(1p. 92-95).

XXVIII

Paris, novembre 1842.

M. de Montrond dit qu’il faut se garder des premiers mouvements, parce qu’ils sont presque toujours honnêtes. On dirait que vous avez beaucoup médité sur ce beau précepte, car vous le pratiquez avec une rare constance : lorsqu’il vous vient une bonne résolution, vous l’ajournez toujours indéfiniment. Si j’étais à Civita-Vecchia, je chercherais, parmi les pierres de mon ami Bucci, quelque Minerve étrusque ; ce serait pour vous le meilleur cachet. En attendant, mon potier est tout prêt, et je dis toujours comme Léonidas : Μολὼν λαβὲ. Je pense le garder encore quelque temps, jusqu’à la veille de votre départ. Vous saurez que je suis beaucoup mieux et moins en proie aux blue devils. J’ai travaillé même avec plaisir, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps. Je fais de grands projets pour mon hiver, et c’est bon signe pour mon moral. Tout cela me rend de bonne humeur ; car, si je vous écrivais sous le coup de votre lettre allemande, je vous dirais vos vérités le plus durement qu’il me serait possible. Vous n’y perdrez rien, car, si je vois aujourd’hui en couleur de rose, c’est une raison pour que mes lunettes prennent bientôt une teinte plus sombre. Je voudrais bien savoir ce que vous faites et comment vous passez votre temps. En vous voyant si savante en grec et en allemand, etc., je conclus que vous vous ennuyiez fort à ***, et que vous passez votre vie avec des livres et quelques savants professeurs pour vous les commenter. Mais je me demande si cela n’a pas changé à Paris, et je m’imagine que votre temps se passe de tout autre manière. Si je ne vivais pas depuis longtemps dans la solitude la plus rigoureuse, je saurais vos faits et gestes, et probablement les rapports qu’on me ferait me donneraient une toute autre idée de vous que vos lettres ne le font ; bien que vous vous vantiez extrêmement, j’ai la faiblesse de croire que vous êtes avec moi plus franche, je veux dire moins hypocrite que dans le monde. Il y a en vous des contraires si nombreux, que j’en suis fort dérangé pour arriver à une conclusion exacte, c’est-à-dire à la somme totale : + tant de bonnes qualités, – tant de mauvaises = X. Cet X-là m’embarrasse. Lorsque je vous vis, à votre départ de Paris, chez madame de V…, notre amie, votre extrême élégance me surprit fort. Les gâteaux, que vous mangez de si bon appétit pour vous remettre des courbatures que vous gagnez à l’Opéra, m’ont encore plus étonné. Ce n’est pas que, parmi vos défauts, je ne compte en première ligne la coquetterie et la gourmandise ; mais je croyais que la forme de ces défauts là était une forme toute morale ; je croyais que vous ne songiez pas trop à votre toilette et que vous étiez femme à manger par distraction ; que vous aimiez à faire de l’impression sur les gens par vos yeux et « vos beaux mots », non pas par vos robes. Voyez comme je m’étais trompé ! Mais, cette fois, vous ne me reprocherez pas de voir en mal : tandis que vous vous pervertissez tous les jours, il me semble que je m’améliore. Il est une heure tout à fait indue et j’ai quitté une très-docte compagnie de Grecs et de Romains pour vous écrire. L’idée que je dois me lever de bonne heure demain, c’est-à-dire aujourd’hui, vient de me passer par la tête et m’empêche de vous expliquer comme quoi je vaux mieux que je ne valais, lorsque vous vous amusiez à me mystifier avec madame ***. À une autre fois mon éloge ; aussi bien je n’ai plus de place.