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CLX

Prague, 11 septembre 1854.

Mes compagnons m’ont quitté ce matin pour s’en retourner en France. Je suis souffrant et out of spirits, il me vient les idées les plus noires. Si je suis mieux demain matin, je partirai pour Vienne, où je serai dans la soirée. Je commence à m’ennuyer horriblement. Cette ville-ci est très-pittoresque et on y fait de très-bonne musique. Hier, j’ai couru trois ou quatre jardins et concerts publics, où j’ai vu danser des danses nationales et des valses, le tout avec décence et sang-froid ; pourtant, rien de plus entraînant qu’un orchestre bohémien. Les figures ici sont très-différentes de celles que j’avais encore vues en Allemagne : de très-grosses têtes, de larges épaules, très-peu de hanches et pas du tout de jambes, voilà la description d’une beauté bohémienne.

Hier, nous employions inutilement notre savoir en anatomie, pour comprendre comment ces femmes-là marchent. À cela près, elles ont de fort beaux yeux et quelquefois des cheveux noirs très-longs et très-fins, mais des pieds et des mains d’une longueur, d’une grosseur et d’une largeur qui surprennent les voyageurs les plus habitués aux choses extraordinaires. La crinoline leur est inconnue. Le soir, elles boivent, dans les jardins publics, une carafe de bière, et prennent après une tasse de café au lait, ce qui les dispose à manger trois côtelettes de veau avec du jambon, et c’est à peine s’il leur reste de la place pour quelques pâtisseries légères, de la nature de nos babas. Telles sont mes observations sur les mœurs et les coutumes. Mon lit se compose d’une couverture des couleurs les plus jolies, d’un mètre de long, à laquelle est boutonnée une serviette qui me sert de drap. Quand j’ai mis cela en équilibre sur moi, mon domestique dépose sur le tout un édredon que je passe toutes les nuits à culbuter et à replacer ; mais, en revanche, je mange toute sorte de choses très-extraordinaires, entre autres des champignons crus marinés qui sont excellents et des oiseaux de montagne idem ; tout cela ne m’empêche pas de souhaiter beaucoup votre présence. Selon toute apparence, vous vous trouvez à merveille à D…, sans songer aux gens malheureux qui errent en Bohême. Votre sublime indifférence, vraie ou fausse (c’est ce que je n’ai pas encore pu savoir), m’irrite beaucoup. Vous ne pensez aux gens que lorsque vous les voyez. Je suis dans une grande incertitude quant à ce que je ferai. Si j’avais l’assurance de vous faire enrager en restant longtemps à Vienne, je m’y installerais pour Dieu sait combien de mois ; mais vous n’en perdriez pas une bouchée, et je crains fort de m’ennuyer mortellement de leur gemüth. Il est donc probable que je ne resterai à Vienne que juste assez longtemps pour voir les étrangetés, c’est-à-dire environ les derniers jours du mois. Vers le 1er octobre, je pourrais être à Berlin, et, avant le 10 ou le 12, à Paris. — Je suppose que vous m’avez écrit à Vienne, pour me dire ce que vous faites et ce que vous comptez faire ; cela aura une grande influence sur mes résolutions. Je viens de voir des autographes de Ziska et de Jean Huss. Ils avaient une très-belle écriture l’un et l’autre pour des hérésiarques.