(1p. 80-84).

XXII

Paris, 24 octobre 1842.

C’est fort aimable à vous de me laisser dans l’ignorance de la partie du monde qui a l’avantage de vous posséder. Adresserai-je cette lettre à Naples ou à ***, ou bien à Paris ? Vous me dites dans votre dernière lettre que vous allez partir pour Paris, peut-être pour l’Italie, et, depuis, point de nouvelles. Je soupçonne que vous êtes ici et que vous m’en avertirez quand vous serez repartie ; cela sera highly in character. Depuis vous avoir écrit, j’ai fait un voyage de quelques jours, et, à mon retour, j’ai trouvé votre lettre de date déjà si ancienne, que je n’ai pas cru pouvoir vous répondre à ***. D’ailleurs, j’admire beaucoup comment, en regardant de gros caractères imprimés, vous avez deviné l’écriture cursive toute seule, comme vous dites. Si vous avez un peu de patience, avec des dispositions semblables, vous deviendrez une madame Dacier. Pour moi, je ne m’occupe plus de grec ni de français ; je suis tombé à l’état de fossile, et, lorsque je lis ou écris, je vois les caractères danser d’une façon très-peu agréable. Vous me demandez s’il y a des romans grecs. Sans doute il y en a, mais bien ennuyeux, selon moi. Il n’est pas que vous ne puissiez vous procurer une traduction de Théagène et Chariclée, qui plaisait tant à feu Racine. Essayez si vous pouvez y mordre ; il y a encore Daphnis et Chloé, traduit par Courier. Cela est fort prétentieusement naïf et pas trop exemplaire. Enfin, il y a une nouvelle admirable, mais immorale et très-immorale : c’est l’Âne de Lucius, traduit encore par Courier. On ne se vante pas de l’avoir lue, mais c’est son chef-d’œuvre ! Décidez-vous d’après cela, je m’en lave les mains. Le mal des Grecs, c’est que leurs idées de décence et même de moralité étaient fort différentes des nôtres. Il y a bien des choses dans leur littérature qui pourraient vous choquer, voire même vous dégoûter, si vous les compreniez. Après Homère, vous pouvez lire en toute assurance les tragiques, qui vous amuseront et que vous aimerez parce que vous avez le goût du beau, τὸ καλόν, ce sentiment que les Grecs avaient au plus haut degré et que nous tenons d’eux, nous autres, happy few. Si vous avez le courage de lire l’histoire, vous serez charmée d’Hérodote, de Polybe et de Xénophon. Hérodote m’enchante. Je ne connais rien de plus amusant. Commencez par l’Anabase ou la Retraite des Dix Mille ; prenez une carte de l’Asie et suivez ces dix mille coquins dans leur voyage ; c’est Froissard gigantesque. Puis vous lirez Hérodote, enfin, Polybe et Thucydide ; les deux derniers sont bien sérieux. Procurez-vous encore Théocrite et lisez les Syracusaines. Je vous recommande bien aussi Lucien, qui est le Grec qui a le plus d’esprit, ou plutôt de notre esprit ; mais il est bien mauvais sujet, et je n’ose. Voilà trois pages de grec. Quant à la prononciation, si vous voulez, je vous enverrai une page de ma main que j’avais préparée à votre intention, qui vous apprendra la meilleure, c’est-à-dire la prononciation des Grecs modernes. Celle des écoles est plus facile, mais absurde.

Nous avons commencé à nous écrire en faisant de l’esprit, puis nous avons fait quoi ? je ne vous le rappellerai pas. Voilà que nous faisons de l’érudition. Il y a un proverbe latin qui fait l’éloge du juste milieu ; j’avais l’intention de vous dire des duretés en commençant ma lettre, et c’est au grec que vous devez sans doute sa parfaite douceur. Je ne vous en garde pas moins rancune de la persistance de vos habitudes hypocrites ; mais, en écrivant, j’ai perdu un peu de ma mauvaise humeur. Ne regrettez pas le voyage d’Italie, si vous n’y êtes pas. Il y a fait un temps effroyable, froid, pluie, etc. Rien de plus laid qu’un pays qui n’est pas habitué à ces deux fléaux. Adieu. Je voudrais bien savoir où vous êtes. — Ερρωσο (Fortifie-toi).

C’est la fin d’une lettre grecque.

P.-S. — En ouvrant un livre, je trouve ces deux petites fleurs cueillies aux Thermopyles, sur la colline où Léonidas est mort. C’est une relique, comme vous voyez.