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XVIII

Chalon-sur-Saône, 30 juin 1842.

Vous avez bien deviné la fin de l’histoire : le derviche fut mystifié par le boulanger, mais le saint homme n’aimait pas le pain bis.

Je suis dans une ville qui m’est particulièrement odieuse, seul dans une auberge à écouter un vent de sud-est effroyable, qui dessèche tout et qui produit dans les grands corridors des harmonies à porter le diable en terre. Cela fait que je suis très-furieux contre la nature entière. Je vous écris pour me consoler un peu, et je me réjouis en pensant que, dans votre prochain voyage, vous aurez plus d’une fois des jours semblables à celui ci. J’ai vu dans l’église Saint-Vincent une fort jolie demoiselle qui faisait des stations. N’appelez-vous pas ainsi des prières ou quelque chose d’approchant que l’on dit devant quelques gravures qui représentent les principales scènes de la Passion ? Sa mère était auprès d’elle qui la surveillait fort attentivement. Tout en prenant des notes sur de vieux chapiteaux byzantins, je me demandais ce que pouvait avoir fait cette jeune fille pour mériter cette pénitence. Le cas devait être assez grave. Êtes-vous devenue bien dévote, suivant la mode presque générale maintenant ? vous devez être dévote par la même raison que vous avez un cachemire bleu. J’en serais fâché cependant ; notre dévotion en France me déplaît ; c’est une espèce de philosophie très-médiocre, qui vient de l’esprit et non du cœur. Lorsque vous aurez vu la dévotion du peuple en Italie, j’espère que vous trouverez, comme moi, que c’est la seule bonne ; seulement, ne l’a pas qui veut et il faut être né au delà des Alpes ou des Pyrénées pour croire ainsi. Vous ne sauriez vous faire une idée du dégoût que m’inspire notre société actuelle. On dirait qu’elle a cherché par toutes les combinaisons possibles à augmenter la masse d’ennui nécessaire dans l’ordre du monde. Je vous attends à votre retour d’Italie ; vous aurez vu une société où tout tend, au contraire, à rendre l’existence de chacun plus douce et plus supportable. Nous reprendrons alors nos discussions sur l’hypocrisie, et il est possible que nous nous entendions.

J’ai passé presque tout mon hiver à étudier la mythologie dans de vieux bouquins latins et grecs. Cela m’a extrêmement amusé, et, s’il vous vient jamais en tête l’envie de connaître l’histoire des pensées des hommes, ce qui est bien plus intéressant que celle de leurs actions, adressez-vous à moi et je vous indiquerai trois ou quatre livres à lire, qui vous rendront aussi savante que moi, ce qui n’est pas peu dire ! À quoi passez-vous votre temps ? je me demande cela quelque fois sans pouvoir trouver une réponse raisonnable. Si j’avais à tirer votre horoscope, je prédirais que vous finirez par faire un livre : c’est la conséquence inévitable de la vie que vous menez et que les femmes mènent en France. D’abord de l’imagination et quelquefois du cœur ; puis, de l’hypocrisie, on passe à la dévotion, puis on se fait auteur. À Dieu ne plaise que vous en veniez jamais là !

J’espère voir madame de X… à Paris cette année, si cela arrivait, je voudrais que vous la vissiez. Vous apprendriez que le pain bis est plus difficile à faire que vous n’avez l’air de le croire. Rien ne sera plus facile, si vous le voulez bien, que de faire la connaissance de cette boulangère-là.

Adieu ; le vent souffle toujours. Je dois rester un mois en province, et, si vous avez du temps à perdre et l’envie de me faire grand plaisir, vous n’avez qu’à m’écrire à Avignon, poste restante.