Lettres à une autre inconnue/XXIII


Michel Lévy frères (p. 111-115).
◄  XXII
XXIV  ►


XXIII


Paris, 6 juin 1867.


Chère Présidente,


Je suis charmé d’apprendre que les eaux de Luxeuil vous font du bien ; mais je crains que le pays ne vous amuse guère. Je voudrais vous y envoyer des gens aimables ; mais il n’y en a pas beaucoup à présent et ils se portent ou trop mal ou trop bien pour aller à Luxeuil. Quant à moi, je ne puis bouger, vous le savez, et je me garderai bien d’aller réclamer vos soins en qualité de garde-malade. Je ne vois pas du tout. Je n’ai pas vu l’empereur Alexandre, et seulement hier le hasard m’a fait rencontrer le roi de Prusse, qui a été reçu, ce me semble, poliment, mais fraîchement, l’empereur Alexandre l’avait été mieux. Il est vrai que, l’autre jour, s’étant aventuré au Palais de Justice, un avocat en robe lui a crié dans l’oreille : « Vive la Pologne ! » Des étudiants de dixième année lui ont répété le même cri devant l’hôtel de Cluny. On dit pourtant qu’il est content et qu’il s’amuse. Les récits qu’on m’a faits de la fête de la princesse Metternich me font douter qu’on puisse faire aussi bien chez M. de Goltz et M. de Budberg. Je crois que, si j’avais des souverains à recevoir, je les mènerais à Mabille et à la Closerie des Lilas, selon le précepte qui recommande de donner du nouveau aux gens blasés. C’est pour cela que les amants des souveraines ne sauraient mieux faire que de les battre, afin de leur procurer des sensations encore inconnues. Les jambes de Mademoiselle Schneider paraissent avoir produit beaucoup d’effet sur le prince Vladimir. Son auguste père, après la visite aux Variétés, s’est promené tout seul dans le passage des Panoramas, suivi par quelques messieurs de la troupe de M. Hirvoix, chargé de le préserver des Polonais de mauvaise humeur. On a été quelque temps à se méprendre sur ses intentions, jusqu’à ce que, découvrant des cabinets particuliers mais publics, le czar y est entré d’un air de grande satisfaction.

Hier, à onze heures du soir, un de mes amis qui m’avait tenu compagnie et qui venait de me quitter, est remonté précipitamment pour me dire que le feu était à ma maison. En sortant dans la rue, un sergent de ville lui avait dit : « Comment, vous sortez et le feu est chez vous ! » J’ai ouvert la fenêtre et j’ai senti en effet beaucoup de fumée, mais je n’ai pas vu de feu. Il y avait sous ma fenêtre un grand rassemblement. Ma cuisinière commençait à prendre son chat et j’hésitais entre mon argent et mes bottes, lorsqu’on a découvert qu’il ne s’agissait que d’un feu chez un boulanger de la rue du Bac, assez loin de chez moi.

Adieu, chère Présidente ; vous ne me parlez pas de vos projets. Vous reverrai-je cette année ?

Veuillez agréer l’expression de tous mes respectueux hommages.