Lettres à une autre inconnue/XXVIII


Michel Lévy frères (p. 141-146).
◄  XXVII
XXIX  ►


XXVIII


Cannes, 9 mars 1868.


Chère Présidente,


Je n’osais vous écrire pendant ce temps de carnaval dont nous venons de sortir. Il me semblait que ce serait troubler vos plaisirs que de vous donner des nouvelles d’un pauvre diable qui vit tout juste et qui est toujours souffrant. Vous me faites des reproches que je ne mérite pas. Si j’avais cru vous faire quelque plaisir, je vous aurais écrit. Vous êtes un beau papillon fait pour le soleil, et moi je deviens de plus en plus étranger à l’air, à la lumière et, je pense, bientôt à la vie.

Vous ne me donnez pas de nouvelles de Rome. Mon journal dit que tout va bien ; je m’abstiens de le croire. Comment notre saint-père trouvera-t-il moyen de payer ses dettes ? Voilà ce qui m’embarrasse et ce qui doit l’embarrasser bien davantage. Il n’y a rien de plus incertain que la charité des fidèles et surtout dans ce siècle de fer.

Comment Madame la marquise *** prend-elle son nouvel état ? Le marquis doit avoir l’air d’un consul romain le jour de son triomphe au Capitole. Je dis le jour, ce n’est pas le plus beau moment. Votre amie Miss Alison va aussi prendre un mari. Je ne l’ai pas vue. Je ne suis pas allé une seule fois à Nice, et je ne sais rien que par la renommée. Édouard Fould est venu passer quatre jours avec nous. Celui-là ne paraît pas autrement pressé d’allumer les torches d’hyménée, malgré la morale que je lui fais. Il a tort. Cette génération finira mal. Elle est entièrement dépourvue d’enthousiasme.

Ma jolie voisine russe est partie pour Paris. Cannes commence à se vider rapidement, bien qu’il soit en cette saison plus beau que jamais. Je ne pense pas que vous ayez à Rome un plus beau ciel et de plus belles fleurs. Je vous envie d’aller à Naples. C’est, de toutes les villes d’Italie, celle qui m’a laissé le meilleur souvenir. J’espère que le Vésuve vous garde une dernière convulsion pour saluer votre arrivée. N’allez pas trop près du cratère, ou vous attraperez une bronchite comme celle que j’ai gagnée il y a quelques années. Cette atmosphère de soufre est abominable, et, si c’est comme quelques-uns le disent, celle du diable, cela donnerait envie d’aller en paradis, malgré la mauvaise compagnie qu’on est exposé à y rencontrer. N’oubliez pas d’aller voir les catacombes, qui sont très-pittoresques et n’ont rien de triste comme celles de Rome. Allez aussi à San-Carlino voir jouer admirablement la comédie vulgaire. Je n’ai jamais vu de troupe comparable à celle-là. Il n’y a pas un acteur qui ne soit excellent. Seulement, on attrape des puces dans les loges. Il y avait de mon temps une prima donna admirablement belle, qui aimait beaucoup les huîtres et qui mangeait cinq ou six livres de macaroni à souper.

Viendrez-vous à Paris cette année, Madame ? ou, de Naples, irez-vous en droite ligne en Podolie ? Si je n’étais pas à demi embarqué dans la nacelle de Caron, je saurais bien vous rencontrer quelque part ; mais, dans ma situation moribonde, la Podolie me paraît un point aussi peu accessible que la lune ; et cependant, avant de passer dans un monde meilleur, je serais bien heureux de baiser votre blanche main.

Adieu, chère Présidente ; veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.

Vache padorny pissar.