(1p. 66-70).

XIX

Avignon, 20 juillet 1842.

Puisque vous le prenez sur ce ton, ma foi, je capitule. Donnez-moi du pain bis, cela vaut mieux que rien du tout. Seulement, permettez-moi de dire qu’il est bis, et écrivez-moi encore. Vous voyez que je suis humble et soumis.

Votre lettre est venue dans un moment de tristesse noire causée par cette triste nouvelle (la mort du duc d’Orléans), que je venais d’apprendre en revenant d’une course dans les montagnes. J’avais grand besoin d’une lettre d’un autre style ; telle qu’elle était, votre lettre a été du moins une diversion.

J’y réponds article par article. La figure de rhétorique dont vous vous croyez l’inventeur est connue depuis longtemps. On pourrait avec le grec lui donner un nom nouveau et très-baroque. En français, elle est connue sous le nom moins pompeux de menterie. Servez-vous-en avec moi le moins que vous pourrez. N’en abusez pas avec les autres. Il faut garder cela pour les grandes occasions. Ne cherchez pas trop à trouver le monde sot et ridicule. Il ne l’est que trop ! Il faudrait, au contraire, s’efforcer de se le représenter tel qu’il n’est pas. Il vaut mieux avoir des illusions que de n’en avoir plus du tout. J’en ai encore trois ou quatre, dont quelques-unes ne sont pas bien solides, mais je me bats les flancs pour les conserver.

Votre histoire est connue : « Il y avait une fois une idole… » Lisez Daniel ; mais il s’est trompé, la tête n’était point d’or, elle était d’argile comme les pieds. Mais l’adorateur avait une lampe à la main et le reflet de cette lampe dorait la tête de l’idole. Si j’étais l’idole (vous voyez que je ne prends pas cette fois le beau rôle), je dirais : « Est-ce ma faute si vous avez éteint votre lampe ? est-ce une raison pour me briser ? » Il me semble que je deviens un peu bien oriental. Basta ! Vous aimeriez à la folie madame de X…, si vous la connaissiez. Ce n’est pas du pain blanc qu’elle me donne, mais c’est quelque chose qui le remplace. Ce n’est pas une boulangère, c’est un boulanger.

Je vois avec peine que votre coquetterie va toujours croissant. Je suis parfaitement renseigné sur votre dévotion. Je vous remercie de vos prières, si elles ne sont point une figure de rhétorique. À propos de votre cachemire bleu, je vous soupçonnais de dévotion, parce que la dévotion est, en 1842, une mode comme les cachemires bleus. Voilà le rapport que vous ne compreniez pas, c’était bien clair pourtant. Je suis bien fâché que vous lisiez Homère dans Pope. Lisez la traduction de Dugas-Montbel, c’est la seule lisible. Si vous aviez du courage pour braver le ridicule et du temps à dépenser, vous prendriez la grammaire grecque de Planche et le dictionnaire du susdit. Vous liriez la grammaire pendant un mois pour vous endormir. Cela ne manquerait pas son effet. Après deux mois, vous vous amuseriez à chercher dans le grec le mot traduit, en général, assez littéralement par M. Montbel ; deux mois après encore, vous devineriez assez bien, par l’embarras de sa phrase, que le grec dit autre chose que ce que le traducteur lui fait dire. Au bout d’un an, vous liriez Homère comme vous lisez un air, l’air et l’accompagnement ; l’air, c’est le grec ; l’accompagnement, la traduction. Il serait possible que cela vous donnât l’envie d’étudier sérieusement le grec, et vous auriez d’admirables choses à lire. Mais je vous suppose n’ayant pas de toilettes qui vous occupent ni de gens à qui les montrer. Tout est remarquable dans Homère. Les épithètes, si étranges traduites en français, sont d’une justesse admirable. Je me souviens qu’il appelle la mer pourpre, et jamais je n’avais compris ce mot. L’année dernière, j’étais dans un petit caïque sur le golfe de Lépante, allant à Delphes. Le soleil se couchait. Aussitôt qu’il eut disparu, la mer prit pour dix minutes une teinte violet foncé magnifique. Il faut pour cela l’air, la mer et le soleil de Grèce. J’espère que vous ne deviendrez jamais assez artiste pour avoir du plaisir à reconnaître qu’Homère était un grand peintre. Les dernières phrases de votre lettre sont pour moi autant d’énigmes. Vous me dites que vous ne m’écrirez plus jamais, ce qui serait fort mal ; d’ailleurs, je me soumets et vous n’aurez plus de moi que des compliments. Je crois vous en avoir adressé déjà plusieurs. Vous m’en demandez sans doute en me disant que vous n’avez ni cœur ni imagination ; à force de nier l’un et l’autre, de parti pris, cela peut porter malheur. Il ne faut pas jouer avec cela. Mais je crois que vous avez voulu faire un essai de votre figure de rhétorique sur moi. Heureusement, je sais à quoi m’en tenir.

Si vous avez quelque bonne pensée sur mon compte, écrivez-la-moi. Je suis encore pour une quinzaine de jours dans ce pays. Je voudrais vous dire un mot de la vie que je mène. Je cours les champs sans rencontrer autre chose que des pierres. Adieu. J’espère que vous me trouvez cette fois passablement résigné et convenable, signora Fornarina ?