(1p. 76-80).

XXI

Vous avez une écriture charmante en grec et bien plus lisible qu’en français. Mais qui est votre maître de grec ? Vous ne me ferez pas croire que vous avez appris à écrire les caractères cursifs en regardant dans un livre imprimé. Qui est professeur de rhétorique à D… ?

Je trouve votre lettre très-aimable. Je vous dis cela parce que je sais que les compliments vous sont agréables, et puis parce que cela est assez vrai. Pourtant, comme je ne saurai jamais me corriger du malheureux défaut de dire ce que je pense aux gens qui ne sont pas tout le monde pour moi, vous saurez que je vous vois faire des progrès bien rapides en satanisme et que je m’en afflige. Vous devenez ironique, sarcastique et même diabolique. Tous ces mots-là sont tirés du grec, comme trop mieux savez, et votre professeur vous dira ce que j’entends par diabolique ; δίαϐολοσ, c’est-à-dire calomniateur. Vous vous moquez de mes plus belles qualités, et, quand vous me louez, c’est avec des réticences et des précautions qui ôtent à l’éloge tout son mérite. Il est trop vrai que j’ai fréquenté, à une certaine époque de ma vie, très-mauvaise compagnie. Mais, d’abord, j’y allais par curiosité surtout et j’y suis demeuré toujours comme en pays étranger. Quant à la bonne compagnie, je l’ai trouvée bien souvent mortellement ennuyeuse. Il y a deux endroits où je suis assez bien, où, du moins, j’ai la vanité de me croire à ma place : 1o avec des gens sans prétention que je connais depuis longtemps ; 2o dans une venta espagnole, avec des muletiers et des paysannes d’Andalousie. Écrivez cela dans mon oraison funèbre et vous aurez dit la vérité.

Si je vous parle de mon oraison funèbre, c’est que je crois qu’il est temps de vous y préparer. Je suis très-souffrant depuis longtemps, et surtout depuis quinze jours. J’ai des éblouissements, des spasmes, des migraines horribles. Il doit y avoir quelque grand accident à ma cervelle, et je pense que je puis devenir bientôt, comme dit Homère, convive de la ténébreuse Proserpine. Je voudrais savoir ce que vous direz alors. Je serais charmé que vous en fussiez triste pour quinze jours. Trouvez-vous ma prétention exagérée ? Je passe une partie de mes nuits à écrire, ou à déchirer ce que j’ai écrit la veille ; de la sorte j’avance peu. Ce que je fais m’amuse ; mais cela amusera-t-il les autres ? Je trouve que les anciens étaient bien plus amusants que nous ; ils n’avaient pas de buts si mesquins ; ils ne se préoccupaient pas d’un tas de niaiseries comme nous. Je trouve que mon héros Jules-César fit, à cinquante-trois ans, des bêtises pour Cléopâtre et oublia tout pour elle, ce pourquoi peu s’en fallut qu’il ne se noyât au propre et au figuré. Quel homme de notre siècle, je dis parmi les hommes d’État, n’est pas complétement racorni, complétement insensible à l’âge où il peut prétendre à la députation ? Je voudrais montrer un peu la différence de ce monde-là avec le nôtre ; mais comment faire ?

Êtes-vous arrivé, dans l’Odyssée, à un passage que je trouve admirable ? C’est lorsque Ulysse est chez Alcinoüs inconnu encore et qu’après dîner un poëte chante devant lui la guerre de Troie. Le peu que j’ai vu de la Grèce m’a mieux fait comprendre Homère. On voit partout dans l’Odyssée cet amour incroyable des Grecs pour leur pays. Il y a dans le grec moderne un mot charmant : c’est ξένιτεία, l’étrangeté, le voyage. Être en ξένιτεία, c’est pour un Grec le plus grand de tous les malheurs ; mais y mourir, c’est ce qu’il y a de plus effroyable pour leur imagination. Vous raillez ma gastronomie : avez-vous compris les entrailles que les héros mangent avec tant de plaisir ? Les pallicares modernes en mangent encore ; cela s’appelle κονκονρέτζι, et cela est vraiment délicieux. Ce sont de petites brochettes de bois de lentisque parfumé, avec quelque chose de croustillant et d’épicé autour qui, fait comprendre sur-le-champ pourquoi les prêtres se réservaient ce morceau-là dans les victimes.

Adieu. Si je vous en disais davantage sur ce sujet, vous me croiriez plus gourmand que je ne suis. Je n’ai plus d’appétit et rien ne me plaît plus en fait de petits bonheurs. Cela veut dire que je suis bon à jeter aux corbeaux. Il fera un temps de chien pendant tout le mois d’octobre, et ce sera bien fait !