Michel Lévy frères (p. 99-104).
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XXI


Lundi, 21 mai 1867.


Chère et aimable Présidente,


Je vous ai bien regrettée l’autre jour ; mais, comme il n’y a jamais deux bons jours de suite dans ce bas monde, je ne vous attendais pas, ce qui ne m’a pas empêché de sortir de ma robe de chambre, et d’ôter les livres qui couvrent mes fauteuils. Mais j’avais le pressentiment de ne plus vous voir, et, s’il faut tout vous dire, je n’ai jamais cru que vous eussiez cette bonne idée. Le plus triste, c’est que vous allez être bien longtemps au bout du monde, et Dieu sait si je vous reverrai ! Je suis plus malade que jamais, découragé et triste comme un bonnet de nuit.

Il n’y a pas grande apparence que je puisse m’acquitter de la commission que vous m’avez donnée. Je crois que les serinettes m’ont fait du tort, et qu’on me regarde comme une espèce de factieux. Il est vrai que les vrais factieux chantent mes louanges, mais je n’y tiens pas du tout. Au reste, nous verrons bien d’ici à peu de temps. On parle de grands voyages ; mais, au train dont vont les choses, je ne vois guère de projets qui puissent tenir. À tous ceux qu’on fait, il faut ajouter : « S’il plaît à M. de Bismarck. » Je voudrais bien qu’il lui plût de ne pas déranger votre voyage, et je fais des vœux pour qu’il n’y ait pas de champ de bataille sur votre route. Je la suis sur ma carte, et il me semble que vous devez traverser la Silésie pour aller à Cracovie par le chemin de fer, et M. de Bismarck, s’il était homme d’esprit, comme on le dit, aurait beau jeu pour vous arrêter au passage. Sérieusement, je crains pour vous cette partie de votre long voyage ; car, indépendamment des enlèvements, il y a toujours mille misères qu’on rencontre sur le passage d’une armée. Soyez assez bonne pour me rassurer dès que vous serez arrivée chez vous.

Ma lettre vient d’être interrompue par la visite d’Édouard Fould, enrhumé comme un loup et très-démoralisé. Il m’a dit vous avoir vue un instant lors de votre trop court passage et m’a chargé de vous faire ses excuses de n’être pas allé vous faire sa cour. Il y a six semaines qu’il garde la chambre et qu’il se livre à la mélancolie. Je lui conseille le mariage comme un puissant remède à tous les maux, mais il me paraît n’y avoir que de faibles dispositions.

Avez-vous vu ou connu Madame de Boigne, qui vient de mourir à quatre-vingt-six ans ? C’est une grande perte pour moi. C’était le dernier reste d’une société qui n’existe plus et qui ne se renouvellera pas ; une femme d’infiniment d’esprit et de bon sens, qui de plus m’aimait beaucoup. Mes vieux amis meurent et je n’en ai plus de jeunes, à moins que vous ne me permettiez de vous donner ce nom. J’ai été souvent tenté de vous demander cela, bien que vous m’ayez toujours fait un peu peur. Si je suis encore de ce monde quand vous reviendrez en France, je serai peut-être plus rassuré.

Adieu, chère Présidente ; mille souhaits pour votre bonheur. Lorsque vous voudrez bien penser à moi, dites-moi ce que vous faites, ce que vous ferez. Enfin, tout ce qui peut vous intéresser, intéressera beaucoup votre très-humble secrétaire, qui vous baise les mains avec grande tendresse.