Lettres à une autre inconnue/XXXVI


Michel Lévy frères (p. 183-187).
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XXXVI


Cannes, 1er  avril 1869.


Chère Présidente,


Veuillez, je vous prie, ne pas chercher un autre secrétaire. Votre vieux serviteur n’est pas encore mort et serait désolé d’être remplacé auprès de vous. J’ai été fort malade le mois passé, et je ne suis pas encore parfaitement rétabli ; pourtant je commence à sortir et j’ai fait aujourd’hui, pour la première fois, une centaine de pas sur la plage. J’attends avec impatience que les forces me reviennent pour aller à Paris ; et on me promet que je serai en état de faire le voyage avant la fin de ce mois. Ainsi soit-il ! Nous avons eu ici le plus vilain hiver qui se puisse imaginer. Presque toujours un ciel gris et morne, souvent de la pluie et absence complète de soleil. Il y avait peu de monde à Cannes. Pas beaucoup à Nice, à ce qu’on m’a dit, mais beaucoup de lorettes attirées par le voisinage de Monaco, où l’on va maintenant en un quart d’heure. Beaucoup de cancans sur le duc de Rivoli et la princesse de Senvocov, sur Miss Alison et le préfet. Tout cela ne vaut pas la peine d’être raconté. Nous avons maintenant de l’eau, et bonne à boire et à cuire les légumes. Nous avons un égout collecteur, qui a empesté la ville pendant trois mois et ne l’a pas du tout lavée. On nous a fait un quai magnifique le long de la plage, mais la mer l’a emporté aussitôt qu’il a été terminé. Enfin, nous possédons deux journaux dont les rédacteurs s’injurient dans le style le plus provençal, et qui, de temps en temps, quittent la plume pour se donner des coups de canne. Vous voyez que nous avons fait de grands progrès en civilisation, et que nous tendons à devenir grande ville.

Vous me réjouissez fort en m’annonçant votre voyage à Paris.

Merci pour votre photographie. J’en ai une que j’aime mieux. Je trouve que vous avez l’air triste et de mauvaise humeur ; je ne vous ai jamais vue avec cette mine-là, et j’ai eu de la peine à vous reconnaître. J’espère qu’il n’y a pas de motif pour ce grand sérieux.

Je me demande ce que vous faites à Dresde. Cette ville m’a plu beaucoup, tout en me laissant l’idée d’une vieille réputation déchue. On voit qu’elle a pu être amusante autrefois ; qu’il y a eu une société de gens d’esprit et de goût ; mais les habitants que j’y ai vus m’ont semblé plus lourds et plus ennuyeux qu’il n’est permis, même à des Allemands.

Adieu, chère Présidente ; veuillez agréer tous les vœux et les hommages de votre humble secrétaire.

Rappelez-moi au souvenir du comte P*** et de Mesdemoiselles vos filles.