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CVII

Barcelone, 10 novembre 1845.

Me voici arrivé au terme de mon long voyage sans rencontrer de trabucayres ni de rivières débordées, ce qui est encore plus rare. J’ai été admirablement reçu par mon archiviste, qui avait déjà préparé ma table et mes bouquins, où je vais assurément perdre le peu d’yeux qui me restent. Il faut, pour arriver à son despacho, traverser une salle gothique du XIVe siècle et une cour de marbre plantée d’orangers hauts comme nos tilleuls, et couverts de fruits mûrs. Cela est fort poétique, comme aussi mon appartement, qui me rappelle les caravansérails de l’Asie pour le luxe et les conforts. On est cependant mieux ici qu’en Andalousie, mais les natifs sont inférieurs en tout aux Andalous. Ils ont de plus un défaut majeur à mes yeux ou plutôt à mes oreilles : c’est que je n’entends rien à leur baragouin. J’ai trouvé à Perpignan deux bohémiens superbes qui tondaient des mules. Je leur ai parlé caló, à la grande horreur d’un colonel d’artillerie qui m’accompagnait, et il s’est trouvé que j’étais bien plus fort qu’eux et qu’ils ont rendu à ma science un éclatant témoignage dont je n’ai pas été peu fier. Le résumé de mes impressions de voyage, c’est que ce n’était pas la peine d’aller si loin et que j’aurais peut-être achevé mon histoire aussi bien sans aller secouer la vénérable poussière des archives d’Aragon. C’est un trait d’honnêteté de ma part dont mon biographe, j’espère, me tiendra compte. En route, quand je ne dormais pas, c’est-à-dire pendant presque toute la route, j’ai fait mille châteaux en Espagne auxquels il manque votre approbation. Répondez-moi sur-le-champ et mettez l’adresse en très-gros et lisibles caractères.