Michel Lévy frères (p. 105-109).
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XXII


Paris, le 25 juin 1867.


Chère Présidente,


Je mène une vie si triste, et je suis tellement isolé, qu’il faut me pardonner si je me laisse aller souvent à garder le silence d’un lapin au fond de son terrier. Que pourrais-je d’ailleurs vous écrire qui vous intéresserait ou vous amuserait ? Je respire aujourd’hui un peu moins mal, hier plus mal, demain pas trop mal. Ajoutez toutes les particules, prépositions, adverbes à mal. Voilà tout ce que je puis vous dire de moi. Je pense tous les jours davantage à m’en aller dans quelque désert où il fasse chaud, et là demeurer jusqu’à ce que mon quietus arrive. Vous ne vous effrayerez pas de ce mot latin, car vous me donnez l’exemple, et, vous autres Polonaises, vous savez toutes les langues.

Figurez-vous que, depuis votre départ, je n’ai pu encore aller faire ma cour à Madame votre sœur. Elle est chez elle le mardi, et précisément ce jour-là, par un triste hasard, nous avons séance au Sénat. Aujourd’hui, il y en a une des plus graves. Une pétition demande qu’on brûle tous les auteurs de mauvais livres, et j’ai quelque peur pour ma peau.

Il paraît que vous avez devant vous un été très-agité. Vous me parlez de chasse avec tant d’ardeur, que vous voudriez déjà, je pense, vous trouver en face d’un loup, voire même d’un ours. Passe pour la première de ces vilaines bêtes, mais je vous interdis absolument les ours : ils sont trop mal élevés pour avoir du respect pour les chasseresses.

J’ai déjeuné samedi avec nos hôtes de Fontainebleau. Le maître de la maison un peu souffreteux, la maîtresse très-enrhumée, ce qui n’est pas extraordinaire après tant de fatigues et si nombreuse compagnie. On est un peu effrayé du Turc qui nous arrive. Le cas est tellement sans précédent, qu’on est dans l’impossibilité de tout régler d’une façon convenable. Il pourrait se faire que Sa Hautesse fît des incongruités dans l’innocence de son cœur. Vous savez qu’il n’est jamais allé plus loin que Scutari ou Bouyouk-Dereh, et Dieu sait quelles manières il a pu y apprendre. À Constantinople, toutes les fois qu’il va voir sa mère ou une de ses sœurs mariées, elles lui offrent une de leurs femmes. Si on n’a pas la même attention, peut-être demandera-t-il lui-même. Comment feront les dames qu’il désignera ? Ce qui me rassure, c’est que vous êtes à Luxeuil et que bientôt vous aurez mis le Rhin entre vous et le grand Turc.

Adieu, chère Présidente ; je vous souhaite santé, prospérité et gaieté. Vous savez que je suis toujours bien heureux quand j’ai de vos nouvelles ; mais ne m’accusez pas lorsque je cède à mes idées noires.

Veuillez agréer tous les respectueux hommages de votre secrétaire.