m’inspirât assez de confiance. Peut-être que, lorsque nous nous serons vus souvent, nous deviendrons amis et vous me connaîtrez ; ce serait pour moi le bien le plus grand que quelqu’un à qui je pourrais dire toutes mes pensées passées et présentes. Je deviens triste, et il ne faut pas finir ainsi. Je suis dévoré du désir d’une réponse de vous. Soyez assez bonne pour ne pas me la faire attendre.
Adieu ; ne nous querellons plus et soyons amis. Je baise respectueusement la main que vous me tendez en signe de paix.