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CLXI

Vienne, 2 octobre 1854.

Really truly, cette bonne ville de Vienne est un séjour agréable, et il me faut une certaine force d’âme pour la quitter, maintenant que j’y ai des amis et que j’ai compris le plaisir d’y flâner. Ajoutez à cela l’avantage d’avoir les nouvelles de Crimée quelques minutes avant vous. Nous sommes depuis avant-hier dans toutes les émotions. Sébastopol est-il pris ? lorsque cette lettre vous arrivera, tout sera fini sans doute. Ici, on le croit, mais un peu légèrement, à mon avis. Les Autrichiens, sauf quelques anciennes familles russes de cœur, nous font des compliments. Un cocher de fiacre m’a félicité avant-hier en sortant de l’Opéra. Plaise à Dieu que tout cela ne soit pas une de ces nouvelles comme en fait le télégraphe électrique quand il est de loisir. Quoi qu’il en soit, je trouve très-beau que nos gens, six jours après leur débarquement, aient vigoureusement frotté les Russes. Nous avons ici lady Westmoreland, qui est sœur de lord Raglan et mère de l’aide de camp du susdit, qui était dans tous ses états. Elle a reçu hier au soir un mot de son fils, après la bataille. Nous jouissons beaucoup de la figure des Russes de Vienne. Le prince Gortshakof a dit que c’était un incident, mais que cela ne faisait rien aux principes. Le ministre de Belgique, qui est ici le bel esprit, a dit qu’il avait raison de se retrancher dans les principes, parce qu’on ne les prenait pas à la baïonnette. À propos de bel esprit, on m’a constitué ici lion, bon gré, mal gré. Prononcez laïonne à l’anglaise, pour ne pas avoir une idée fausse du rôle qu’on m’a fait jouer. L’autre jour, on m’a mené à Baden, qui est un endroit charmant, dans une vallée, aux portes de Vienne, mais où l’on se croirait à cent lieues d’une grande ville. Mon cornac m’a conduit chez de très-belles dames. Le monde étant ici gemüthlich, on prend tout ce que dit un Français pour de l’esprit. On m’a trouvé très-aimable. J’ai écrit des pensées sublimes sur des albums, j’ai fait des dessins ; en un mot, j’ai été parfaitement ridicule. C’est en partie la honte de ce métier-là qui me fait prendre aujourd’hui le chemin de Dresde. Je ne m’y arrêterai qu’un jour et j’irai à Berlin ; après avoir vu le musée, je partirai pour Cologne et j’y trouverai une lettre de vous.

Vous ai-je dit que j’étais allé en Hongrie ? J’ai passé trois jours à Pesth et me suis cru en Espagne ou plutôt en Turquie. Ma pudeur y a beaucoup souffert, car on m’a montré un bain publie à Bade, où les Hongrois et les Hongroises sont pêle-mêle dans un court-bouillon d’eau minérale très-chaude. J’y ai vu une très-belle Hongroise, qui s’est caché la figure de ses mains, n’ayant pas comme les femmes turques des chemises pour se voiler le visage. Ce spectacle m’a coûté six kreutzer, soit quatre sous. J’ai vu la Dame de Saint-Tropez au théâtre hongrois, n’ayant pas l’esprit de reconnaître un mélodrame français sous le titre S.-Tropez à Unôz. J’ai entendu des musiciens bohémiens jouer des airs hongrois très-originaux, qui font perdre la tête aux gens du pays. Cela commence par quelque chose de très-lugubre et finit par une gaieté folle et qui gagne l’auditoire, lequel trépigne, casse les verres et danse sur les tables. Mais les étrangers n’éprouvent pas ces phénomènes. Enfin, et je garde le plus beau pour la fin, j’ai vu une collection de vieux bijoux magyars, d’un travail merveilleux. Si j’avais pu vous en apporter un, vous seriez venue jusqu’à Cologne, pour l’avoir plus tôt.

Parmi toutes ces courses, je me porte à merveille ; le temps est admirable, mais froid le soir. Je ne crains pas le froid pour ma route, car j’ai acheté une pelisse énorme pour soixante-quinze florins. Vous trouveriez ici pour rien des fourrures magnifiques. C’est, je crois, la seule chose à bon marché en ce pays. Je m’y ruine en fiacres et en dîners en ville. L’usage est de payer son dîner aux domestiques ; on paye le portier en sortant, enfin on paye partout, pas grand’chose à la fois, il est vrai. Adieu ; je ne suis pas trop content de votre dernière lettre, sinon de ce que vous m’annoncez votre prochain retour à Paris. Bien que je n’aie pas de chaînes magyares, j’espère que vous me recevrez bien. Je commence à désirer de revoir mon gîte et les soirées me semblent un peu bien longues.

Je pense être à Cologne avant huit jours, et à Paris du 10 au 15.