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CVIII

Madrid, 18 novembre 1845.

Me voici installé ici depuis une semaine et plus, avec un grand froid, quelquefois de la pluie, un temps tout semblable à celui de Paris. Seulement, je vois tous les jours des montagnes dont la cime est couverte de neige, et je vis familièrement avec de très-beaux Velasquez. Grâce à la lenteur ineffable des gens de ce pays-ci, je n’ai commencé que d’aujourd’hui seulement à mettre le nez dans les manuscrits que j’étais venu consulter. Il a fallu une délibération académique pour me permettre de les examiner, et je ne sais combien d’intrigues pour obtenir des renseignements sur leur existence. D’ailleurs, cela me semble peu de chose et ne valait pas la peine de faire un si long voyage. Je pense que j’aurai fini mes perquisitions assez promptement, c’est-à-dire avant la fin du mois.

J’ai trouvé ce pays-ci fort changé depuis ma dernière visite. Les gens que j’avais laissés amis sont ennemis mortels. Plusieurs de mes anciennes connaissances sont devenues de grands seigneurs, et très-insolents. Somme toute, je me plais moins à Madrid en 1845 qu’en 1840. Ici, l’on pense tout haut et l’on ne se gêne guère pour personne. On a une franchise qui nous surprend fort, nous autres Français, et qui m’étonne d’autant plus que vous m’avez habitué à tout autre chose. Vous devriez aller faire un tour de l’autre côté des Pyrénées pour prendre une leçon de véracité. Vous ne sauriez vous faire une idée des figures qu’on a quand l’objet aimé n’arrive pas à l’heure où on l’attend, ni du bruit des soupirs qu’on laisse échapper librement ; on est tellement habitué à des scènes semblables, qu’il n’y a pas de scandale ni de cancans. Chacun et chacune savent qu’ils seront de même dimanche. Est-ce bien ? est-ce mal ? je me demande cela tous les jours sans conclure. Je vois les amants heureux et je trouve qu’ils abusent de l’intimité et de la confiance. L’un raconte ce qu’il a mangé à son dîner, l’autre donne des détails peu ragoûtants sur un rhume qui le tient. Le plus romanesque des amants n’a pas la moindre idée de ce que nous nommons galanterie. Les amants ne sont, à vrai dire, ici que des maris non autorisés par l’Église.

Ils sont les souffre-douleur des maris véritables, font les commissions et gardent madame quand elle prend médecine. Il fait si froid, que je n’irai pas à Tolède comme je me l’étais proposé. Il n’y a pas de taureaux par la même raison. En revanche, on annonce force bals qui m’ennuient fort. J’irai après-demain chez Narvaez, où je verrai probablement Sa Majesté Catholique. Vous pouvez m’écrire ici, si vous me répondez courrier par courrier ; sinon, à Bayonne, poste restante. Je pense quand je m’ennuie, c’est-à-dire tous les jours, que vous viendrez peut-être me voir à mon débarquement, et cette idée me ranime. Malgré votre infernale coquetterie et votre aversion pour la vérité, je vous aime mieux que toutes ces personnes si franches. N’abusez pas de cet aveu.

Adieu.