(1p. 261-263).

CXII

10 août 1846.
À bord d’un bateau à vapeur dont je ne sais le nom.

Je suis allé dans les montagnes de l’Ardèche chercher un lieu écarté où il n’y eût ni électeurs ni candidats. J’y ai trouvé une si grande quantité de puces et de mouches, que je ne sais pas si les élections ne valaient pas mieux. Avant de quitter Lyon, j’avais reçu une lettre de vous qui m’avait fait beaucoup de plaisir, car j’étais vraiment un peu inquiet. J’ai beau avoir l’habitude de votre négligence à mon endroit, je ne puis m’empêcher, quand je suis sans nouvelles de vous, de penser qu’il vous est arrivé quelque chose d’extraordinaire. Ce qu’il y aurait de vraiment extraordinaire, c’est que vous daignassiez penser à moi aussi souvent que je pense à vous. J’apprends avec beaucoup de peine que vous êtes partie pour D… plus tard que vous ne l’aviez prévu, et que par conséquent vous reviendrez plus tard. Je ne doute pas que vous ne vous amusiez fort à D… ; mais, si, au milieu des gâteries que vous aimez tant, il vous prenait quelque souvenir de nos promenades, vous feriez une œuvre méritoire en hâtant votre retour. J’ai eu hier un grand succès dans ma veillée avec des paysans et des paysannes à qui j’ai fait dresser les cheveux sur la tête, en leur racontant des histoires de revenants. Il y avait une lune magnifique qui éclairait parfaitement les traits réguliers et montrait les beaux yeux noirs de ces demoiselles, sans laisser apercevoir leurs bas sales et la crasse de leurs mains. Je suis allé me coucher très-fier de mon succès auprès d’un auditoire tout nouveau pour moi. Le lendemain, quand j’ai vu au soleil mes Ardéchoises, con villanos manos y pies, j’ai presque regretté mon éloquence. Ce diable de bateau fait sauter ma plume de çà et de là, de la façon la plus ridicule ! Il faut une éducation particulière pour pouvoir écrire sur une table qui danse perpétuellement. Je n’en peux plus de sommeil et de fatigue. Je vous dis adieu. Vous m’écrirez à Paris le jour de votre arrivée, et, le lendemain, nous irons revoir nos bois. Je serai à Paris le 18 au plus tard ; plus probablement, j’arriverai le 15.

Adieu encore.