Lettres à une autre inconnue/XXXVII


Michel Lévy frères (p. 189-193).
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XXXVII


Paris, 26 mai 1869.


Chère Présidente,


M. le comte *** veut bien se charger de mes compliments au sujet du mariage de Mademoiselle votre fille. Je ne m’habitue pas à l’idée que mon aimable Présidente soit menacée d’être grand’mère d’ici à un an. Ce sont de ces coups de la Providence auxquels il faut se résigner ; mais, pour être grand’mère, vous n’en serez pas moins, et à jamais, la digne Présidente des cours d’amour, et vous me paraîtrez toujours la jeune comtesse Lise traînant tous les cœurs après soi.

Monsieur votre beau-frère vous dira en quel état il m’a trouvé. Très-bien, s’il m’avait vu il y a deux mois, assez mal au fond, car je suis bien loin d’être soulagé de mes tristes maux. Je suis toujours fort souffreteux et obligé de vivre comme un ermite. Je ne sors plus le soir, je ne vais plus dans le monde, je suis devenu tout à fait philosophe. Vous savez que j’avais quelques dispositions à l’ourserie, et ce n’est pas le monde que je regrette. Notre belle souveraine m’avait offert de me mener voir l’ouverture du canal de Suez. J’ai eu le courage de refuser ; mais il eût été par trop indiscret d’accepter et de lui donner l’ennui d’un malade et l’embarras peut-être d’un mort, car, de temps à autre, il me vient des velléités de quitter cette terre de misères. Je ne sais ce que je vais faire cette année ; peut-être m’enverra-t-on à quelques bains en Allemagne, et je serais bien heureux si je pouvais, sur ma route, trouver l’occasion de vous baiser la main et de me faire présenter au jeune couple amoureux. Ce sont des projets, et je n’ose plus en faire.

Je n’ai pas pu encore présenter mes hommages à Madame votre sœur. On me dit qu’on ne la voit que le soir, et je suis enfermé chez moi aussitôt après le soleil couché.

Comme il faut bien faire quelque chose, j’écrivaille un peu. Je fais en ce moment, pour le Journal des Savants, une histoire de la princesse Tarakanof ; et, pendant que j’étais à Cannes, j’ai fait deux petites nouvelles aussi morales que celle dont vous avez eu l’étrenne à Nice il y a deux ou trois ans. Peut-être, un jour, serez-vous assez désœuvrée pour en écouter la lecture et me donner une tasse de thé pour ma peine.

Adieu, chère Présidente, veuillez agréer l’expression de tous les respectueux hommages de votre très-humble secrétaire.

Je viens d’envoyer cette lettre à Monsieur votre beau-frère. Il est parti un jour plus tôt qu’il ne m’avait dit. Je vous expédie donc ma prose par la poste et vous prie de nouveau de croire à tous mes sentiments bien dévoués.